Revirement partiel de la jurisprudence Myr’Ho : enfin un rééquilibrage en faveur du débiteur !

Note sous Cass. com., 3 juill. 2024, pourvoi n° 21-14.947 :

« Le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ». Ce principe, posé par la Cour de cassation réunie en assemblée plénière en 2006 (Cass. ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255, arrêt Myr’Ho ou Boot shop), a été vivement critiqué par une grande partie de la doctrine. Sur le plan technique, il se conciliait difficilement avec la règle de l’effet relatif des contrats aujourd’hui énoncée à l’article 1199 du Code civil : « Le contrat ne crée d’obligations qu’entre les parties. Les tiers ne peuvent ni demander l’exécution du contrat ni se voir contraints de l’exécuter. » Sur le plan de l’opportunité, ce principe semblait excessivement favorable aux tiers auxquels l’inexécution du contrat causait un dommage. Ces derniers pouvaient obtenir réparation en étant dispensés de la preuve d’une faute délictuelle distincte du manquement contractuel. Leur action en réparation restait malgré tout fondée sur l’article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil de sorte que toutes les clauses du contrat, comme les clauses limitatives de réparation, ne leur étaient pas opposables. Les tiers pouvaient ainsi se trouver mieux lotis que le créancier contractuel lui-même. Ultime critique, qui découlait des précédentes, cette jurisprudence pouvait déjouer les prévisions des parties qui, au mieux, avaient du mal à anticiper les dommages que l’inexécution de leur contrat pourrait causer aux tiers et, au pire, n’avaient pas conscience que l’inexécution du contrat pourrait suffire à engager leur responsabilité vis-à-vis de tiers.

Malgré ces critiques et ce qui pouvait ressembler à une première tentative de restreindre la portée de cette jurisprudence (V. not. Cass. 1re civ., 28 sept. 2016, n° 15-17.033 ; Cass. com., 18 janv. 2017, n° 14-16.442, inédit ; Cass. 3e civ., 18 mai 2017, n° 16-11.203), la Cour de cassation de nouveau réunie en assemblée plénière a fermement réaffirmé ce principe en 2020 par son arrêt Bois rouge (Cass. ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963).

L’arrêt rendu le 3 juillet 2024 par la chambre commerciale apparaît donc surprenant en ce qu’il opère un revirement certes partiel, mais d’une importance pratique majeure. Désormais, « le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants ». En l’espèce, la clause limitative de réparation du contrat était donc opposable au tiers, alors que l’assemblée plénière avait implicitement exclu, dans son arrêt Myr’Ho, qu’une clause exclusive de réparation puisse être opposée au tiers.

Cette solution ne règle pas la contrariété entre la jurisprudence Myr’Ho et le principe de l’effet relatif des contrats, mais elle permet un rééquilibrage bienvenu entre la protection des tiers et la prise en compte des intérêts légitimes du débiteur.

Mon analyse de ce revirement peut être consultée à la Revue Lamy Droit des affaires.

Références de l’article : « Revirement partiel de la jurisprudence Myr’Ho : enfin un rééquilibrage en faveur du débiteur ! », note sous Cass. com., 3 juill. 2024, RLDA 2024/207, n° 8050.

Parution du « Cours de droit des obligations 2024 »

La sixième édition du Cours de droit des obligations, que j’ai rédigée avec Garance Cattalano, vient de paraître aux Éditions IEJ de la Sorbonne.

Ce manuel s’adresse spécifiquement aux étudiants qui préparent l’examen d’entrée au CRFPA. La matière y est enseignée dans l’optique de la réalisation d’un cas pratique. Le manuel présente ainsi le droit positif de manière synthétique, ce qui permet de balayer un programme très vaste (droit des contrats, responsabilité civile, régime général de l’obligation et droit de la preuve) dans un format relativement contenu, 771 pages. Les débats doctrinaux et les données historiques, qu’il est rarement nécessaire de mobiliser dans le cadre de l’épreuve de droit des obligations de l’examen d’entrée au CRFPA, ne sont évoqués que ponctuellement lorsque cela apparaît indispensable, par exemple lorsque l’interprétation d’une disposition légale ou d’un arrêt est discutée.

Le manuel est agrémenté de nombreux schémas et tableaux pour faciliter la compréhension et le travail de révision.

Photo Cours de droit des obligations 2024

L’ouvrage est disponible dès maintenant dans la librairie en ligne de l’université et chez les librairies partenaires, comme les librairies LGDJ et Dalloz. Les étudiants qui s’inscrivent à la préparation CRFPA estivale de l’IEJ de Paris 1 recevront par ailleurs un exemplaire de ce manuel, inclus dans leurs frais d’inscription.

Ce manuel s’inscrit dans la collection « CRFPA » des Éditions IEJ de la Sorbonne que j’ai eu le plaisir de diriger cette année encore. Les onze ouvrages de cette collection sont désormais disponibles dans leur sixième édition :

  • Cours de droit des obligations 2024, 6e éd., C. François et G. Cattalano, 771 pages, ISBN 978-2-38041-053-2
  • Cours de droit administratif 2024, 6e éd., P. Brunet, I. Lamouri, D. Soldini et F. Duffaud, 551 pages, ISBN 978-2-38041-054-9
  • Cours de droit civil 2024, 6e éd., J. Houssier, J. Laurent, F. Masson, M. Saulier et F. Viney, 697 pages, ISBN 978-2-38041-055-6
  • Cours de droit des affaires 2024, 6e éd., R. Dalmau, M. Houssin, F.-X. Lucas et P. Rubellin, 681 pages, ISBN 978-2-38041-056-3
  • Cours de droit fiscal 2024, 4e éd, G. Loustalet et A. Merchadier, 591 pages, ISBN 978-2-38041-063-1
  • Cours de droit international et européen 2024, 6e éd., É. Farnoux, C. Prieto, L. Rass-Masson et S. Robin-Olivier, 529 pages, ISBN 978-2-38041-057-0
  • Cours de droit pénal 2024, 6e éd., N. Jeanne et É. Letouzey, 673 pages, ISBN 978-2-38041-058-7
  • Cours de droit social 2024, 6e éd., A. Fabre, F. Rosa et J. Icard, 859 pages, ISBN 978-2-38041-059-4
  • Cours de procédure administrative contentieuse 2024, 6e éd., P.-O. Caille, 329 pages, ISBN 978-2-38041-060-0
  • Cours de procédure civile et de voies d’exécution 2024, 6e éd., L. Veyre, H. Michelin-Brachet, M. Guez et O. Robin-Sabard, 575 pages, ISBN 978-2-38041-061-7
  • Cours de procédure pénale 2024, 6e éd., P. Beauvais, N. Jeanne et É. Letouzey, 577 pages, ISBN 978-2-38041-062-4

