La Constitution ne s’oppose pas à une réforme du droit des contrats par voie d’ordonnance

Au lendemain de l’adoption du projet de loi de modernisation et de simplification du droit en lecture définitive par l’Assemblée nationale, soixante sénateurs avaient saisi le Conseil constitutionnel. Ce dernier vient de publier sa décision(1) et, avec elle, l’acte de saisine(2) : étrangement celui-ci ne porte que sur l’article 8 du projet de loi habilitant le Gouvernement à réformer le droit des contrats par voie d’ordonnance, à l’exclusion donc de l’article 2 relatif au statut juridique de l’animal auquel le Sénat s’était pourtant opposé. L’acte de saisine était visiblement dans les cartons avant même que l’Assemblée nationale n’adopte le texte en lecture définitive, preuve qu’il n’y avait guère de doute sur l’issue de la procédure législative, puisque la saisine vise « l’article 3 » du projet de loi alors que celui-ci a entre temps été renuméroté, il s’agit désormais de l’article 8.

Entrée du Conseil constitutionnel

Dans une décision relativement laconique, le Conseil constitutionnel rejette sans grande surprise les deux principaux griefs formulés par les sénateurs.

La « Constitution civile de la France » peut être réformée par voie d’ordonnance

Le premier grief est connu puisque répété inlassablement au cours des débats parlementaires : l’habilitation « donnée au Gouvernement pour modifier par voie d’ordonnance le livre III du code civil excède, en raison de son ampleur et de l’importance que revêt dans l’ordre juridique le droit des contrats et des obligations, les limites qui résultent de l’article 38 de la Constitution en matière de recours aux ordonnances »(3).

Les requérants ont beau convoquer dans leur saisine le doyen Carbonnier qui qualifiait le Code civil de « Constitution civile de la France », le Conseil constitutionnel rappelle que « l’article 34 de la Constitution place les principes fondamentaux des obligations civiles dans le domaine de la loi »(4).  Le droit des contrats peut donc être réformé par voie d’ordonnance dès lors qu’aucune norme du bloc de constitutionnalité n’interdit le recours aux ordonnances pour modifier les dispositions du Code civil, fut-ce la totalité de celles relatives au droit des obligations. Autrement dit le Code civil, quelle que puisse être l’aura dont il jouit, et le droit des contrats, quelle que puisse être son importance pratique, n’ont pas une place à part dans la hiérarchie des normes et leurs dispositions légales peuvent être modifiées suivant les procédures applicables à n’importe quelle autre norme légale. Le grief est ainsi balayé par le Conseil.

La saisine ajoute : « Les requérants ne peuvent accepter le choix de la voie réglementaire qui ne peut être fait au détriment des principes constitutionnels. » Quels sont ces « principes constitutionnels » qui seraient violés ? La saisine reste très évasive sur ce point et se contente de suggérer que l’habilitation ne serait pas circonscrite avec suffisamment de précisions.

Le Conseil constitutionnel rappelle que l’article 38 de la Constitution « fait obligation au Gouvernement d’indiquer avec précision au Parlement, afin de justifier la demande qu’il présente, la finalité des mesures qu’il se propose de prendre par voie d’ordonnances ainsi que leur domaine d’intervention »(5), mais juge que cette obligation a bien été respectée en l’espèce.

Le second grief est davantage surprenant.

L’éventualité d’une modification de l’ordonnance à l’occasion de sa ratification ne porte pas atteinte à la sécurité juridique

Pour contenter les sénateurs qui s’opposaient à une réforme du droit des contrats par voie d’ordonnance, la Garde des sceaux s’est engagée à déposer un projet de loi dédié à la ratification de cette ordonnance afin que les parlementaires puissent, comme ils le souhaitaient, débattre du fond et, le cas échéant, proposer des modifications.

Paradoxalement les sénateurs se sont appuyés sur cette possibilité d’une modification de l’ordonnance à l’occasion de sa ratification pour plaider l’inconstitutionnalité de la loi d’habilitation. Il est vrai qu’un tel mécanisme conduirait à voir se succéder, dans un court laps de temps, deux régimes juridiques nouveaux dans un domaine, le droit des contrats, où la sécurité juridique est une préoccupation majeure. L’article 38, alinéa 2, de la Constitution prévoit en effet que les ordonnances entrent en vigueur dès leur publication, avant même leur ratification. Le droit commun des contrats sera donc modifié une première fois par l’ordonnance puis, potentiellement, une seconde fois peu après par le biais d’amendements apportés au projet de loi de ratification.

Cependant ce phénomène est inhérent au mécanisme de l’ordonnance et plus généralement à la procédure législative. Ce que le législateur a fait hier, il est toujours libre de le défaire le lendemain. La loi d’habilitation ne porte pas atteinte en elle-même à la sécurité juridique car elle ne modifie aucune norme. Seule l’ordonnance ou la loi de ratification seront susceptibles de porter atteinte à la sécurité juridique, et le Conseil constitutionnel rappelle à cet égard qu’il existe des garde-fous : « si le législateur peut modifier rétroactivement une règle de droit, c’est à la condition de poursuivre un but d’intérêt général suffisant et de respecter tant les décisions de justice ayant force de chose jugée que le principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions ; (…) le législateur ne saurait porter aux contrats légalement conclus une atteinte qui ne soit justifiée par un motif d’intérêt général suffisant sans méconnaître les exigences résultant des articles 4 et 16 de la Déclaration de 1789 »(6).

Ces principes s’imposeront au Gouvernement lorsqu’il adoptera son ordonnance(7) et au Parlement s’il choisit d’en modifier les dispositions, mais la loi d’habilitation en elle-même ne les méconnaît pas. Ce second grief est donc également rejeté et la loi peut désormais être promulguée.

Notes de bas de page :
  1. Décision n° 2015-710 DC du 12 février 2015, Loi relative à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. []
  2. L’acte de saisine n’est en effet publié qu’une fois que le Conseil constitutionnel a rendu sa décision : http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/2015/2015-710-dc/saisine-par-60-senateurs.143273.html. []
  3. Considérant 4. []
  4. Considérant 5. []
  5. Considérant 4. []
  6. Considérant 6. []
  7. L’article 2 du Code civil s’imposera également au Gouvernement dès lors que l’ordonnance, tant qu’elle n’est pas ratifiée, est inférieure à la loi dans la hiérarchie des normes et dès lors que la loi d’habilitation ne permet pas au Gouvernement d’adopter des dispositions rétroactives par dérogation à l’article 2 du Code civil. Le Gouvernement a indiqué dans ses observations lors de la saisine du Conseil constitutionnel qu’il n’avait aucunement l’intention d’adopter des dispositions rétroactives. []

Le Gouvernement habilité à réformer le droit des contrats par ordonnance

Le débat parlementaire sur l’opportunité de procéder à une réforme du droit des contrats par voie d’ordonnance vient enfin de connaître son épilogue. Alors même que le Gouvernement avait engagé la procédure accélérée, il aura fallu plus d’un an pour que le projet de loi soit adopté, en raison d’une opposition ferme du Sénat à une réforme substantielle du Code civil par voie d’ordonnance.

Hémicycle Assemblée nationale

Dès la première lecture du texte, une opposition de principe irréductible entre le Sénat et l’Assemblée nationale s’est faite jour. Alors que chacun reconnaissait la nécessité d’une réforme du droit des contrats, notamment pour rendre plus lisible un droit qui est aujourd’hui essentiellement jurisprudentiel, les sénateurs souhaitaient que le fond de la réforme soit discuté au Parlement, ce que le recours aux ordonnances ne permettait pas. Les députés, tout en reconnaissant le caractère souhaitable d’un débat parlementaire dans un monde idéal, ont adopté une position « réaliste », celle qui était défendue par le Gouvernement. Ce dernier agitait la menace d’un renvoi de la réforme aux calendes grecques si une loi d’habilitation n’était pas votée. L’ordre du jour des deux assemblées est en effet souvent chargé et c’est peu dire que l’expectative d’une réforme du droit des contrats ne déchaîne pas les passions en dehors de la petite sphère juridique. On se souvient que la précédente majorité avait fini par abandonner l’idée d’une réforme du droit des contrats pour ces mêmes raisons, la menace était donc bien réelle.

Le suspense n’aura donc pas été ménagé bien longtemps puisque l’on sait que l’article 45 de la Constitution permet au Gouvernement de donner le dernier mot à l’Assemblée nationale en cas d’opposition persistante entre les deux chambres. Les constituants estimaient en effet que l’Assemblée nationale avait une légitimité démocratique plus importante de par l’élection de ses membres au suffrage universel direct.

Après la première lecture du projet de loi par chacune des deux chambres, une commission mixte paritaire s’est réunie et s’est soldée par un constat d’échec au bout de quelques minutes seulement de discussion. Le texte est ensuite passé en nouvelle lecture devant l’Assemblée nationale et le Sénat. Chacun campant sur ses positions, le Gouvernement a donné le dernier mot à la chambre basse, et ce qui était annoncé depuis plusieurs mois a finalement eu lieu, celle-ci a adopté le texte en lecture définitive hier après-midi. Etrange spectacle que celui d’une démocratie parlementaire dont les acteurs égrènent avec une implacable prévisibilité les différentes étapes d’une procédure législative laborieuse dont l’issue est déjà connue de tous. C’est pourtant le propre de toute démocratie que d’imposer un strict respect de la procédure législative, quelle que prévisible puisse en être l’issue.

Le Sénat, sachant que la réforme se ferait par voie d’ordonnance avec ou sans sa bénédiction, a eu beau jeu de camper sur sa position de principe

Paradoxalement le fait que l’issue de la procédure soit déterminée dès la première lecture du texte par les deux chambres a probablement renforcé le Sénat dans sa position de principe puisque le jeu était devenu sans enjeu. Les députés, eux aussi, auraient souhaité un débat parlementaire sur le fond du texte, mais ils ont choisi de sacrifier cet idéal pour ne pas porter la responsabilité de l’échec d’une réforme qu’ils jugeaient souhaitable. Ce compromis des députés a sans doute permis de sauver la réforme. L’enjeu était tout autre pour le Sénat qui savait que la réforme se ferait par ordonnance avec ou sans sa bénédiction, par le jeu de l’article 45 de la Constitution. Dès lors, à quoi bon se compromettre ? Les sénateurs ont ainsi eu beau jeu de s’afficher comme les défenseurs intransigeants de la démocratie parlementaire tout en sachant pertinemment que la réforme se ferait de toute façon par voie d’ordonnance et qu’ils n’auraient donc pas à supporter la responsabilité d’un échec de la réforme.

L’article 3 du projet de loi contenant l’habilitation du Gouvernement à réformer le droit des contrats par voie d’ordonnance est devenu l’article 8 dans le texte de loi définitif. Les contours de l’habilitation sont définis avec précision par cette disposition, ce qui n’est guère surprenant puisque la Chancellerie dispose déjà d’un projet d’ordonnance bien ficelé dont une version circule sur Internet de façon officieuse depuis de nombreux mois. Ce projet d’ordonnance a lui-même été alimenté par une importante réflexion préalable à laquelle ont participé de nombreux universitaires (avant-projet Catala et projet Terré notamment) et des magistrats de la Cour de cassation. La Chancellerie avait également rédigé divers projets sous l’ancien Gouvernement.