La motivation enrichie en droit des contrats

L’ouvrage collectif La motivation enrichie des arrêts rendus par la Cour de cassation, dirigé par Marie Dugué et Julie Traullé, vient de paraître chez LexisNexis. Il rassemble autour de deux axes (approche comparative et approche thématique) les contributions rédigées à la suite d’un séminaire de recherche organisé par l’IRJI François-Rabelais de l’université de Tours.

J’ai eu le plaisir de contribuer à cet ouvrage sur le thème « La motivation enrichie en droit des contrats : une transparence en trompe-l’oeil, une pédagogie à parfaire » (p. 83 et s.).

Résumé de l’ouvrage :

Depuis quelques années maintenant, les arrêts de la Cour de cassation dotés d’une importance particulière sont régulièrement assortis d’une motivation dite enrichie. Un premier regard peut d’ores et déjà être porté sur cette évolution. Dans cette perspective, une approche pluridisciplinaire présente le mérite d’appréhender la motivation enrichie sous ses différents aspects. Une étude de la pratique d’une chambre, comme la Chambre sociale ou la Chambre criminelle, peut être utilement complétée par une approche par type de contentieux, comme le droit du cautionnement, impliquant plusieurs chambres.

Au-delà, l’usage de la motivation enrichie, aussi appelée motivation en la forme développée, invite à sinterroger sur les contours de ce changement dans la rédaction des arrêts rendus par la Cour de cassation. Quand faut-il avoir recours à la motivation enrichie ? Que faut-il dévoiler dans ce cadre ? Plus généralement, que faut-il attendre de la motivation d’une décision de justice ?

Le lecteur trouvera des éléments de réponse non seulement dans les réflexions pluridisciplinaires proposées au sein de l’ouvrage, mais également dans l’approche comparative proposée en premier lieu.

Contributeurs : Gwenola Bargain, Bérénice Bauduin, Francois Brunet, Nicolas Cayrol, Marie Dugué, Clément François, Paul Gaiardo, Hélène Gourdy, Jérémy Houssier, Franck Juredieu, Colombine Madelaine, Pierre-Yves Monjal, Sophie Prétot, Olivia Robin-Sabard, Delphine Thomas-Taillandier et Julie Traullé.

Parution du « Cours de droit des obligations 2023 »

La cinquième édition du Cours de droit des obligations, que j’ai rédigée avec Garance Cattalano, vient de paraître aux Éditions IEJ de la Sorbonne.

Ce manuel s’adresse spécifiquement aux étudiants qui préparent l’examen d’entrée au CRFPA. La matière y est enseignée dans l’optique de la réalisation d’un cas pratique. Le manuel présente ainsi le droit positif de manière synthétique, ce qui permet de balayer un programme très vaste (droit des contrats, responsabilité civile, régime général de l’obligation et droit de la preuve) dans un format relativement contenu, 753 pages. Les débats doctrinaux et les données historiques, qu’il est rarement nécessaire de mobiliser dans le cadre de l’épreuve de droit des obligations de l’examen d’entrée au CRFPA, ne sont évoqués que ponctuellement lorsque cela apparaît indispensable, par exemple lorsque l’interprétation d’une disposition légale ou d’un arrêt est discutée.

Le manuel est agrémenté de nombreux schémas et tableaux pour faciliter la compréhension et le travail de révision.

Photo cours de droit des obligations 2023

L’ouvrage est disponible dès maintenant dans la librairie en ligne de l’université et chez les librairies partenaires, comme les librairies LGDJ et Dalloz. Les étudiants qui s’inscrivent à la préparation CRFPA estivale de l’IEJ de Paris 1 recevront par ailleurs un exemplaire de ce manuel, inclus dans leurs frais d’inscription.

Ce manuel s’inscrit dans la collection « CRFPA » des Éditions IEJ de la Sorbonne que j’ai eu le plaisir de diriger cette année encore. Les onze ouvrages de cette collection sont désormais disponibles dans leur cinquième édition :

  • Cours de droit des obligations 2023, 5e éd., C. François et G. Cattalano, 753 pages, ISBN 978-2-38041-042-6
  • Cours de droit administratif 2023, 5e éd., P. Brunet, I. Lamouri, D. Soldini et F. Duffaud, 525 pages, ISBN 978-2-38041-043-3
  • Cours de droit civil 2023, 5e éd., J. Houssier, J. Laurent, F. Masson, M. Saulier et F. Viney, 691 pages, ISBN 978-2-38041-044-0
  • Cours de droit des affaires 2023, 5e éd., R. Dalmau, M. Houssin, F.-X. Lucas et P. Rubellin, 673 pages, ISBN 978-2-38041-045-7
  • Cours de droit fiscal 2023, 3e éd, G. Loustalet et A. Merchadier, 559 pages, ISBN 978-2-38041-052-5
  • Cours de droit international et européen 2023, 5e éd., É. Farnoux, C. Prieto, L. Rass-Masson et S. Robin-Olivier, 513 pages, ISBN 978-2-38041-046-4
  • Cours de droit pénal 2023, 5e éd., N. Jeanne et É. Letouzey, 661 pages, ISBN 978-2-38041-047-1
  • Cours de droit social 2023, 5e éd., A. Fabre, F. Rosa et J. Icard, 829 pages, ISBN 978-2-38041-048-8
  • Cours de procédure administrative contentieuse 2023, 5e éd., P.-O. Caille, 323 pages, ISBN 978-2-38041-049-5
  • Cours de procédure civile et de voies d’exécution 2023, 5e éd., L. Veyre, H. Michelin-Brachet, M. Guez et O. Robin-Sabard, 561 pages, ISBN 978-2-38041-050-1
  • Cours de procédure pénale 2023, 5e éd., N. Jeanne et É. Letouzey, 425 pages, ISBN 978-2-38041-051-8

Utiles précisions de la chambre commerciale quant au revirement abandonnant pour le passé la jurisprudence Consorts Cruz

Note sous Cass. com., 15 mars 2023, pourvoi n° 21-20.399 :

1. Cet arrêt aurait pu être d’importance modeste : rendu à propos d’une question ressassée à l’excès depuis trois décennies, celle de la sanction de la rétractation illicite d’une promesse unilatérale de vente avant la levée de l’option, la chambre commerciale y confirme un revirement de jurisprudence préalablement effectué par la troisième chambre civile. L’arrêt est pourtant remarquable en ce qu’il apporte d’utiles précisions à la fois sur le fond du revirement et sur sa rétroactivité.

Mise à jour du 03/08/2024 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt, publié à la Gazette du Palais (« Utiles précisions de la chambre commerciale quant au revirement abandonnant pour le passé la jurisprudence Consorts Cruz », note sous Cass. com., 15 mars 2023, Gaz. Pal. 9 mai 2023, n° 15, p. 18, GPL448n0) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Illustration article

2. En l’espèce, en simplifiant, une société avait conclu avec une autre, le 21 juin 2012, une promesse unilatérale de vente ayant pour objet des actions d’une filiale du promettant. L’option devrait être levée dans un délai de six mois à compter de la tenue de l’assemblée générale de la filiale approuvant les comptes clos au 31 décembre 2015. Le 8 mars 2016, le promettant a notifié au bénéficiaire la rétractation de sa promesse. Cela n’a pas dissuadé le bénéficiaire de notifier au promettant la levée de l’option le 28 juin 2016, soit le lendemain de la tenue de l’assemblée générale ayant approuvé les comptes susmentionnés. Le bénéficiaire a ensuite assigné le promettant en exécution forcée en nature de la promesse.

3. La cour d’appel de Rennes, par un arrêt du 6 juillet 2021, a rejeté la demande d’exécution forcée en nature et a donc appliqué la jurisprudence Consorts Cruz, initiée par la Cour de cassation en 1993, selon laquelle la rétractation de la promesse unilatérale avant la levée de l’option empêche la formation du contrat promis[1].

4. Saisie d’un pourvoi en cassation formé par le bénéficiaire de la promesse, la chambre commerciale profite de l’occasion pour marquer expressément son ralliement à l’abandon de la jurisprudence Consorts Cruz effectué par la troisième chambre civile par deux arrêts de 2021[2] (§ 8). Elle se démarque toutefois en motivant ce revirement de manière plus convaincante (I) et soumettant sa rétroactivité à un contrôle de conventionnalité (II).

I)            Les motifs du revirement pour le passé

5. La chambre commerciale retient une analyse plus convaincante de la promesse unilatérale de vente (A) et dévoile le véritable motif qui a conduit la Cour de cassation à ce changement d’analyse tardif (B).

A)   Une analyse renouvelée de la promesse unilatérale : l’amélioration de la motivation de la troisième chambre civile

6. Selon l’arrêt rendu par la troisième chambre civile le 23 juin 2021, la promesse unilatérale ferait peser sur le promettant une obligation de faire qui, à la suite d’une réinterprétation de l’ancien article 1142 du Code civil, serait désormais susceptible de faire l’objet d’une exécution forcée en nature[3]. Cette motivation était peu convaincante dans la mesure où la troisième chambre civile a cessé de raisonner, à propos de la promesse unilatérale de vente, en termes d’obligation de faire au moins depuis 2011[4].

7. La chambre commerciale, en marquant son adhésion à ce revirement, prend le soin de le motiver différemment, ce qui est un aveu implicite de la défaillance de la motivation adoptée par la troisième chambre civile. Elle ne fait ainsi aucune référence à la notion d’obligation de faire. Elle énonce que depuis 2011[5], et même depuis un arrêt inédit de 2009[6], la Cour de cassation analysait la rétractation du promettant en un retrait de son consentement au contrat de vente préparé. Il en résultait que la levée de l’option postérieure était impuissante à former ledit contrat faute de rencontre des volontés de vendre et d’acquérir. Cette analyse est désormais abandonnée : en consentant à la promesse, le promettant consent également et « définitivement » à la vente, de sorte que toute rétractation de sa part serait inefficace (§ 7 et 8). Sur ce point, la motivation de la chambre commerciale est plus convaincante.

8. En outre, le principe tiré de cette nouvelle analyse comporte une précision inédite : « le promettant […] ne peut pas se rétracter, même avant l’ouverture du délai d’option offert au bénéficiaire » (§ 8). En effet, en l’espèce, le promettant s’était rétracté avant même que le délai d’option ait pu commencer à courir. La solution est logique puisque l’inefficacité de la rétractation repose sur le fait que le vendeur a « définitivement » consenti à la vente à travers la conclusion de la promesse unilatérale, il est donc indifférent que la rétractation intervienne avant l’ouverture du délai d’option. La précision n’est toutefois pas inutile puisque le nouvel article 1124, alinéa 2, du Code civil dispose que « la révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat promis ». Une application a contrario de cette disposition conduirait à juger que la révocation empêche la formation du contrat promis si elle intervient avant le temps laissé au bénéficiaire pour opter. Il est peu douteux que la solution ici posée sous l’empire du droit antérieur au 1er octobre 2016 sera maintenue sous l’empire de cette nouvelle disposition en ce qu’elle est conforme à sa ratio legis.