Article 8 :

Dans les conditions prévues à l’article 38 de la Constitution, le Gouvernement est autorisé à prendre par voie d’ordonnance les mesures relevant du domaine de la loi nécessaires pour modifier la structure et le contenu du livre III du code civil, afin de moderniser, de simplifier, d’améliorer la lisibilité, de renforcer l’accessibilité du droit commun des contrats, du régime des obligations et du droit de la preuve, de garantir la sécurité juridique et l’efficacité de la norme et, à cette fin :

1° Affirmer les principes généraux du droit des contrats tels que la bonne foi et la liberté contractuelle ; énumérer et définir les principales catégories de contrats ; préciser les règles relatives au processus de conclusion du contrat, y compris conclu par voie électronique, afin de clarifier les dispositions applicables en matière de négociation, d’offre et d’acceptation de contrat, notamment s’agissant de sa date et du lieu de sa formation, de promesse de contrat et de pacte de préférence ;

2° Simplifier les règles applicables aux conditions de validité du contrat, qui comprennent celles relatives au consentement, à la capacité, à la représentation et au contenu du contrat, en consacrant en particulier le devoir d’information et la notion de clause abusive et en introduisant des dispositions permettant de sanctionner le comportement d’une partie qui abuse de la situation de faiblesse de l’autre ;

3° Affirmer le principe du consensualisme et présenter ses exceptions, en indiquant les principales règles applicables à la forme du contrat ;

4° Clarifier les règles relatives à la nullité et à la caducité, qui sanctionnent les conditions de validité et de forme du contrat ;

5° Clarifier les dispositions relatives à l’interprétation du contrat et spécifier celles qui sont propres aux contrats d’adhésion ;

6° Préciser les règles relatives aux effets du contrat entre les parties et à l’égard des tiers, en consacrant la possibilité pour celles-ci d’adapter leur contrat en cas de changement imprévisible de circonstances ;

7° Clarifier les règles relatives à la durée du contrat ;

8° Regrouper les règles applicables à l’inexécution du contrat et introduire la possibilité d’une résolution unilatérale par notification ;

9° Moderniser les règles applicables à la gestion d’affaires et au paiement de l’indu et consacrer la notion d’enrichissement sans cause ;

10° Introduire un régime général des obligations et clarifier et moderniser ses règles ; préciser en particulier celles relatives aux différentes modalités de l’obligation, en distinguant les obligations conditionnelles, à terme, cumulatives, alternatives, facultatives, solidaires et à prestation indivisible ; adapter les règles du paiement et expliciter les règles applicables aux autres formes d’extinction de l’obligation résultant de la remise de dette, de la compensation et de la confusion ;

11° Regrouper l’ensemble des opérations destinées à modifier le rapport d’obligation ; consacrer, dans les principales actions ouvertes au créancier, les actions directes en paiement prévues par la loi ; moderniser les règles relatives à la cession de créance, à la novation et à la délégation ; consacrer la cession de dette et la cession de contrat ; préciser les règles applicables aux restitutions, notamment en cas d’anéantissement du contrat ;

12° Clarifier et simplifier l’ensemble des règles applicables à la preuve des obligations ; en conséquence, énoncer d’abord celles relatives à la charge de la preuve, aux présomptions légales, à l’autorité de chose jugée, aux conventions sur la preuve et à l’admission de la preuve ; préciser, ensuite, les conditions d’admissibilité des modes de preuve des faits et des actes juridiques ; détailler, enfin, les régimes applicables aux différents modes de preuve ;

13° Aménager et modifier toutes dispositions de nature législative permettant d’assurer la mise en œuvre et de tirer les conséquences des modifications apportées en application des 1° à 12°.

Le Gouvernement a désormais douze mois pour publier l’ordonnance (article 27, 3°). Le texte étant vraisemblablement déjà prêt, une publication rapide n’est pas à exclure. La réforme ne sera alors peut-être pas achevée pour autant puisque Mme Taubira s’est engagée au cours des débats à déposer un projet de loi de ratification dédié à cette ordonnance afin de permettre aux parlementaires d’apporter des modifications au texte.

La loi de modernisation et de simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures – c’est son nom… – contient bien sûr d’autres dispositions sur des sujets très divers, elles peuvent être consultées sur le site de l’Assemblée nationale. Je mentionnerai uniquement, puisque je l’ai déjà évoqué à plusieurs reprises sur ce blog, l’article 2 de la loi (ancien article 1er bis du projet de loi) relatif au statut juridique de l’animal. D’abord introduit dans la loi par l’amendement Glavany, puis retiré par le Sénat la semaine dernière lors de l’examen du texte en nouvelle lecture, il a finalement été adopté en lecture finale par l’Assemblée nationale. Il sera intéressant de voir si le Conseil constitutionnel sera saisi sur ce point, nul doute que le lobby agricole fera pression en ce sens. Les griefs d’absence de normativité et de cavalier législatif ont notamment été évoqués au cours des débats parlementaires contre cette disposition. La marge de manœuvre politique du Conseil constitutionnel serait toutefois limitée, car on imagine déjà les gros titres de la presse généraliste : « Le Conseil constitutionnel interdit au législateur de considérer l’animal comme un être vivant doué de sensibilité »…

Mise à jour du 30/01/2015 : comme pressenti la saisine du Conseil constitutionnel par 60 sénateurs n’aura pas tardé, elle a eu lieu hier, soit le lendemain de l’adoption définitive du projet de loi par l’Assemblée nationale. Les griefs porteront très vraisemblablement sur les articles 2 (statut juridique de l’animal) et 8 (réforme du droit des contrats par ordonnance) évoqués dans ce billet puisque les sénateurs se sont opposés à ces deux dispositions lors de l’examen du projet de loi.

Mise à jour du 12/02/2015 : le Conseil constitutionnel vient de rendre sa décision.

En bref : la commission des lois du Sénat supprime les articles 1er bis et 3 du projet de loi de modernisation et simplification du droit

Le projet de loi relatif à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures cristallise les divergences de points de vue entre le Sénat et l’Assemblée nationale. Suite à l’échec de la commission mixte paritaire et du passage du projet de loi devant l’Assemblée nationale en nouvelle lecture, la commission des lois du Sénat a rendu sa version amendée du texte hier soir.

Commission des lois du Sénat

Crédit : Photo Sénat © Sénat

Sans surprise, le Sénat continue de s’opposer à une réforme du droit des contrats par voie d’ordonnance et a derechef supprimé l’article 3 du projet de loi qui habilitait le Gouvernement à cette fin(1).

Mais la commission des lois du Sénat s’oppose également à l’Assemblée nationale sur l’amendement Glavany qui a pour objet de « reconnaître à l’animal dans le code civil la qualité d’être vivant doué de sensibilité ». Pour ce faire, les références à sa nature de bien meuble par nature ou de bien immeuble par destination seraient supprimées du Code civil, en précisant néanmoins que l’animal resterait soumis au « régime des biens ». Le nouvel article 1er bis, introduit à cette fin dans le projet de loi par l’amendement Glavany, a purement et simplement été supprimé par la commission des lois du Sénat(2).

Les arguments qui motivent cette suppression ne sont pas nouveaux

Les arguments qui motivent cette suppression ne sont pas nouveaux et sont triples, je les avais déjà évoqués dans mes précédents billets : il s’agirait d’un cavalier législatif ; le texte serait dépourvu de portée normative et enfin la réflexion sur ce nouveau statut de l’animal aurait été insuffisante (on voit clairement transparaître les inquiétudes du lobby agricole dans ce dernier argument).

« Cet amendement supprime l’article 1er bis qui prévoit une reconnaissance de la spécificité des animaux dans le code civil.

Introduit en première lecture à l’Assemblée nationale par l’adoption d’un amendement en séance publique, cet article est dépourvu de lien, même indirect, avec les dispositions du projet de loi initial. L’article 1er bis est, à ce titre, contraire à l’article 45 de la Constitution.

Sur le fond ensuite, la notion d’« êtres vivants doués de sensibilité » est ici purement symbolique et n’a pas de portée normative.

Enfin, si le code civil devait évoluer pour prévoir un nouveau statut de l’animal, cela ne pourrait se faire sans une réflexion globale sur le droit des biens. Or, une telle réflexion n’a pu être menée au détour de ce texte, le Sénat examinant pour la première fois, en nouvelle lecture, cette disposition. »(3)

Le texte sera examiné en séance publique le 22 janvier 2015 à 9h30. Si l’opposition entre le Sénat et l’Assemblée nationale se confirme, le Gouvernement donnera probablement le dernier mot à l’Assemblée nationale comme le lui permet la Constitution.

Vous pouvez connaître l’historique de ce projet de loi, qui a été déposé par le Gouvernement il y a plus d’un an maintenant, en cliquant ici.

Mise à jour du 22/01/2015 : toujours sans surprise, le Sénat a adopté en nouvelle lecture le projet de loi dans sa version expurgée de ses articles 1er bis et 3 par la commission des lois.

Notes de bas de page :
  1. http://www.senat.fr/amendements/commissions/2014-2015/76/Amdt_COM-11.html. []
  2. http://www.senat.fr/amendements/commissions/2014-2015/76/Amdt_COM-4.html. []
  3. ibid. []

L’animal, nouvel objet juridique non identifié ?

Le projet de loi relatif à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures continue de progresser dans le dédale de la procédure parlementaire. Rappelons que l’article 3 de ce projet de loi habilite le Gouvernement à réformer le droit des contrats et des obligations par voie d’ordonnance, et constitue la pierre d’achoppement de ce texte. Si la majorité des parlementaires s’accorde sur la nécessité de réformer le Code civil en la matière, le Sénat s’est opposé à l’utilisation de l’ordonnance comme mode de réforme, d’abord lors de la navette parlementaire, puis lors de la commission mixte parlementaire, provoquant ainsi son échec. Le texte a donc été renvoyé à l’Assemblée nationale qui vient de l’examiner une nouvelle fois en séance publique dans la nuit d’hier à aujourd’hui. La position de l’Assemblée nationale sur l’article 3 du projet de loi n’a pas changée, cet article a donc reçu un vote favorable sans qu’un nouveau débat n’ait lieu sur le recours aux ordonnances.

C’est une autre disposition de ce projet de loi qui a fait l’objet d’importants débats entre les quelques députés présents dans l’hémicycle hier soir : l’article 1er bis, ajouté au texte par un amendement de M. Glavany. Cette disposition ajoute un article 515-14 au Code civil donnant une définition de l’animal : un « être vivant doué de sensibilité ». Il expurge par ailleurs le Code civil de toutes les références faites à l’animal en tant que « meuble par nature » ou « immeuble par destination ». Il est enfin précisé que « sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens corporels ».