B)   L’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016 : le dévoilement du véritable motif déterminant

9. Selon les propres termes de l’arrêt commenté, « une très grande majorité de la doctrine […] appelait de ses vœux » un abandon de la jurisprudence Consorts Cruz, dès son adoption par l’arrêt éponyme du 15 décembre 1993 (§ 11). Dès lors, pourquoi ce ralliement soudain et tardif à la position défendue par la doctrine majoritaire ? À cette question, la motivation enrichie de l’arrêt du 23 juin 2021 n’apportait aucune réponse. L’élément déclencheur a très probablement été l’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016 par laquelle le Gouvernement a brisé la jurisprudence Consorts Cruz, mais pour l’avenir seulement (nouvel art. 1124, al. 2, du Code civil)[7].

En 2017, la Cour de cassation avait justifié à plusieurs reprises un changement « d’appréciation » quant à telle ou telle notion du droit positif par « l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 »[8]. La chambre sociale avait d’ailleurs employé cette motivation dans deux arrêts alignant le régime des promesses unilatérales de contrat de travail conclues avant le 1er octobre 2016 sur la règle du nouvel article 1124, alinéa 2, du Code civil[9]. Dès lors, pourquoi la troisième chambre civile n’a-t-elle pas elle aussi invoqué « l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance » ? Très probablement parce qu’entretemps, le Parlement avait manifesté sa désapprobation à l’occasion du vote de la loi de ratification du 20 avril 2018. À la fin de l’article 9, alinéa 2, de l’ordonnance, qui disposait que « les contrats conclus avant cette date [le 1er octobre 2016] demeurent soumis à la loi ancienne », le Parlement a ajouté la précision suivante : « y compris pour leurs effets légaux et pour les dispositions d’ordre public ». Le rapport de la commission des lois du Sénat présente cette modification comme une réaction à la jurisprudence précitée de 2017[10].

10. Le paragraphe 8 de l’arrêt ici commenté est remarquable en ce que la chambre commerciale se montre plus téméraire que la troisième chambre civile. Elle invoque, pour justifier le revirement, l’évolution du droit des obligations résultant de l’ordonnance du 10 février 2016. Formellement, l’arrêt ne viole pas la lettre de l’article 9 de l’ordonnance. En effet, la modification de cet article adoptée à l’initiative de la commission des lois du Sénat est en réalité inapte à briser la pratique de la Cour de cassation que nous venons d’évoquer. Certes, il arrive que le juge applique immédiatement aux contrats en cours une disposition légale au motif que celle-ci se rapporte à un effet légal desdits contrats ou qu’elle relève de « considérations d’ordre public particulièrement impératives »[11]. Toutefois, ce n’est aucunement la logique qui sous-tend les arrêts précités de 2017 et celui ici commenté. La chambre commerciale prend la précaution de l’expliciter : « si, conformément à son article 9, les dispositions de l’ordonnance du 10 février 2016 ne sont applicables qu’aux contrats souscrits postérieurement à son entrée en vigueur, il apparaît nécessaire, compte tenu de l’évolution du droit des obligations, de modifier la jurisprudence… » (§ 8). Formellement, la Cour se contente de modifier sa jurisprudence applicable aux contrats conclus avant le 1er octobre 2016 : elle ne leur applique pas les dispositions de l’ordonnance, elle s’inspire seulement de leur contenu pour effectuer son revirement de jurisprudence.

11. Malgré cette tentative de la chambre commerciale de déminer le terrain, il n’en demeure pas moins que celle-ci prend un risque en érigeant de nouveau ouvertement l’ordonnance en source d’inspiration d’un revirement pour le passé alors que la commission des lois du Sénat a exprimé son opposition à cette pratique. Cette transparence doit être saluée. Le pouvoir normatif de la Cour de cassation ne cessant de croître ces dernières décennies, il est sain que celui-ci s’exerce au grand jour, afin de permettre au législateur d’exercer pleinement un contrôle de cette activité normative.

L’arrêt de la chambre commerciale se démarque également des deux arrêts de la troisième chambre civile qui l’ont précédé en ce qu’il se prononce sur la rétroactivité du revirement effectué.

II)          La rétroactivité du revirement pour le passé

12. L’arrêt confirme le récent mouvement d’élargissement des hypothèses dans lesquelles il peut être dérogé à la rétroactivité d’un revirement de jurisprudence, par la mise en œuvre d’un contrôle de proportionnalité (A). L’application du contrôle de proportionnalité au cas d’espèce s’avère toutefois assez confuse et, partant, décevante (B).

A)   L’admission louable d’un contrôle de proportionnalité

13. La Cour de cassation a longtemps considéré que son interprétation faisait corps avec la disposition interprétée de sorte qu’elle rétroagissait nécessairement à la date d’entrée en vigueur de cette dernière. Selon une expression plus récente, « nul ne peut se prévaloir d’un droit acquis à une jurisprudence figée »[12].

14. Sous l’impulsion du rapport « Molfessis », la Cour de cassation a concédé, dans les années 2000, une première dérogation à la rétroactivité lorsque le revirement prive le demandeur de son droit à l’accès au juge garanti par l’article 6, § 1, de la Convention EDH[13]. Ce fut pendant longtemps la seule hypothèse admise de modulation dans le temps des revirements[14].

15. Après un arrêt avant-gardiste rendu en 2016 par la première chambre civile[15], mais au résultat décevant dans le cas d’espèce, le mouvement s’est subitement accéléré. C’est d’abord la chambre criminelle qui a admis en 2020 une nouvelle exception à la rétroactivité, lorsque cette dernière aboutirait à violer le principe de légalité des délits et des peines garanti par l’article 7 de la Convention[16]. En septembre 2022, la première chambre civile a écarté l’application d’une jurisprudence nouvelle aux instances en cours au motif notamment qu’une telle rétroactivité « porterait une atteinte disproportionnée aux principes de sécurité juridique et de confiance légitime »[17]. La brèche ouverte par cet arrêt est majeure puisque la rétroactivité de tout revirement de jurisprudence porte par nature atteinte à la sécurité juridique. Dans le même arrêt, la Cour de cassation s’était également fondée sur le fait que la rétroactivité du revirement aurait porté « une atteinte disproportionnée à l’intérêt supérieur de l’enfant, garanti par l’article 3, § 1, de la Convention internationale des droits de l’enfant, ainsi qu’au droit au respect de la vie privée et familiale des personnes concernées, garanti par l’article 8 de la Convention » EDH (§ 29), ajoutant ainsi ces deux textes à la liste de ceux pouvant justifier une modulation dans le temps d’un revirement.

16. L’arrêt rendu le 15 mars 2023 s’inscrit clairement dans le prolongement de ces arrêts. S’agissant d’un revirement de jurisprudence « pour le passé », applicable aux seules promesses conclues avant le 1er octobre 2016, écarter intégralement sa rétroactivité aurait conduit à anéantir le revirement lui-même. Néanmoins, après avoir rappelé l’absence de « droit acquis à une jurisprudence constante » (§ 10), la chambre commerciale accepte de contrôler que l’application rétroactive du revirement au cas d’espèce ne porterait pas une atteinte disproportionnée au principe de sécurité juridique, au droit à un procès équitable et au droit au respect des biens. Certes, elle conclut à l’absence de disproportion en l’espèce, mais le seul fait qu’elle accepte d’effectuer ce contrôle témoigne d’une évolution de la doctrine de la Cour. Quelques années auparavant, ces arguments auraient été balayés sans contrôle de proportionnalité « dès lors que la partie qui s’en prévaut n’est pas privée du droit à l’accès au juge » ; aujourd’hui, la chambre commerciale y consacre quatre paragraphes de motivation enrichie.

B)   L’application décevante du contrôle de proportionnalité

17. La chambre commerciale juge que le promettant « ne peut se prévaloir d’un droit définitivement acquis dès lors que l’arrêt de la cour d’appel de Rennes, qui a rejeté la demande d’exécution forcée en nature de la vente, était, en tout état de cause, susceptible d’un pourvoi en cassation » (§ 11). Elle ajoute que le promettant « ne dispose pas en l’espèce d’une créance exigible, dans la mesure où l’arrêt de la cour d’appel n’a pas acquis de caractère irrévocable » (§ 12). On croit comprendre qu’il existe bien, selon la chambre commerciale, un « droit » découlant pour le promettant de l’arrêt d’appel dont il aurait été privé par la rétroactivité du revirement, mais que ce droit n’était pas « définitivement acquis » et n’avait pas de « caractère irrévocable » dès lors qu’il existait une voie de recours contre l’arrêt d’appel. La chambre commerciale transpose ici le raisonnement qui a été déployé par la Cour EDH notamment dans son arrêt Legrand c/ France[18] cité au paragraphe 10 de l’arrêt commenté. Or les faits ayant donné lieu à ces deux arrêts sont radicalement différents. L’arrêt de la Cour européenne concernait une créance de réparation accordée à des victimes par une cour d’appel puis exclue par la Cour de cassation à la suite d’un revirement de jurisprudence. En matière de promesse unilatérale de vente, on ne parvient pas à identifier de quel droit subjectif pourrait être titulaire un promettant à la suite d’un arrêt qui le condamne à verser des dommages-intérêts en raison de la rétractation illicite de sa promesse.

La chambre commerciale aurait plutôt dû rechercher si l’application rétroactive du revirement effectué en 2021 ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété du promettant sur les parts sociales qui faisaient l’objet de la promesse unilatérale de vente : là se trouvait le véritable « bien » protégé par l’article 1er du protocole n° 1. Ce droit de propriété semblait acquis pour le promettant au jour de la rétractation illicite de la promesse, le 8 mars 2016, puisqu’à l’époque la jurisprudence Consorts Cruz était encore appliquée. La chambre commerciale aurait également dû rechercher si l’application rétroactive du revirement ne portait pas atteinte aux prévisions légitimes du promettant construites sur la base de la jurisprudence en vigueur à l’époque des faits susceptible d’être constitutive d’une atteinte disproportionnée au principe de sécurité juridique fondé sur l’article 6, § 1, de la Convention.

18. L’arrêt énonce ensuite que « le nouvel état du droit, issu du revirement de la troisième chambre civile, n’était pas imprévisible » (§ 11). Il est vrai que si le revirement de jurisprudence était prévisible, cela serait de nature à faire tomber le grief d’atteinte disproportionnée à la sécurité juridique[19]. Les arguments retenus au soutien de cette prévisibilité peinent toutefois à convaincre : « une très grande majorité de la doctrine » appelait le revirement « de ses vœux bien avant la conclusion du protocole du 21 juin 2012 et la réforme du droit des contrats du 10 février 2016, intervenue antérieurement à la rétractation par la société MG de sa promesse, qui y a mis fin pour les contrats conclus à compter de son entrée en vigueur, confirmant ainsi les doutes préexistants quant au bien-fondé, et donc au maintien, de la jurisprudence antérieure ». Il est douteux que les critiques doctrinales – répétées pendant près de trente ans sans le moindre impact sur la jurisprudence – conjuguées à l’entrée en vigueur non rétroactive du nouvel article 1124 du Code civil le 1er octobre 2016, aient rendu prévisible le revirement. La preuve en est que la troisième chambre civile avait dans un premier temps réaffirmé sa jurisprudence Consorts Cruz en 2018[20].