Chien de prairie marmotte

Cet amendement surprise a soulevé d’importantes questions juridiques auxquelles il était, à l’époque, délicat de répondre tant les débats au sein de l’Assemblée nationale en première lecture ont été vite expédiés sur ce point, sans réflexion préalable. La question centrale était celle de la nouvelle nature juridique de l’animal si ce texte venait à être adopté. Je m’étais alors risqué à formuler une série d’hypothèses quelques jours après l’adoption de cet amendement :

  • Cet amendement ne ferait pas accéder l’animal à la catégorie des personnes ;
  • L’animal ne serait plus un bien meuble ou immeuble, puisque c’est la finalité symbolique avouée de l’amendement ;
  • L’animal resterait néanmoins un bien, la place de l’article 515-14 dans le Code civil en témoignant (livre II intitulé « Des biens et des différentes modifications de la propriété ») ;
  • L’animal n’étant ni un bien meuble, ni un bien immeuble, il deviendrait un bien sui generis, formant une catégorie nouvelle de biens à lui seul.

D’autres hypothèses pouvaient bien sûr être avancées. On a notamment pu défendre l’idée que l’amendement Glavany aurait pour effet « d’extraire formellement la bête de la catégorie des biens, des choses juridiques »(1). Selon cette analyse, le nouvel article 515-14 n’aurait pas pour effet de créer une nouvelle catégorie de biens entre les meubles et les immeubles mais créerait une nouvelle catégorie à un niveau supérieur, catégorie venant s’intercaler entre les personnes et les biens.

Depuis, l’effet de surprise s’étant estompé, chacun a pu affuter ses armes. Les débats entre les députés ont donc été bien plus substantiels sur ce point lors de la nouvelle lecture du texte par l’Assemblée nationale, aussi bien au sein de la commission des lois mi-septembre, qu’en séance publique hier soir.

La ratio legis manque toujours cruellement de cohérence

La ratio legis a certes été précisée, mais elle manque toujours cruellement de cohérence. Selon Mme Capdevielle, rapporteure pour la commission des lois de l’Assemblée nationale, l’article 1er bis du projet de loi « consacre l’animal, en tant que tel, dans le code civil afin de mieux concilier la nécessité de qualifier juridiquement l’animal et sa qualité d’être sensible, sans pour autant en faire une catégorie juridique nouvelle entre les personnes et les biens [souligné par mes soins] (…) Ce nouvel article s’insère avant le titre premier, relatif à la distinction des biens, afin de mieux marquer, symboliquement, le statut particulier des animaux. »(2) Répondant à une question de l’un des membres de la commission des lois, la rapporteure a ajouté que « le texte clarifie le statut juridique des animaux, mais ne crée aucune catégorie juridique nouvelle »(3). Enfin, il est précisé dans le rapport que la possibilité d’accorder la personnalité juridique à l’animal « a été clairement et sans aucune ambiguïté écartée »(4).

Nous pouvons donc formuler quatre nouvelles observations sur la base de ces affirmations :

  • L’animal ne serait plus qualifié de bien meuble ou immeuble, l’article 1er bis du projet de loi s’attachant à supprimer minutieusement toutes les références faites à ces deux qualifications dans le Code civil ;
  • L’animal ne serait pas pour autant une nouvelle catégorie juridique qui viendrait s’intercaler entre les biens et les personnes ;
  • L’animal n’accèderait pas à la catégorie des personnes ;
  • Le texte ne créerait aucune catégorie juridique nouvelle.

Si l’animal n’est pas une nouvelle catégorie venant s’intercaler entre les biens et les personnes, et qu’il n’est pas une personne, il ne peut s’agir que d’un bien(5), mais ni d’un bien immeuble ni d’un bien meuble nous dit-on, et il ne forme pas une catégorie juridique nouvelle… Nous voilà bien embêtés ! Le Code civil ne connaît en effet que deux catégories de biens, l’article 516 disposant que « tous les biens sont meubles ou immeubles ». Le législateur nous dit désormais que l’animal n’est ni un meuble, ni un immeuble, mais qu’il ne constitue pas une troisième catégorie de biens… Cela défie les lois de la logique ! Ajoutons à cela le fait que l’animal reste soumis au régime des biens meubles par nature et immeubles par destination(6), et on n’y comprend plus rien !

Il apparaît évident que les promoteurs de cet amendement veulent à tout prix éviter les qualifications de « meuble » et « d’immeuble » pour conférer à celui-ci une portée symbolique maximale. On sait que l’on veut abandonner ces deux qualifications, mais on n’a pas sérieusement réfléchi à la qualification que l’on veut leur substituer ; on veut abandonner ces deux qualifications, mais on veut conserver leurs régimes. Cela ne pouvait que conduire à l’exercice de contorsion auquel on assiste actuellement. La sécurité juridique n’en sortira pas grandie, ce qui est pour le moins ironique quand on sait que cet amendement s’inscrit dans un projet de loi de modernisation et de simplification du droit…

Un retour à l’orthodoxie juridique reste possible à moindre frais sur le plan de la symbolique

Je reste convaincu qu’un retour à l’orthodoxie juridique est possible à moindre frais sur le plan de la symbolique. Il suffirait d’affirmer dans le Code civil que l’animal est un être vivant doué de sensibilité, sans chercher à nier la qualification de bien meuble par nature et d’immeuble par destination. La singularité de l’animal au sein de la catégorie des biens serait ainsi mise en exergue (la symbolique), la cohérence des catégories juridiques serait préservée (l’orthodoxie juridique), et sur le plan du régime il n’y aurait aucune différence avec la rédaction actuelle de l’amendement Glavany comme j’ai pu l’expliquer dans mon précédent billet. Un amendement a été proposé en ce sens, la commission des lois y a émis un avis défavorable au motif qu’il « vide le texte qui a déjà été voté », texte à « portée symbolique »(7).

Il y aurait également beaucoup à dire sur le caractère normatif de l’article 1er bis du projet de loi. Les promoteurs de cette disposition revendiquent son caractère symbolique et répètent à l’envie, pour rassurer notamment la FNSEA, qu’elle n’entrainera aucun changement de régime. Cela revient à admettre l’absence de portée normative. Sur un plan constitutionnel une telle disposition non normative serait validée sans encombre si elle avait pour objet de clarifier les dispositions normatives déjà en vigueur. En l’espèce l’effet produit semble être inverse comme on a pu s’en rendre compte : le législateur complexifie la loi, voire la rend inintelligible, sans vouloir en modifier la substance, et ce pour des raisons purement symboliques. Une censure de la part du Conseil constitutionnel n’est donc pas à exclure, s’il venait à être saisi.

Il est bien sûr possible que la jurisprudence finisse par conférer une portée normative à ce texte, comme elle a pu le faire par exemple avec l’alinéa 1er de l’article 1384 du Code civil. Il n’en demeure par moins qu’au jour où la loi entrera en vigueur, le nouvel article 515-14 du Code civil sera dénué de toute portée normative, et c’est ce qui sera pris en compte par le Conseil constitutionnel pour apprécier la régularité du texte. L’absence de portée normative a d’ailleurs été clairement affichée par le législateur au cours des débats parlementaires, l’objectif étant de ne pas toucher au régime actuellement applicable aux animaux tant le sujet est sensible, et de remettre à plus tard ce débat de fond – aux calendes grecques ? – une proposition de loi ayant été déposée en ce sens(8).

A l’issue de ces débats, l’Assemblée nationale a adopté le projet de loi dans son ensemble hier soir. L’article 1er bis a conservé sa substance et l’article 3, qui avait été réintroduit par l’Assemblée nationale en première lecture, a logiquement été maintenu lors de cette nouvelle lecture. Le texte va désormais retourner devant le Sénat, celui-ci va vraisemblablement supprimer de nouveau l’article 3 par voie d’amendement, et le Gouvernement devrait alors donner le dernier mot à l’Assemblée nationale comme le lui permet l’article 45, alinéa 4, de la Constitution. Sauf revirement, les articles 1er bis et 3 du projet de loi devraient finir par être adoptés dans leurs rédactions actuelles. J’en profite pour rappeler qu’une version du projet d’ordonnance circule sur Internet et que vous pouvez la consulter en cliquant ici.

Notes de bas de page :
  1. Pierre-Jérôme DELAGE, « L’animal, la chose juridique et la chose pure », D. 2014, p. 1097. []
  2. Rapport consultable sur le site de l’Assemblée nationale : http://www.assemblee-nationale.fr/14/rapports/r2200.asp. []
  3. Ibid. []
  4. Ibid. []
  5. Ce qui correspond d’ailleurs parfaitement à la notion de bien : « chose dont l’utilité justifie l’appropriation » (F. ZENATI-CASTAING, Th. REVET, Les biens, PUF, 2008, 3e éd., n° 2). On nous dit que l’animal n’est pas une personne, qu’il n’est pas une nouvelle catégorie, il ne peut donc s’agir que d’une chose, donc d’un bien, puisqu’il a été affirmé à plusieurs reprises au cours des débats et dans diverses réponses ministérielles que l’animal restait dans la « sphère patrimoniale » et qu’il était toujours susceptible d’appropriation. []
  6. C’est en effet ce que dispose expressément l’article 515-14 que l’amendement propose d’introduire dans le Code civil. []
  7. Propos de la rapporteure, Mme Capdevielle, lors de la 3e séance publique de l’Assemblée nationale du 30 octobre 2014 : http://www.assemblee-nationale.fr/14/cri/2014-2015/20150043.asp. []
  8. Proposition de loi dont rien ne garantit l’examen en raison des règles relatives au contrôle de l’ordre du jour de l’Assemblée nationale. []

Obligation de sécurité de moyens renforcée pour le restaurateur quant à l’aire de jeux réservée à la clientèle

Obs. sous civ. 1re, 10 juill. 2014, n° 12-29.637 (inédit) :

Il y a deux ans, par un arrêt remarqué, la Cour de cassation affirmait que la responsabilité du restaurateur ne pouvait être que contractuelle lorsqu’un enfant se blessait, au cours d’un goûter auquel il participait, en faisant usage d’une aire de jeux exclusivement réservée à la clientèle du restaurant (civ. 1re, 28 juin 2012, n° 10-28.492 ; JCP G 2012, 1069, note J. DUBARRY ; Gaz. Pal. 27 sept. 2012, n° 271, p. 9, obs. M. MEKKI ; RTD Civ. 2012, p. 729, obs. P. JOURDAIN). La solution avait de quoi laisser perplexe : s’il y avait bien un contrat en l’espèce, on se demandait comment celui-ci pouvait lier à la fois l’enfant et les parents, ces derniers, victimes par ricochet, demandant réparation d’un préjudice qui leur était propre.

Enfant jouant sur une aire de jeux

Une autre question concernait la nature et l’étendue de l’obligation contractuelle du restaurateur. La Cour de cassation ne s’était pas prononcée sur ce point en 2012, mais les commentateurs ont estimé qu’il s’agissait très probablement d’une obligation de sécurité de moyens (J. DUBARRY, ibid., M. MEKKI, ibid., P. JOURDAIN, ibid.). La Haute juridiction vient de leur donner raison dans un arrêt inédit (civ. 1re, 10 juill. 2014, n° 12-29.637).

La formulation du conclusif est très intéressante : « Mais attendu que l’arrêt, après avoir énoncé à bon droit qu’il incombait à la société Ammara, tenue d’une obligation de sécurité, d’établir qu’elle avait agi avec la diligence et la prudence nécessaires pour prévenir la survenance d’accidents à l’occasion de l’utilisation normale de la structure de jeu (…) ». L’expression « à bon droit » indique que la Cour de cassation exerce sur cette question un contrôle lourd : dans ce type de contrat, l’obligation de sécurité est nécessairement de moyens, les juges du fond qui retiendraient une solution contraire s’exposeraient à une cassation de leur décision en cas de pourvoi. Par ailleurs, c’est au restaurateur que revient la charge de prouver qu’il « avait agi avec la diligence et la prudence nécessaires pour prévenir la survenance d’accidents à l’occasion de l’utilisation normale de la structure de jeu ». La charge de la preuve est inversée car il revient traditionnellement au créancier d’une obligation de moyens de prouver que celle-ci n’a pas été correctement exécutée, c’est-à-dire que le débiteur n’a pas mis en œuvre tous les moyens qu’il s’était engagé à fournir (FLOUR, AUBERT, E. SAVAUX, Droit civil, Les obligations, t. 3, Le rapport d’obligation, Sirey, 8e éd., 2013, n° 201 et s. ; Rép. civ. Dalloz, v° Responsabilité contractuelle, mars 2014, n° 227 ; pour une illustration à propos de l’obligation de sécurité de moyens du médecin, V. civ. 1re, 4 janv. 2005, n° 03-13.579). La doctrine parle parfois d’obligation de sécurité de moyens « renforcée » lorsqu’il revient au débiteur de prouver qu’il n’a pas commis de faute. Il revient donc au restaurateur de prouver qu’il a correctement exécuté son obligation en mettant en œuvre tous les moyens attendus.

La solution est moins sévère pour la victime que l’on pouvait le penser

La solution est logique et finalement moins sévère pour la victime que l’on pouvait le penser dans un premier temps. Elle est logique car le créancier de l’obligation de sécurité joue ici un rôle actif dans son exécution, ce qui emporte traditionnellement la qualification d’obligation de moyens (FLOUR, AUBERT et E. SAVAUX, op. cit., n° 204 ; J. DUBARRY, op. cit.). Elle est moins sévère pour la victime que l’on pouvait le penser car si la responsabilité délictuelle du fait des choses (art. 1384, al. 1er, du Code civil) est traditionnellement présentée comme un régime favorable à la victime, c’est à la condition que la chose soit en mouvement et soit entrée en contact avec le siège du dommage, permettant ainsi à la victime de profiter de la présomption irréfragable de rôle actif de la chose (civ. 2e, 29 mars 2001, n° 99-10.735 ; RTD Civ. 2001, p. 598, obs. P. JOURDAIN). A défaut, la victime devra prouver que la chose était bien l’instrument du dommage, c’est-à-dire prouver l’anormalité de la position de la chose ou de son état (civ. 2e, 11 janv. 1995, n° 92-20.162). Or, dans la majorité des cas, il n’est pas certain que l’aire de jeux et sa position pourront être considérées comme anormales, contraignant ainsi la victime à agir sur le fondement de l’article 1382 du Code civil et donc à prouver une faute du restaurateur (M. MEKKI, op. cit.)… Le terrain contractuel s’avèrera alors plus favorable pour la victime puisque l’obligation de moyens renforcée inverse la charge la preuve : la victime n’aura pas à prouver l’inexécution, ce sera au restaurateur de prouver qu’il a correctement exécuté son obligation de sécurité.

L’arrêt est reproduit in extenso ci-dessous. Continuer la lecture

Les clauses limitatives de réparation – Fiche notion

L’été approche et avec lui la période des révisions intensives pour les étudiants qui préparent les épreuves écrites de l’examen d’entrée aux CRFPA. Le droit des obligations est la seule matière qui n’est pas laissée au choix du candidat, et il peut être fastidieux de se replonger dans ses cours de licence 2 et de licence 3, a fortiori si l’on s’est spécialisé par la suite en droit public. La matière est tellement vaste qu’elle est traditionnellement l’objet à l’université de trois cours fondamentaux : droit des contrats, droit de la responsabilité civile et régime général de l’obligation. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de m’atteler à la rédaction de fiches sur quelques notions clés du droit des obligations dans l’optique de rendre les révisions un peu plus aisées.

L’idée est de constituer des fiches les plus synthétiques possibles proposant une vue d’ensemble des notions. Au-delà du CRFPA, ces fiches peuvent bien sûr être utiles aux révisions pour d’autres examens ou concours et, pourquoi pas, pour tenter d’y voir un peu plus clair sur des notions complexes parfois difficiles à appréhender, par exemple lors de la préparation d’une séance de travaux dirigés. Afin de pouvoir atteindre un compromis acceptable entre synthèse et complétude, j’ai choisi de me concentrer sur le droit positif en vigueur en proposant une vue transversale de chaque notion sans trop entrer dans les détails. Je m’efforcerai tout de même d’évoquer le droit antérieur lorsqu’il y aura eu d’importantes évolutions afin de replacer un minimum le sujet dans son contexte et suggérer ainsi quelques pistes de réflexion, mais je n’irai pas plus loin que la simple évocation.

L’objectif étant de rendre ces notions les plus accessibles possibles, il va de soi que ces fiches ne sont pas suffisamment approfondies pour servir à un travail de recherche sérieux, ne serait-ce qu’une dissertation ou un commentaire d’arrêt. Pour cela il existe déjà de nombreuses ressources, notamment les manuels et les bases de données en ligne.

Ma première fiche, que vous trouverez ci-dessous, est consacrée aux clauses limitatives de réparation. La rédaction de ce genre de fiches demandant un certain temps, il est évident qu’elles seront publiées très progressivement et que je n’ai aucunement la prétention de couvrir la totalité des notions du droit des obligations. J’essaierai de sélectionner quelques notions incontournables qui se prêtent facilement à cet exercice de présentation synthétique.

Les clauses limitatives de réparation

La clause limitative de réparation peut être définie comme la « clause qui a pour objet de limiter par avance à une somme ou à un taux déterminé le montant des dommages-intérêts »(1). Si l’on trouve parfois l’expression « clause limitative de responsabilité » (y compris dans le Vocabulaire juridique de l’association Henri Capitant), les spécialistes du sujet lui préfèrent en général l’expression « clause limitative de réparation » car il ne s’agit pas de modifier les conditions de la responsabilité, mais simplement de plafonner le montant de la réparation due lorsque les conditions de la responsabilité sont réunies.

Première difficulté de qualification : il faut distinguer les clauses relatives à la réparation des clauses relatives aux obligations. Imaginons un contrat entre une société de pressing et son client qui contiendrait la clause suivante : « La société de  pressing ne sera tenue au paiement d’aucun dommage-intérêt si elle ne parvient pas à faire disparaître les tâches d’huile ». Malgré les apparences, il ne s’agit pas d’une clause limitative de réparation, mais d’une clause qui vient, en amont de la réparation, limiter l’obligation de nettoyage (obligation de faire) dont est tenue la société de pressing : le débiteur s’engage à nettoyer toutes les tâches, sauf les tâches d’huile. Ainsi s’il reste une tâche d’huile sur le vêtement l’obligation ne sera pas considérée comme inexécutée et la question de la limitation de la réparation ne se posera même pas. Ce n’est donc pas une clause limitative de réparation, mais une clause qui définit les obligations que le contrat va faire naître.

Deuxième difficulté de qualification : il faut distinguer les clauses limitatives de réparation des clauses pénales. La distinction est simple dans la théorie : la première fixe un plafond au montant des dommages-intérêts dus en cas d’inexécution, la seconde fixe par avance et forfaitairement le montant des dommages-intérêts dus en cas d’inexécution. La clause limitative de réparation est stipulée dans l’intérêt du débiteur, ce dernier connaît le montant maximum qu’il devra payer en cas d’inexécution : il pourra payer moins si le préjudice subi par le créancier est moindre, mais il ne pourra pas payer plus si le préjudice est supérieur au plafond d’indemnisation prévu par la clause. A contrario la clause pénale est stipulée dans l’intérêt du créancier : elle a un caractère comminatoire par le fait que le débiteur sait exactement, par avance, le montant des dommages-intérêts qu’il devra payer en cas d’inexécution, ce montant est soustrait à l’aléa de l’évaluation du préjudice par le juge, et surtout le montant prévu par la clause pénale est souvent supérieur au préjudice réel anticipé afin de donner sa fonction punitive à la clause (d’où son nom de clause pénale) et donc son caractère comminatoire. En pratique la distinction peut être plus délicate lorsque le montant prévu par la clause pénale est inférieur au préjudice réellement subi par le créancier de l’obligation inexécutée. Dans ce cas on pourra se demander s’il ne s’agit pas en réalité d’une clause limitative de réparation déguisée. La qualification n’est pas sans conséquence puisque le régime juridique applicable aux clauses pénales est différent de celui applicable aux clauses limitatives de réparation : les clauses pénales ont des conditions de validité beaucoup moins strictes, mais en contrepartie leurs montants peuvent être révisés par le juge s’ils sont manifestement excessifs ou dérisoires (art. 1152 du Code civil).

Les problématiques afférentes à la qualification ayant été rapidement abordées, nous allons nous concentrer dans le reste de cette fiche sur le régime applicable.

La validité des clauses limitatives de réparation en matière de responsabilité délictuelle est discutée au sein de la doctrine. C’est une question qui se pose très rarement en pratique, les arrêts et dispositions sur le sujet sont donc très rares mais sont généralement hostiles à ces clauses(2). La quasi-totalité du contentieux concerne la responsabilité contractuelle, c’est donc sur ce terrain que nous allons nous concentrer dans cette fiche. Pour qu’une clause limitative de réparation puisse produire ses effets en cas d’inexécution, c’est-à-dire limiter le montant de la réparation due par le débiteur, il faut d’abord qu’elle soit déclarée valide (I), puis qu’elle ne soit pas rendue inefficace du fait de la gravité de l’inexécution (II).

Continuer la lecture

Notes de bas de page :
  1. Vocabulaire juridique de l’association Henri Capitant, dir. G. Cornu, PUF, 2008, v° Clause limitative de responsabilité. []
  2. On peut notamment citer l’arrêt Cass. civ. 2e, 28 nov. 1962 : « en cette matière [délictuelle] sont nulles les clauses d’exonération ou d’atténuation de responsabilité, les articles 1382 et 1383 du Code civil étant d’ordre public et leur application ne pouvant être paralysée d’avance par une convention ». En ce qui concerne les dispositions spéciales relatives à cette question, on peut citer l’article L415-6 du Code rural : « Est réputée non écrite toute clause insérée dans les baux stipulant que les détenteurs du droit de chasse dans les bois situés au voisinage des terres louées ne sont pas responsables au sens des articles 1382 et suivants du code civil, des dégâts causés aux cultures par les lapins de garenne et le gibier vivant dans leurs bois ». []

Réforme du droit des obligations par ordonnance : échec de la CMP, reprise de la navette parlementaire

La réforme du droit des contrats est devenue un véritable feuilleton. Dans les précédents épisodes le Gouvernement avait déposé un projet de loi visant notamment à être habilité à réformer le droit des obligations par voie d’ordonnance(1), puis le Sénat avait supprimé en première lecture cette habilitation par voie d’amendement(2), avant que l’Assemblée nationale ne la réintroduise, également par voie d’amendement(3). Entre temps, le projet d’ordonnance de la Chancellerie a été diffusé sur la toile de façon officieuse(4).