De plus, on peut noter une certaine confusion quant à la date à laquelle il convient de se placer pour apprécier la prévisibilité du revirement. Dans un même paragraphe (§ 11), après avoir évoqué la date du pourvoi, la chambre commerciale fait ensuite référence à la date de conclusion de la promesse et à la date de sa rétractation. Le revirement est relatif à la sanction de la rétractation illicite : aux seuls dommages-intérêts, il substitue l’inefficacité de la rétractation. On pourrait donc appliquer par analogie la solution prévue à l’ancien article 1150 du Code civil (désormais à l’article 1231-3) en matière de responsabilité contractuelle : seuls les dommages qui étaient prévisibles au jour de la conclusion du contrat sont réparables, sauf en cas de dol du débiteur. Or la rétractation illicite de la promesse unilatérale de vente est indubitablement constitutive d’une faute dolosive : le promettant déclare purement et simplement qu’il se soustrait à son engagement.

19. C’est bien là, in fine, le seul véritable argument décisif en faveur de la rétroactivité du revirement. Celui-ci clôt la démonstration de la chambre commerciale (§ 13). La partie qui pâtit de la rétroactivité du revirement est fautive et le revirement change seulement la sanction de cette faute qui n’est pas une peine au sens de l’article 7 de la Convention EDH et qui n’est donc pas soumise à ce texte. Le promettant étant de mauvaise foi, de surcroît auteur d’une faute probablement lucrative, la rétroactivité du changement de sanction ne crée aucune atteinte disproportionnée ni à son droit au respect de ses biens ni à son droit à un procès équitable.

Note Gazette du Palais 2023

[1] Cass. 3e civ., 15 déc. 1993, n° 91-10.199.

[2] Cass. 3e civ., 23 juin 2021, n° 20-17.554 ; 20 oct. 2021, n° 20-18.514.

[3] Arrêt du 23 juin 2021 précité, § 7, 8, 10 et 11.

[4] Cass. 3e civ., 11 mai 2011, n° 10-12.875. V. not. JCP G 2021, act. 1226, note N. Molfessis ; D. 2021, p. 1574, note L. Molina.

[5] V. note préc.

[6] Cass. 3e civ., 15 déc. 2009, n° 08-22.008, inédit.

[7] V. not. JCP G 2021, act. 1226, note N. Molfessis ; RDC déc. 2021, n° 200g8, p. 12, note F. Dournaux ; Gaz. Pal. 7 sept. 2021, n° 425g3, p. 22, note C.-É. Bucher ; JCP G 2021, doct. 1310, obs. D. Houtcieff.

[8] Cass. ch. mixte, 24 févr. 2017, n° 15-20.411 ; Cass. soc., 21 sept. 2017, n° 16-20.103 et 16-20.104, deux espèces.

[9] Cass. soc., 21 sept. 2017, préc.

[10] Rapport n° 22 (2017-2018) du 11 oct. 2017, fait par François Pillet au nom de la commission des lois du Sénat.

[11] L. Bach, Rép. civ. Dalloz, v° « Conflits de lois dans le temps », mai 2006, n° 570 et s.

[12] V. par ex. Cass. 1re civ., 9 oct. 2001, n° 00-14.564..

[13] Cass. 2e civ., 8 juill. 2004, n° 01-10.426 ; Cass. ass. plén., 21 déc. 2006, n° 00-20.493.

[14] V. par ex., Cass. 2e civ., 18 avril 2019, n° 17-21.189.

[15] Cass. 1re civ., 6 avr. 2016, n° 15-10.552.

[16] Cass. crim., 25 nov. 2020, n° 18-86.955, § 38 et 39.

[17] Cass. 1re civ., 21 sept. 2022, n° 21-50.042, § 22 et 27.

[18] CEDH, Allègre c. France, n° 22008/12.

[19] CEDH, 12 juill. 2018, Allègre c/ France, n° 22008/12, § 50 et 61.

[20] Cass. 3e civ., 6 déc. 2018, n° 17-21.170.

Licéité et effets de la révocation conventionnelle d’une donation en présence d’héritiers réservataires

Note sous Cass. 1re civ., 30 novembre 2022, pourvoi n° 21-11.507 :

1.- L’arrêt rendu le 30 novembre 2022 par la première chambre civile suscite la réflexion, tant par ses dits que par ses non-dits, en ce qu’il se prononce sur un mécanisme, la révocation par consentement mutuel d’une donation, dont les contours sont très incertains.

Mise à jour du 03/08/2024 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt, publié au Recueil Dalloz (« Licéité et effets de la révocation conventionnelle d’une donation en présence d’héritiers réservataires », note sous Cass. 1re civ., 30 novembre 2022, D. 2023, p. 215) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Donation

2.- En l’espèce, une femme avait, par acte authentique, donné une certaine somme d’argent par préciput et hors part à l’un de ses fils en 1994. Le donataire avait ensuite apporté l’essentiel de cette somme au capital d’une société commerciale.

En 2005, également par acte authentique, la donatrice et le donataire ont convenu de révoquer la donation, ce qui a conduit ce dernier à restituer à la première une somme d’argent du même montant que celle qu’il avait reçue en 1994.

À son décès en 2015, la donatrice a laissé pour lui succéder ses trois enfants. La sœur du donataire a alors agi en nullité de la révocation intervenue en 2005 pour cause illicite, sur le fondement des articles 1131 et 1133 du Code civil dans leur rédaction antérieure à l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 10 février 2016. Selon elle, la révocation avait pour finalité de faire échec à la réunion fictive à la masse de calcul de la réserve héréditaire de la valeur des titres que le donataire avait acquis avec les fonds donnés. En effet, selon l’article 922 du Code civil, « les biens dont il a été disposé par donation entre vifs sont fictivement réunis à cette masse » et « s’il y a eu subrogation, il est tenu compte de la valeur des nouveaux biens au jour de l’ouverture de la succession ». Or la valeur de ces titres était nettement supérieure au montant nominal de la donation restitué en 2005.