La procédure accélérée étant engagée, le désaccord entre l’Assemblée nationale et le Sénat a débouché sur la réunion d’une commission mixte paritaire hier, le 13 mai 2014, qui n’est pas parvenue à un accord(5). Cela n’est guère surprenant puisque les sénateurs s’étaient opposés à une réforme par voie d’ordonnance à l’unanimité en commission des lois, et à l’unanimité moins une voix lors du vote en séance publique. Les sénateurs en ont fait une question de principe, comme en témoigne la déclaration faite par Jean-Pierre Sueur suite à l’échec de la CMP qu’il présidait : « je tiens à exprimer mon total désaccord avec le recours aux ordonnances pour modifier l’ensemble du droit des contrats et des obligations, soit un cinquième du Code civil »(6).

Commission mixte paritaire

Crédit : Photo Sénat © Sénat

En cas de désaccord au sein de la CMP (qui, rappelons le, est composée de sept députés et de sept sénateurs), la navette parlementaire reprend. Si les deux chambres ne parviennent toujours pas à un accord après une nouvelle lecture, ce qui arrivera très probablement, alors l’article 45 de la Constitution permettra au Gouvernement de demander à l’Assemblée nationale de statuer définitivement. Il y a donc de fortes chances que le Gouvernement soit finalement, après de nombreuses péripéties, habilité par le Parlement – ou devrais-je dire par l’Assemblée nationale – à réformer le droit des obligations par voie d’ordonnance, malgré l’opposition de principe du Sénat. Le feuilleton connaitra donc encore quelques épisodes avant son dénouement.

Mise à jour du 16/05/2014 : le rapport de la CMP vient d’être mis en ligne(7). Celle-ci s’est ouverte sur un constat de désaccord quant à l’article 3 du projet de loi, celui qui habilite le Gouvernement à réformer le droit des obligations par voie d’ordonnance, le Sénat adoptant une « position de principe », l’Assemblée nationale une « position réaliste »(8). Le président de la CMP, M. Sueur, a tout de même tenu à ce qu’un débat ait lieu sur les premiers articles du projet de loi, car certaines CMP « réussissent contre toute attente »(9). Il a notamment été question du nouvel article 515-14 du Code civil, relatif au statut juridique de l’animal, que les députés ont ajouté au projet de loi par voie d’amendement : « Votre rédaction intègre au code civil une disposition au contenu normatif incertain dont la vocation est sans doute proclamatoire » (M. Thani Mohamed Soilihi). Comme je l’avais suggéré en conclusion du billet que j’avais consacré à ce sujet, il s’agit d’une question sur laquelle les parlementaires peuvent être influencés par d’importants lobbys pro ou anti : « Nous avons tous été saisis, depuis le vote de ce texte, de nombreuses craintes, dont celles de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), qui ne sont pas dénuées de fondement » (même auteur). Finalement les députés et sénateurs sont très rapidement revenus au constat de désaccord sur l’article 3 du projet de loi, mettant fin à la CMP sur un constat d’échec après quelques brefs échanges.

Notes de bas de page :
  1. V. mon précédent billet La réforme du droit des obligations n’est pas enterrée, et se fera par ordonnance. []
  2. V. mon précédent billet Avant-projet d’ordonnance de réforme du droit des obligations (texte du 23/10/2013). []
  3. Cela a été rapidement évoqué dans mon dernier billet Le Code civil et le petit cheval blanc. []
  4. V. note n° 2 pour le consulter. []
  5. Le rapport n’est pas encore publié, la conclusion peut être consultée sur le site du Sénat : http://www.senat.fr/leg/pjl13-530.html. []
  6. Déclaration faite dans un billet publié sur son blog intitulé Je suis en total désaccord avec le recours aux ordonnances pour modifier un cinquième du Code civil. []
  7. Le rapport peut être consulté sur le site du Sénat : http://www.senat.fr/rap/l13-529/l13-529.html. []
  8. La garde des Sceaux a en effet prévenu que le projet de réforme ne serait pas inscrit à l’ordre du jour des deux assemblées sous ce mandat si la loi d’habilitation n’était pas votée, celui-ci étant déjà trop chargé. []
  9. « Je n’exclus pas que l’on puisse se convaincre. Je crois à la force du verbe. » []

Avant-projet d’ordonnance de réforme du droit des obligations (texte du 23/10/2013)

Le site Internet Les Echos a diffusé hier un document de travail du « Bureau du droit des obligations » du ministère de la Justice. Intitulé « avant-projet de réforme du droit des obligations », ce texte daté du 23 octobre 2013 confirme les rumeurs qui indiquaient que la Chancellerie disposait déjà d’un projet d’ordonnance bien ficelé prêt à être publié aussitôt la loi d’habilitation adoptée. Long de 76 pages, cet avant-projet comporte 307 articles.

Avant-projet d'ordonnance portant réforme du droit des contrats

La teneur du texte correspond à ce qui a été annoncé dans le projet de loi d’habilitation du 27 novembre 2013, que j’avais présenté succinctement dans mon précédent billet. On relèvera tout de même l’article 77 qui introduirait la notion de clause abusive dans le droit commun des contrats. Etant donné le volume de l’avant-projet de la Chancellerie, je ne vais pas m’adonner ici à une description des nouveautés article par article : mon précédent billet vous donnera une vue d’ensemble de la réforme envisagée que vous pourrez compléter en consultant directement le fichier PDF diffusé par le site Les Echos. Il faut noter que quelques pages sont malheureusement manquantes dans le fichier PDF, et que cet avant-projet, comme son nom l’indique, n’est pas nécessairement le texte définitif qui sera adopté par le Gouvernement s’il est habilité à légiférer par voie d’ordonnance.

La diffusion du projet de la Chancellerie n’est pas la seule actualité de la semaine relative à la réforme du droit des obligations. La commission des lois du Sénat a en effet adopté un amendement supprimant l’article 3 du projet de loi(1), article qui habilitait le Gouvernement à réformer le droit des obligations par voie d’ordonnance… L’argument mis en avant est classique : « la commission des lois, conformément à une position constante, ne pouvait souscrire au choix de légiférer par ordonnance dans les matières relevant du droit civil aussi essentielles que le droit des contrats et des obligations sur lesquelles le Parlement devrait se prononcer au terme d’un débat éclairé et approfondi »(2). Un contre-argument peut toutefois être mis en avant, formulé notamment par Mustapha Mekki : « les enjeux politiques d’une réforme du droit des obligations sont moindres que ses enjeux techniques. L’intérêt de l’ordonnance est de rendre possible un droit des obligations cohérent et homogène qui ne sera pas défiguré par le dépôt de trop nombreux amendements »(3). On rappellera à cet égard que le Code civil de 1804, tant loué pour ses innombrables qualités rédactionnelles, a été adopté dans des conditions très peu démocratiques. Présentés à la Convention en 1793 puis en 1794, et au Conseil des Cinq-Cents en 1796, les différents projets, pourtant de qualité, se sont systématiquement enlisés dans les débats parlementaires. Il faut attendre le coup d’Etat du 18 brumaire pour que Bonaparte nomme la commission composée de quatre magistrats(4) à qui l’on doit la rédaction du Code civil de 1804.

L’opposition du Sénat sera-t-elle décisive et la réforme sera-t-elle de nouveau renvoyée aux calendes grecques ?

Cette opposition du Sénat sera-t-elle décisive, ou l’article 3 sera-t-il rétabli par l’Assemblée nationale puis maintenu par la commission mixte paritaire ? On se souvient que les sénateurs ont récemment fait parler d’eux au sein de la petite communauté des universitaires-juristes dans des circonstances similaires, en supprimant par voie d’amendement le processus de qualification des enseignants-chercheurs par le CNU(5). Cependant cette tentative de rébellion a fait long feu puisque la version originale du texte a été immédiatement rétablie par la commission mixte paritaire. On sera fixé assez rapidement. Le projet de loi, qui a été déposé au Sénat le 27 novembre dernier, sera examiné en première lecture le 21 janvier.

Mise à jour du 25/02/2015 : la loi d’habilitation ayant été adoptée, la Chancellerie vient de lancer une consultation publique sur la réforme du droit des contrats et a publié à cette occasion un projet d’ordonnance officiel dont le contenu semble identique à cet avant-projet.

Notes de bas de page :
  1. L’amendement est consultable à cette adresse : http://www.senat.fr/amendements/commissions/2013-2014/175/Amdt_COM-11.html []
  2. Communiqué de presse du Sénat du 15 janvier 2014, http://www.senat.fr/presse/cp20140115c.html []
  3. Billet « Noël avant l’heure : la réforme du droit des obligations bientôt dans les « bacs » ! », actu.dalloz-etudiant.fr, http://actu.dalloz-etudiant.fr/le-billet/article/noel-avant-lheure-la-reforme-du-droit-des-obligations-bientot-dans-les-bacs//h/80f6a51a425115a5b43808635425ee97.html []
  4. Tronchet, Bigot de Préameneu, Portalis et Maleville []
  5. L’amendement est consultable à cette adresse : http://www.senat.fr/amendements/2012-2013/660/Amdt_6.html []

La réforme du droit des obligations n’est pas enterrée, et se fera par ordonnance

Alors que l’on s’apprêtait à fêter le bicentenaire de notre Code civil, une partie de la doctrine, pressée par le dessein d’une uniformisation du droit des obligations à l’échelle européenne, entreprit de dépoussiérer les titres III et IV de son livre III. De cette effervescence naquit deux projets doctrinaux majeurs, l’avant-projet Catala(1) et le projet Terré(2) que l’on ne présente plus, et deux avant-projets de la Chancellerie(3).

Code civil droit des contrats obligationAlors que l’on pensait les dernières velléités de réforme enterrées et que l’on enseignait aux étudiants qu’une période de crise économique était peu propice à une réforme du droit des obligations, trop éloignée des préoccupations du citoyen profane, le Gouvernement semble avoir pris beaucoup de monde de court en déposant, il y a quelques jours, un ambitieux projet de loi visant à réformer de nombreux pans du Code civil(4).

Ambitieux ? Sur le fond, indubitablement. Sur la forme, on ne peut s’empêcher de relever une certaine inadéquation avec l’ambition affichée. Le Gouvernement souhaite en effet être habilité par le Parlement à légiférer par voie d’ordonnance. Outre l’absence de débats parlementaires qu’implique cette procédure, on notera que le droit des obligations partage la vedette, dans ce projet de loi, avec plusieurs autres branches du droit qui seront elles aussi réformées : droit des biens, incapacités, procédure pénale, Tribunal des conflits, etc. Une désagréable impression de « fourre-tout » se dégage de cet inventaire à la Prévert. Ultime affront à Domat, Pothier, Portalis et consorts, ce projet de loi est affublé de l’intitulé « modernisation et simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures ». Une loi de modernisation et de simplification du droit, une de plus(5), pour réformer l’un des piliers du droit français dont l’essentiel des dispositions n’a pas été retouché depuis 1804… La crainte d’une réforme technocratique décidée dans l’alcôve des cabinets ministériels est bien réelle.