La cour d’appel de Rennes a rejeté la demande. Pour conclure à la validité de l’acte de révocation de la donation intervenu en 2005, elle a estimé que « les mobiles ayant présidé à la révocation litigieuse sont indifférents et ne peuvent se confondre avec la cause de la convention laquelle n’était pas illicite, la révocation conventionnelle d’une donation ne se heurtant à aucune interdiction légale et étant toujours possible sans que les parties n’aient à en justifier les raisons »[1].

Au visa des anciens articles 1131 et 1133 du Code civil, la Cour de cassation rappelle « qu’un contrat n’est valable que si les motifs ayant déterminé les parties à contracter sont licites ». Elle casse ensuite l’arrêt d’appel au motif que la cour d’appel aurait dû rechercher « si la cause de l’acte révocatoire ne résidait pas dans la volonté des parties de contourner les dispositions d’ordre public de l’article 922 du Code civil ».

3.- Les apports de cet arrêt pourraient largement dépasser ce qui ressort explicitement de son conclusif. D’abord, en reprochant à la cour d’appel de ne pas avoir contrôlé la licéité de la cause subjective de la révocation, la Cour de cassation semble admettre la validité du mécanisme de la révocation par consentement mutuel d’une donation (I). Ensuite, en jugeant de manière contestable que cette révocation est annulable lorsqu’elle a pour finalité de contourner l’article 922 du Code civil, la Cour semble considérer que la révocation, lorsque sa cause est licite, produit des effets rétroactifs opposables aux tiers fussent-ils héritiers réservataires (II).

Précisons à titre liminaire que, bien que l’arrêt ait été rendu sous l’empire des dispositions du Code civil antérieures à l’ordonnance du 10 février 2016, ses apports demeurent d’actualité puisque les nouvelles dispositions du Code civil prévoient toujours un contrôle de la licéité du contenu du contrat, qui inclut son but[2] (art. 1128, 3° et 1162), et la disposition de l’ancien article 1134, alinéa 2, relative à la révocation d’un contrat par consentement mutuel a été conservée au nouvel article 1193.

I) La validité de principe de la révocation d’une donation par consentement mutuel sous réserve de la licéité de sa cause

4.- La cour d’appel semble confondre, dans ses motifs, la cause subjective et l’objet de la révocation. La Cour de cassation commence par remettre un peu d’ordre dans ces concepts et, ce faisant, elle semble confirmer que la révocation d’une donation est un procédé intrinsèquement licite (A). En revanche, contrairement à ce qu’a jugé la cour d’appel, une telle révocation n’a pas de caractère discrétionnaire et n’échappe donc pas à un contrôle de la licéité de sa cause subjective (B).

A)    La confirmation implicite de la licéité de l’objet

5.- La cour d’appel effectue une distinction surprenante entre les notions de « mobiles » et de « cause de la convention » : « les mobiles ayant présidé à la révocation de la donation du 9 juin 1994 sont indifférents et ne peuvent se confondre avec la cause de la convention qui n’était pas illicite ». La « cause de la convention » était pourtant communément définie, avant son éradication par l’ordonnance du 10 février 2016, comme « le mobile ayant conduit à la conclusion du contrat »[3]. On la qualifiait aussi de cause subjective et ce concept servait à apprécier la licéité de la cause sur le fondement de l’ancien article 1131 du Code civil[4]. Ainsi, à l’exact opposé de ce qu’a affirmé la cour d’appel, la cause du contrat se confond avec les mobiles. La Cour de cassation le rappelle lorsqu’elle énonce, au visa des anciens articles 1131 et 1133 du Code civil, qu’« il résulte de ces textes qu’un contrat n’est valable que si les motifs ayant déterminé les parties à contracter sont licites », les termes « motifs » et « mobiles » étant ici parfaitement synonymes.

6.- Au-delà de ces considérations terminologiques, en reprochant à la cour d’appel de ne pas avoir recherché « si la cause de l’acte révocatoire ne résidait pas dans la volonté des parties de contourner les dispositions d’ordre public de l’article 922 du code civil », la Cour de cassation admet implicitement que la révocation d’une donation par consentement mutuel est en elle-même un acte dont l’objet est licite. En effet, si l’acte avait un objet illicite, il serait nul quelle que soit sa cause subjective.

Ce faisant, la première chambre civile confirme une solution qui était déjà défendue par la doctrine majoritaire[5]. Le principe d’irrévocabilité spéciale des donations[6] interdit seulement au donateur de se ménager une faculté de révocation unilatérale de la donation[7], ce que l’on rattache souvent à la maxime de Loysel « donner et retenir ne vaut »[8]. En revanche, ce que les parties ont fait d’un commun accord, elles peuvent également le défaire d’un commun accord. Les donations n’échappent pas, sur ce point, au droit commun de l’article 1193, anciennement 1134 alinéa 2, du Code civil, qui dispose que les contrats peuvent être « révoqués […] du consentement mutuel des parties » – le mutuus dissensus. La Cour de cassation avait d’ailleurs déjà semblé l’admettre par au moins trois arrêts antérieurs[9] sous la seule réserve que le parallélisme des formes soit respecté[10], c’est-à-dire que la révocation ait lieu par acte authentique comme la donation révoquée[11].

Si l’objet de la révocation est licite, sa cause est en revanche susceptible d’être illicite et doit donc être contrôlée.

B)    La soumission de la cause au contrôle de licéité

7.- La cour d’appel semble affirmer que la révocation d’une donation échappe par nature au contrôle de licéité de sa cause subjective : « les mobiles ayant présidé à la révocation de la donation […] sont indifférents et […] la révocation conventionnelle d’une donation ne se heurt[e] à aucune interdiction légale et [est] toujours possible sans que les parties n’aient à en justifier les raisons ». La Cour de cassation n’est pas de cet avis puisqu’elle casse l’arrêt sur ce point.