La crainte d’une réforme technocratique décidée dans l’alcôve des cabinets ministériels est bien réelle

Oublions la forme, et revenons au fond. « L’article 3 de la présente loi vise à mettre en oeuvre la réforme du droit des obligations portant sur le droit des contrats, les quasi-contrats, le régime et la preuve des obligations. » La demande d’habilitation couvre donc la totalité du droit des obligations, à l’exclusion de la responsabilité civile délictuelle qui sera vraisemblablement réformée un peu plus tard.

Une partie de la réforme se ferait « à droit constant » en consacrant les « acquis jurisprudentiels » dans le granit du Code civil. La structure du livre III serait ainsi revue. Les titres III (« Des conventions ou des obligations conventionnelles en général »), IV (« Des engagements qui se forment sans convention ») et IV bis (« De la responsabilité du fait des produits défectueux ») seraient remplacés par un titre III unique divisé en trois sous-titres correspondant aux trois principales sources d’obligations : les contrats, la responsabilité civile, et les quasi-contrats. Le sous-titre relatif à la responsabilité civile ne ferait qu’accueillir les dispositions de l’actuel chapitre II du titre IV (relatif aux délits et quasi-délits) et de l’actuel titre IV bis, puisque le domaine est exclu du champ de l’habilitation. Il s’agira donc d’abord de retoucher les dispositions existantes afin qu’elles reflètent plus fidèlement l’état du droit positif actuel (on songe par exemple à l’article 1142), mais aussi d’ajouter des dispositions là où les lacunes du Code civil de 1804 ont été comblées par la jurisprudence (l’exposé des motifs cite notamment le processus de formation du contrat).

On peut douter de la faisabilité d’une telle entreprise. « Consolider les acquis jurisprudentiels », « à droit constant », cela implique l’existence d’une jurisprudence exhaustive et univoque. Une telle vision de la jurisprudence est irréaliste, les auteurs étant capables de débattre à l’infini du sens et de la portée de certains arrêts. L’exécutif devra donc trancher sur bien des points, et ce faisant faire œuvre créatrice. On quittera alors les strictes limites d’une codification à droit constant telle que présentée dans le projet de loi. Que l’on songe à la question de l’interdépendance contractuelle : les derniers arrêts de la chambre mixte(6), non content de ne pas régler totalement la question, en soulèvent de nouvelles : cette solution s’applique-t-elle uniquement aux groupes de contrats incluant un contrat de location financière ?, à défaut, quelle solution appliquer aux autres groupes de contrats sachant qu’il existait avant ces arrêts de chambre mixte une divergence entre la Première chambre civile et la Chambre commerciale ?… On songe également à la rupture – doit-on dire résiliation ?, résolution ? – unilatérale extrajudiciaire du contrat(7), dont le régime, exclusivement prétorien, est pour le moins incertain. On pourrait aisément multiplier les exemples.

Le Gouvernement compte innover de manière radicale sur deux sujets extrêmement sensibles

Mais la véritable révolution annoncée est ailleurs. Le Gouvernement compte en effet innover de manière radicale sur deux sujets extrêmement sensibles.

Il y a d’abord la notion de cause, qui serait purement et simplement… supprimée. « Il est proposé de ne plus faire appel à la notion de « cause » mais de préciser les différentes fonctions régulatrices ou correctrices jusqu’à présent assignées à cette notion par la jurisprudence. » Autrement dit, on supprime le vocable, mais la fonction demeure. Cette démarche sera-t-elle réellement source de simplification et de modernisation ? N’est-ce pas là mettre la poussière sous le tapis, déplacer le problème ? Ce n’est pas un secret que la notion de cause, spécificité du droit français, est jugée trop complexe pour les juristes étrangers. C’est la raison pour laquelle certains auteurs militent pour sa suppression, dans l’optique de rendre le droit français plus lisible et donc plus attractif dans le cadre de la création d’un droit commun européen des contrats. Le Gouvernement ne cache d’ailleurs pas, dans l’exposé des motifs, cet objectif : permettre le « rayonnement et l’attractivité du système juridique français ». Est-ce encore le système juridique français que l’on fait rayonner si l’on a préalablement aligné son contenu sur celui des droits étrangers ?…

Il y a ensuite la cession de dette et la cession de contrat, qui seraient « consacrées ». La formule est autant lapidaire dans l’exposé des motifs que les conséquences seront majeures en pratique.

Ces deux points concentreront probablement l’essentiel des commentaires, bien que d’autres modifications annoncées, plus modestes sur le papier, sont toujours susceptibles de révéler des difficultés insoupçonnées une fois confrontées à l’épreuve de la pratique. Légiférer sur ces deux points, c’est franchir le Rubicon. Il sera difficile de revenir en arrière lorsque l’on aura supprimé la notion de cause et autorisé de façon générale les cessions de contrat et de dette à titre autonome.

L’incidence exacte qu’aura la suppression de la cause est difficile à anticiper, tant la notion est devenue tentaculaire. Il en va de même pour la consécration des cessions de dette et de contrat qui auront vraisemblablement des répercussions sur les notions fondamentales d’obligation, de contrat et de bien. Cette réforme s’annonce donc déjà comme un terreau fertile sur lequel la jurisprudence et la doctrine construiront et développeront de nouveaux concepts. L’un des objectifs affichés de la réforme étant de « consolider les acquis en consacrant à droit constant dans le code civil des solutions dégagées depuis plusieurs années par la jurisprudence », il faudra probablement remettre l’ouvrage sur le métier d’ici une dizaine d’années. On n’est plus à une loi de simplification du droit près…

Quelques mots enfin sur les sources d’inspiration de ce projet. L’exposé des motifs cite l’avant-projet Catala et le projet Terré, mais c’est ce dernier qui semble avoir été la principale source d’inspiration de la Chancellerie. Il suffit pour s’en convaincre de comparer la position des deux projets doctrinaux sur les deux évolutions majeures envisagées par le projet de loi.

La notion de cause est conservée par l’avant-projet Catala qui lui consacre dix articles rédigés – cela ne surprendra personne – par Jacques Ghestin(8). Le projet Terré a fait le choix de la suppression de la notion, tout en maintenant ses fonctions par d’autres biais(9), une position que le Gouvernement fait sienne dans son projet de loi(10).

Si la cession de contrat est consacrée par les deux projets doctrinaux(11), il en va différemment de la cession de dette. L’avant-projet Catala n’évoque même pas la notion et en exclue donc implicitement la validité(12). Le projet Terré, en revanche, lui fait la part belle en lui consacrant cinq articles(13). Là encore, l’exécutif adopte la position défendue par les rédacteurs du projet Terré en projetant de consacrer la cession de dette.

On peut féliciter le Gouvernement d’avoir ressuscité l’expectative d’une réforme que l’on pensait renvoyée aux calendes grecques

Terminons ces quelques observations sur une note positive. Au-delà des critiques de forme que l’on a pu formuler, au-delà des critiques de fond qui seront à n’en pas douter nombreuses lorsque la teneur exacte du texte sera connue(14), on peut féliciter le Gouvernement d’avoir ressuscité l’expectative d’une réforme que l’on pensait renvoyée aux calendes grecques.

Notes de bas de page :
  1. Avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription, Catala (dir.), remis au Garde des Sceaux en 2005 et consultable sur le site du Ministère de la Justice : http://www.justice.gouv.fr/art_pix/RAPPORTCATALASEPTEMBRE2005.pdf []
  2. Le projet est découpé en trois ouvrages : Pour une réforme du droit des contrats, F. Terré (dir.), Dalloz, 2009 ; Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, F. Terré (dir.), Dalloz, 2011 ; Pour une réforme du régime général des obligations, F. Terré (dir.), Dalloz, 2013 []
  3. 2008 pour le droit des contrats, 2011 pour le régime général et la preuve des obligations : http://www.textes.justice.gouv.fr/projets-de-reformes-10179/reforme-du-regime-des-obligations-et-des-quasi-contrats-22199.html []
  4. Projet de loi relatif à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, déposé au Sénat le 27 novembre 2013, http://www.senat.fr/leg/pjl13-175.html []
  5. On ne les compte plus depuis ces dix dernières années : loi n° 2004-1343 du 9 décembre 2004 de simplification du droit ; loi n° 2007-1787 du 20 décembre 2007 relative à la simplification du droit ; loi n° 2008-1545 du 31 décembre 2008 pour l’amélioration et la simplification du droit de la chasse ; loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d’allègement des procédures ; loi n° 2011-412 du 14 avril 2011 portant simplification de dispositions du code électoral ; loi n° 2011-525 du 17 mai 2011 de simplification et d’amélioration de la qualité du droit ; loi n° 2012-387 du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit et à l’allégement des démarches administratives, etc. []
  6. La chambre mixte a rendu deux arrêts sur le sujet le 17 mai 2013 : n° 11-22.768 et n° 11-22.927 []
  7. On fait référence ici à la jurisprudence issue de l’arrêt Tocqueville : civ. 1re, 13 oct. 1998, n° 96-21.485 []
  8. op. cit., art. 1124 à 1126-1, p. 25 à 30 []
  9. Pour une réforme du droit des contrats, op. cit., p. 203 et s. []
  10. « Il est proposé de ne plus faire appel à la notion de « cause » mais de préciser les différentes fonctions régulatrices ou correctrices jusqu’à présent assignées à cette notion par la jurisprudence. », exposé des motifs du projet de loi []
  11. Avant-projet Catala, op. cit., art. 1165-3 à 1165-5 ; Pour une réforme du régime général des obligations, op. cit., art. 146 et p. 128 et s. []
  12. En réalité, si la notion de cession de dette n’apparaît pas dans les articles de l’avant-projet, elle apparaît en revanche dans l’exposé des motifs, à la p. 10 : « la cession de dette n’est pas isolément admise » []
  13. Pour une réforme du régime général des obligations, op. cit., art. 141 à 145 et p. 128 et s. []
  14. Et ce quelle que soit la teneur du texte… Les projets doctrinaux s’opposant sur de nombreux points, il y aura forcément des mécontents, sans compter les organisations professionnelles qui défendent des intérêts catégoriels fort divers. []

Le droit a-t-il vocation à protéger les imbéciles ? Variations sur le contrat de vente d’un « iPhone factice »

iPhone factice 391 euros

Le droit a-t-il vocation à protéger les imbéciles ? Question classique à nouveau posée par un cas d’école qui m’a été récemment présenté par un ami. En l’espèce, une personne visiblement peu scrupuleuse met en vente sur eBay(1), depuis plus d’un an, des iPhone « factices » qui sont adjugés au prix de véritables iPhone.

Un téléphone « factice » est une copie non fonctionnelle d’un modèle de téléphone portable, en général destinée à être exposée dans les vitrines des opérateurs. Les anglo-saxons utilisent l’expression « dummy phone » pour désigner ces téléphones factices. En l’espèce, le caractère factice du téléphone apparaît clairement dans l’offre puisque le terme figure dans le titre et dans le corps de l’annonce. Cependant, excepté ce terme, aucun autre élément ne permet de deviner que le téléphone est une copie, une imitation non fonctionnelle. Ainsi, aussi surprenant que cela puisse paraître, de nombreuses personnes enchérissent sans comprendre le terme « factice » et sans chercher à en connaître le sens. On aboutit donc à des situations surréalistes dans lesquelles un téléphone factice est adjugé à plusieurs centaines d’euros. D’après l’historique des ventes de ce vendeur, cette situation cocasse s’est produite à six reprises en un peu plus d’un an, la meilleure vente ayant tout de même atteint 391 euros (capture d’écran disponible ci-dessus). Sachant qu’un iPhone factice s’achète sur Internet à moins de 10$, l’opération est très lucrative pour le vendeur qui peut ainsi dégager une marge brute allant jusqu’à 97,5%…

En pure opportunité, faut-il reconnaître la validité d’un tel contrat de vente ?

Certains insisteront sur la légèreté excessive des acquéreurs, d’aucuns diront leur imbécillité – d’où le titre de ce billet, volontairement provocateur. Sanctionner le vendeur en prononçant la nullité du contrat reviendrait à déresponsabiliser l’acquéreur, à le prendre pour un incapable. Protéger excessivement l’acquéreur, ce serait l’inciter à ne pas réfléchir. Le droit ne devrait donc pas protéger les imbéciles, solution résumée par un adage latin, de non vigilantibus non curat praetor(2).

D’autres insisteront sur le caractère vicié du consentement, voire sur le comportement du vendeur qui, on le verra, n’est pas à l’abri de tout soupçon.

Face à ces arguments contradictoires, que dit le droit positif français ? La nullité du contrat de vente peut être envisagée sur divers fondements que nous étudierons successivement. Ce n’est qu’une fois les arguments techniques passés en revue que nous pourrons discuter de l’opportunité de la nullité.

iPhone 6 Blog Clément François

La nullité pour erreur

Nul doute que l’erreur sur le caractère factice du téléphone est une erreur sur la substance déterminante du consentement de l’acquéreur. Il est cependant superflu d’aller plus loin dans le raisonnement puisqu’un élément fait évidemment obstacle, en l’espèce, à l’action en nullité : le caractère inexcusable de l’erreur. Même si le caractère inexcusable de l’erreur est parfois conçu de façon très restrictive par faveur pour l’acquéreur lésé(3), en l’espèce cette qualification semble inévitable. Le terme « factice », on ne peut plus explicite, figurait de manière bien visible à la fois dans le titre et dans le corps de l’annonce. L’obligation de se renseigner qui pèse sur tout acquéreur impose à la personne normalement prudente et diligente qui ignorerait la signification du terme « factice » de se renseigner avant d’enchérir.

La nullité pour erreur-obstacle

La doctrine distingue l’erreur-vice du consentement (que l’on vient d’envisager) de l’erreur-obstacle. Lorsqu’il y a erreur-obstacle, l’erreur est d’une gravité telle que les consentements n’ont pu se rencontrer, et par conséquent le contrat n’a pu se former. Ce n’est pas un contrat, disait Planiol, c’est un malentendu(4).

Parmi les deux formes d’erreur-obstacle distinguées par la doctrine, il y a l’erreur sur l’identité de la chose qui a fait l’objet du contrat (error in corpore). Planiol prenait l’exemple de la vente d’un cheval : « tandis que le vendeur voulait se défaire de tel cheval qu’il a actuellement dans son écurie, l’acheteur voulait en avoir un autre. Il n’y a pas de consentement, puisqu’il n’y a pas d’accord »(5).

La pertinence de la distinction entre erreur-obstacle et erreur-vice du consentement est critiquable et critiquée, il s’agit probablement plus d’une différence de degré que de nature(6). Si l’on fait abstraction de ce débat doctrinal, on peut considérer que l’erreur portait en l’espèce non pas sur la substance de la chose (erreur-vice du consentement), mais sur son identité (erreur-obstacle). L’un pensait acheter un véritable iPhone, l’autre vendre un iPhone factice, l’offre et l’acceptation n’ont pu se rencontrer puisque leurs objets étaient différents.

Il est par ailleurs important de relever que certaines ventes ont été, en l’espèce, conclues avec des acquéreurs étrangers non-francophones(7). Les acquéreurs étrangers n’étaient alors pas en mesure de comprendre l’objet de la vente du fait de l’utilisation d’un terme complexe dans une langue qu’ils ne maitrisent pas. Le terme « factice » est en effet le seul terme qui, dans l’annonce, permettait de savoir que le téléphone vendu était une imitation. Sans que l’on puisse véritablement considérer ce cas de figure comme une erreur-obstacle stricto sensu, on peut l’y rattacher car plusieurs décisions des juges du fond considèrent qu’il y a alors absence totale de consentement de la part du contractant non-francophone qui ne savait pas à quoi il s’engageait(8).

Le régime de l’erreur-obstacle est également très discuté, mais il y a un point sur lequel la Cour de cassation s’est prononcé clairement : le caractère inexcusable de l’erreur ne fait pas échec à l’action en nullité en cas d’erreur-obstacle(9). Nous aurons l’occasion de discuter un peu plus bas de l’opportunité de cette solution, pour l’instant on se contente de décrire le droit positif et on peut, à ce stade, considérer qu’il existe de sérieux arguments techniques qui permettraient de plaider, en l’espèce, la nullité du contrat de vente pour erreur-obstacle.

La nullité pour dol

Alors que « l’erreur-obstacle chasse l’erreur inexcusable »(10), le dol rend l’erreur toujours excusable(11). Le dol est le fait de provoquer intentionnellement une erreur chez son cocontractant par des manœuvres, un mensonge ou une réticence. Nous avons déjà caractérisé l’erreur de l’acheteur, il reste donc à prouver l’élément matériel du dol (manœuvres, mensonge ou réticence) et l’élément intentionnel (l’intention de provoquer l’erreur).

Le fait que le caractère factice du téléphone soit expressément mentionné dans l’offre exclut la caractérisation d’une réticence dolosive ou d’un mensonge. Restent donc les manœuvres positives effectuées dans l’intention de tromper le cocontractant.

Une première lecture de l’offre fait apparaître l’absence de telles manœuvres, puisque le terme « factice » est visible dans le titre et dans le corps de l’annonce. Une lecture plus approfondie permet cependant de penser que l’offre pourrait avoir été rédigée avec minutie pour atteindre simultanément deux objectifs : provoquer l’erreur chez le cocontractant d’une part, donner une apparence de légalité d’autre part. L’emploi du terme « factice » ne serait ainsi pas anodin : le terme est suffisamment compliqué pour créer la confusion dans l’esprit de certains acquéreurs potentiels (et donc provoquer l’erreur), suffisamment explicite et visible dans l’annonce pour qu’on ne puisse reprocher au vendeur d’avoir voulu travestir la réalité ou dissimuler l’information.

La même remarque peut être formulée à propos du reste de l’annonce. Il est parfaitement vrai que le téléphone « n’a jamais été exposé ou utilisé », qu’il « est neuf », et que « les films de protection avant et arrière sont encore sur l’écran ». Mais, en pratique, on retrouve plutôt ce type de mentions sur les offres de vente de véritables iPhone, et non sur les offres de vente de modèles factices. Ces mentions, tout en apparaissant comme faisant état d’une réalité indiscutable, contribuent en réalité à provoquer l’erreur chez l’acquéreur du fait du contexte dans lequel elles sont employées.

Une argumentation pourrait donc être développée sur ce point devant un juge : les manœuvres résideraient dans la rédaction d’une offre qui, tout en présentant une apparence de parfaite légalité, serait de nature à provoquer l’erreur chez le cocontractant .

En pratique l’intention dolosive sera extrêmement délicate à prouver, précisément parce que l’apparence indique au contraire l’absence d’une telle intention. Il faut donc dépasser cette apparence, démontrer qu’elle a été fabriquée de toutes pièces par l’auteur des manœuvres dans le dessein de faire échec à une éventuelle action en nullité, voire en responsabilité. On pourra, à cet égard, se baser sur deux éléments en l’espèce. D’une part, le caractère ambivalent des termes employés. Le terme « factice », tout en paraissant explicite et limpide à l’homme instruit, pourra paraître alambiqué et abscons à d’autres. Les mentions utilisées, tout en paraissant, dans l’absolu, fidèles à la réalité, apparaissent comme déceptives dans le contexte dans lequel elles sont employées. D’autre part, on pourra se baser sur le nombre élevé d’acquéreurs victimes d’une erreur. Le vendeur ne pouvait en effet ignorer, à l’issu de la première vente, que si les enchères avaient atteint une telle somme, c’est que l’adjudicataire pensait nécessairement acheter un véritable iPhone (personne ne débourse plusieurs centaines d’euros pour acquérir un iPhone en plastique que l’on peut par ailleurs trouver à moins de 10$ auprès d’autres vendeurs du même site). Si le vendeur n’avait pas l’intention de provoquer l’erreur chez ses cocontractants, il aurait modifié la rédaction de son offre dès la seconde vente pour éviter qu’une telle erreur ne se reproduise.

Une action en nullité pour dol est donc envisageable, même si l’issue du litige semblerait alors assez aléatoire, notamment sur le terrain probatoire. L’action en nullité semble avoir plus de chances de prospérer sur le terrain de l’absence de consentement (erreur-obstacle).

La nullité pour absence de cause objective

La lésion n’est pas, en principe, une cause de nullité en droit français (C. civ., art. 1118). Cependant il est bien connu que la jurisprudence assimile le prix vil ou dérisoire à une absence de prix, et donc à une absence de cause de l’obligation de donner du vendeur qui devient, de ce fait, nulle (C. civ., art. 1131).

Ne pourrait-on pas adopter le raisonnement inverse ? Lorsque la prestation du vendeur est tellement dérisoire par comparaison au prix dû par l’acquéreur, ne peut-on pas considérer que le vendeur n’est en réalité tenu d’aucune obligation, ce qui rendrait l’obligation de l’acquéreur sans cause ?

Bien que moins connue que celle relative au prix vil, il existe une jurisprudence en ce sens. La Cour de cassation reconnaît l’absence de cause en cas de disproportion manifeste entre les contreprestations, c’est-à-dire lorsque l’une des contreparties est dérisoire et, partant, inexistante(12).

L’opportunité de la nullité

On le voit, il existe des arguments purement techniques qui permettraient au magistrat français, s’il le jugeait opportun, de sanctionner le contrat par la nullité. Il existe cependant des contre-arguments techniques qui laissent une marge de manœuvre suffisante au juge pour ne pas prononcer la nullité, s’il la jugeait inopportune. La question se pose donc : serait-ce opportun de prononcer la nullité en l’espèce ? Question de politique juridique.

La confrontation des intérêts des parties : données psychologiques et données morales ; nullité et responsabilité

Si l’on ne prend en compte que les données psychologiques, alors la nullité du contrat doit être prononcée. Le droit des contrats français repose sur un système consensualiste, le contrat se forme par la rencontre des consentements. Le contrat ne peut donc s’être valablement formé si l’un des consentements est vicié, voire totalement absent.

La nullité du contrat a cependant un effet négatif pour le cocontractant dont le consentement n’est pas vicié. Ce dernier peut être de parfaite bonne foi, peut avoir cru conclure un contrat parfaitement valide, et subir ensuite les effets de la nullité pour vice du consentement. On va donc introduire un facteur moral dans le régime de la nullité pour vice du consentement. Ces données morales vont venir limiter les hypothèses dans lesquelles la nullité peut être obtenue, du moins lorsque le cocontractant est de bonne foi.

C’est notamment le cas, comme on l’a vu, en cas d’erreur inexcusable. L’erreur inexcusable est une faute, le contractant dont le consentement a été vicié n’a pas agi comme l’aurait fait un bon père de famille. Un contractant normalement prudent et diligent aurait cherché à comprendre le sens de tous les termes de l’annonce avant d’enchérir. Dès lors que le comportement de l’errans est jugé moralement répréhensible, on va privilégier les intérêts du cocontractant de bonne foi en ne lui faisant pas subir les effets de la nullité du contrat de vente. Le contrat sera donc maintenu, alors même que le consentement a été vicié, on fera primer les données morales sur les données psychologiques.

La situation change cependant radicalement lorsque le cocontractant est lui aussi fautif, c’est le cas lorsqu’il est l’auteur d’un dol. L’erreur inexcusable a pu, en l’espèce, être provoquée par des manœuvres dolosives. Les deux parties seraient alors fautives : l’une pour avoir commis un dol, l’autre pour ne pas avoir été suffisamment prudente et diligente en contractant. Pour savoir quels intérêts faire prévaloir dans cette hypothèse, il faut se demander quel comportement est, moralement, jugé le plus répréhensible. Il ne fait ici aucun doute : la faute intentionnelle est traditionnellement considérée comme plus grave que la faute de négligence. Une partie a commis volontairement une faute pour induire l’erreur chez son cocontractant, l’autre a simplement péché par excès de naïveté. Il n’y a, dans ce cas de figure, aucune raison de protéger le cocontractant de l’errans, on peut donc prononcer la nullité sans états d’âme.

Le véritable débat sur l’opportunité de prononcer la nullité va donc concerner la question de la nullité pour absence de cause et la nullité pour erreur-obstacle. Dans ces deux cas de figure, la nullité pourra être obtenue peu important le caractère inexcusable, fautif, du comportement de l’acheteur. Est-il opportun de prononcer la nullité du contrat alors même que l’acheteur serait reconnu fautif, et le vendeur de bonne foi ?

De nombreux auteurs considèrent que le caractère inexcusable de l’erreur devrait également s’opposer à l’action en nullité pour erreur-obstacle(13). Ces auteurs se fondent sur l’idée de « confiance » que le cocontractant de bonne foi a pu légitimement fonder sur le contrat. Le cocontractant « a pu légitimement croire qu’il traitait avec un partenaire prudent et diligent »(14).

Cependant, ce raisonnement ne conduit-il pas à mélanger deux concepts élémentaires du droit français des obligations, celui de la nullité et celui de la responsabilité civile ? La responsabilité civile répare un préjudice qui peut notamment avoir été causé par une faute. La nullité annule rétroactivement les effets d’un acte juridique dont l’une des conditions de formation n’a pas été respectée. Introduire la notion de faute dans le régime de la nullité, c’est brouiller les frontières entre ces deux notions fondamentales du droit des obligations.

On pourrait pourtant mobiliser successivement les deux notions dans notre espèce tout en maintenant l’étanchéité des deux régimes et en aboutissant à un résultat équitable pour chaque partie. Nous pourrions ainsi, dans un premier temps, prononcer la nullité du contrat pour vice du consentement, absence totale de consentement ou absence de cause. Puis, dans un second temps, nous pourrions recourir à la responsabilité civile pour réparer le préjudice subi par le cocontractant de bonne foi du fait de l’annulation du contrat. Il s’agirait d’une responsabilité pour faute sur le fondement de l’article 1382 du Code civil, la faute résidant dans la négligence de l’errans (caractère inexcusable de son erreur).

Le gain que le vendeur pouvait espérer de l’exécution du contrat pourrait alors constituer un préjudice réparable. Il faudrait évidemment évaluer cette espérance de gain non pas sur la base du contrat annulé, mais sur la base des conditions auxquelles le contrat aurait vraisemblablement été conclu avec un acquéreur qui n’aurait pas commis d’erreur. Il est évident qu’un acquéreur normalement prudent et diligent n’aurait pas fait monter les enchères pour la vente d’un iPhone factice jusqu’à 391 euros. La marge brute dont le vendeur pourrait prétendre être indemnisé serait donc bien inférieure, pour la calculer il faudrait se référer au prix moyen auquel les iPhone factices sont adjugés sur le même site, eBay.

La nullité sanctionne un défaut de formation du contrat (sanction objective), la responsabilité civile pour faute sanctionne le comportement du cocontractant (sanction subjective). Cette théorie a priori séduisante, défendue par quelques auteurs(15), évite d’avoir à intégrer la notion de faute dans le mécanisme de la nullité, notion qui lui est en principe étrangère.

Cette théorie soulève tout de même une problématique que l’on n’a pas encore évoquée : les conséquences de la nullité sur les tiers.

L’intérêt des tiers : la sécurité juridique

Annuler le contrat de vente et réparer le préjudice du vendeur permet a priori d’obtenir une solution équitable pour l’acquéreur comme pour le vendeur. Mais quid des tiers ? L’annulation trop aisée des contrats est en effet source d’insécurité juridique. La confiance que les tiers ont pu légitimement fonder sur ces contrats est sacrifiée.

Sans entrer dans les détails, on se contentera d’indiquer qu’il existe des mécanismes qui pourraient être à même de pallier le risque d’insécurité juridique. Il y a notamment la notion d’apparence qui peut permettre de fonder les contrats subséquents conclus sur la foi du contrat annulé.

Et l’apparence n’est pas la panacée. Ainsi, si l’iPhone factice venait à être revendu en l’espèce, le sous-acquéreur serait protégé par le jeu de l’article 2276 al. 1er du Code civil (« En fait de meubles, la possession vaut titre »). La restitution du bien vendu consécutive à l’annulation rétroactive du contrat de vente initial se ferait alors par équivalent : l’acheteur devrait restituer la valeur de l’iPhone factice qui est bien inférieure au prix payé.

Ajoutons enfin la garantie d’éviction qui protège, dans de nombreux contrats, les ayants-cause à titre particulier.

L’insécurité juridique susceptible d’être créée par l’annulation du contrat de vente ne semble donc pas être un argument rédhibitoire à l’encontre de cette théorie.

En conclusion on peut répondre que le droit est à même de protéger à la fois les imbéciles (nullité du contrat de vente), le cocontractant à qui l’imbécile a, par sa légèreté fautive, causé un préjudice (responsabilité civile), et les tiers (apparence, 2276 al. 1er, garantie d’éviction, etc).

Notes de bas de page :
  1. eBay est un site Internet qui permet à n’importe qui de publier une offre de vente par adjudication. Le vendeur rédige son offre, fixe un prix de mise en vente et une durée de mise en vente. Une fois l’offre publiée, les visiteurs du site peuvent enchérir, les enchères successives apparaissant sur le site en temps réel. Lorsque le délai fixé par le vendeur expire, le contrat de vente est formé entre le vendeur et l’auteur de la dernière enchère. []
  2. Des insouciants le préteur n’a cure []
  3. A titre d’illustration : civ. 1re, 14 déc. 2004, n° 01-03.523 où l’erreur d’un expert agréé en oeuvres d’art sur l’authenticité d’une oeuvre qu’il a achetée n’est pas considérée comme inexcusable car l’oeuvre avait déjà été certifiée et l’acquéreur était intervenu à des fins autres que celle de certification. []
  4. Planiol et Ripert, Traité élémentaire de droit civil, LGDJ, t. II, 10e éd., 1926, n° 1052 []
  5. ibid. []
  6. « Il est difficile pratiquement et logiquement de distinguer l’absence de consentement du vice de celui-ci », A. Colin, H. Capitant, Traité de droit civil, par L. Julliot de la Morandière, t. II, 1959, n° 651 []
  7. Le site eBay permet en effet aux acheteurs d’évaluer les vendeurs, et certaines évaluations ont été, en l’espèce, rédigées en anglais. []
  8. Civ. 3e, 15 déc. 1998, n° 97-17.673, Defrénois, 1999. 1038, obs. D. Tallon : le pourvoi portait sur une question de procédure (le respect du principe du contradictoire) mais la cour d’appel avait retenu que « M. A… ne contestait pas avoir rempli tout le formulaire de l’acte du 4 mai 1991, écrivant de sa main les formules « lu et approuvé », « bon pour accord » aussi bien pour M. X… Alonso que pour son épouse et que cet acte était intervenu sans témoins alors que les vendeurs parlaient mal ou pas du tout le français, ne savaient pas l’écrire ni surtout le lire », et en a déduit « qu’il n’était pas établi que les époux X… Alonso avaient donné leur consentement à l’acte » ; Paris, 30 nov. 2006, JCP G 2007. II. 10065, note H. Kenfack ; Versailles, 2 sept. 2010, RTD civ. 2011, p. 120, obs. B. Fages []
  9. Civ. 3e, 21 mai 2008, n° 07-10.772, RDC 2008, p. 716, obs. T. Genicon ; D. 2008, p. 2965, obs. S. Amrani-Mekki : « la cour d’appel qui a retenu que cette inexactitude et cette omission avaient des conséquences importantes sur la définition des biens vendus et la consistance de la vente et que Mme X… n’avait pas compris que l’un des lots énumérés dans l’acte de vente correspondait aux locaux commerciaux loués à la société Degivry occupant le lot n° 11, a pu en déduire, sans être tenue de procéder à une recherche sur le caractère inexcusable de l’erreur que ses constatations rendaient inopérante, que l’erreur de Mme X… sur l’objet même de la vente, laquelle faisait obstacle à la rencontre des consentements, devait entraîner l’annulation de la vente » []
  10. S. Amrani-Mekki, ibid. []
  11. Civ. 3e, 21 févr. 2001, n° 98-20.817, RTD Civ. 2001, p. 353, obs. J. Mestre ; D. 2001, p. 2702, note D. Mazeaud ; p. 3236, obs. L Aynès []
  12. Civ. 3e, 7 févr. 1996, n° 93-17.873, RTD civ. 1996, p. 606, obs. Mestre ; Civ. 1re, 14 oct. 1997, n° 95-14.285, Defrénois 1998, art. 36860, p. 1041, obs. D. Mazeaud : « qu’ayant souverainement estimé (…) qu’au regard de l’engagement de l’exploitant de la brasserie « l’avantage procuré par la société GBN apparaît dérisoire », la cour d’appel en a justement déduit que le contrat litigieux était nul pour absence de cause ». Pour plus d’informations sur ce courant jurisprudentiel : Rép. civ., v° Cause, par Rochfeld, n° 42 et s. []
  13. T. Genicon, op. cit. ; L. Aynès, op. cit. []
  14. L. Aynès, ibid. []
  15. C. Thibierge, Nullité, restitutions et responsabilité, LGDJ, 1992, spéc. n° 405 ; D. Mazeaud, D. 2001, p. 2702 []