8.- Que les parties n’aient pas à justifier les raisons de la révocation n’est qu’une application du droit commun. L’ancien article 1132 disposait ainsi que « la convention n’est pas moins valable, quoique la cause n’en soit pas exprimée » et la Cour de cassation en déduisait une présomption de licéité de la cause, de sorte qu’il revenait à celui qui prétendait que la cause était illicite d’en apporter la preuve[12].

9.- En revanche, l’affirmation de la cour d’appel selon laquelle la révocation par consentement mutuel d’une donation serait toujours possible quel qu’en soit le motif suscite la réflexion. Existe-t-il seulement des contrats qui, par nature, ne sont pas susceptibles d’être annulés pour cause illicite ? Il s’agirait en quelque sorte de contrats discrétionnaires dans le sens où les parties ne pourraient jamais se voir reprocher d’avoir conclu de tels contrats, quelle qu’en soit la cause.

À notre connaissance, ni la doctrine ni la jurisprudence n’évoquent la notion d’acte discrétionnaire à propos du contrôle de la licéité de la cause. En revanche, la notion de droit discrétionnaire est employée en matière d’abus de droit pour désigner des droits dont l’exercice n’est pas susceptible de dégénérer en abus. L’abus de droit et la cause illicite sont deux notions distinctes, mais répondent à des logiques proches puisque l’abus réside dans le fait de détourner un droit de sa finalité[13]. L’abus de droit permet donc d’effectuer une forme de contrôle de la cause de l’exercice du droit. Josserand parlait d’ailleurs, à propos des droits dont l’exercice n’était pas susceptible de dégénérer en abus, de « droits non causés »[14].

Selon Alain Bénabent, la catégorie des droits purement discrétionnaires, « dont on relève que la liste est très incertaine, s’avère très résiduelle » et « en voie d’extinction »[15]. D’autres auteurs sont encore plus radicaux : « l’existence même des droits discrétionnaires semble hasardeuse […]. En effet, il paraît excessif de soustraire, d’emblée, une catégorie de prérogatives au contrôle du juge, compte tenu du rôle modérateur que joue la théorie de l’abus de droit. […] La catégorie des droits discrétionnaires est fondamentalement un non-sens, dès lors qu’il est admis que les droits subjectifs n’existent qu’en raison de la protection que le droit objectif leur accorde »[16]. De la même façon, les accords de volonté ne produisent effet qu’en vertu du droit objectif. Selon la formule consacrée, seuls les contrats « légalement formés » tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits[17]. Il n’y a donc pas de raison de soustraire la révocation par consentement mutuel d’une donation au contrôle de la licéité de la cause[18] et, sur ce point encore, l’arrêt de la Cour de cassation mérite d’être approuvé.

Le présent arrêt ne se contente pas d’acter le principe de la soumission de la cause de la révocation au contrôle de licéité, il donne par ailleurs une hypothèse dans laquelle cette cause serait considérée comme illicite.

II) L’invalidité de la révocation visant à contourner les dispositions d’ordre public de l’article 922 du Code civil

10.- L’invalidité de cette cause subjective décrétée par la Cour de cassation n’est pas aussi évidente qu’elle peut le paraître de prime abord (A). Il découle par ailleurs de cette solution que la Cour semble attribuer implicitement un effet rétroactif à la révocation opposable aux tiers héritiers réservataires (B).

A)    L’illicéité contestable de la volonté d’éviter la réunion fictive de la valeur du bien subrogé à la masse de calcul de la réserve

11.- La Cour de cassation reproche à la cour d’appel de ne pas avoir recherché « si la cause de l’acte révocatoire ne résidait pas dans la volonté des parties de contourner les dispositions d’ordre public de l’article 922 du code civil ». Ce faisant, la Cour considère qu’une telle cause serait illicite. Cela n’a rien d’évident.

12.- L’article 922 du Code civil détermine la composition de la masse de biens qui va servir au calcul des valeurs de la réserve héréditaire et de la quotité disponible[19]. Aux « biens existant au décès du donateur ou testateur » (al. 1er) sont ajoutés fictivement « les biens dont il a été disposé par donation entre vifs » étant précisé que « s’il y a eu subrogation, il est tenu compte de la valeur des nouveaux biens au jour de l’ouverture de la succession » (al. 2).

En l’espèce, la somme donnée en 1994 avait été employée par le donataire pour acquérir des parts sociales qui, au jour de la révocation par consentement mutuel en 2005, avaient une valeur nettement supérieure à celle du jour de leur acquisition. La sœur du donataire soutenait donc que la révocation avait pour seule finalité d’éviter à ce dernier d’avoir à payer une importante indemnité de réduction au moment du décès de la donatrice.

13.- Peut-on pour autant parler, dans cette hypothèse, de contournement de l’article 922 du Code civil comme le fait la Cour de cassation ? « Contourner », c’est « éviter de respecter en employant des moyens détournés »[20]. Or il est douteux que la révocation de la donation puisse constituer en l’espèce un non-respect de l’article 922 du Code civil, même si elle était animée par la seule volonté d’éviter la réunion fictive de la donation à la masse de calcul.

Pour s’en convaincre, on peut observer que la donatrice et le donataire auraient pu aboutir en toute légalité à un résultat concret similaire en recourant ab initio à un autre procédé : un prêt de somme d’argent à titre gratuit. En effet, le prêt de somme d’argent sans intérêt est qualifié, en l’état actuel de la jurisprudence, de contrat de service gratuit et non de libéralité, car la libéralité implique un appauvrissement du disposant alors que le prêt à titre gratuit n’opère le transfert d’aucun droit patrimonial[21]. Le service procuré à l’emprunteur ne peut donc pas être pris en compte dans la masse de calcul de la réserve. Ainsi, en l’espèce, la donatrice aurait parfaitement pu conclure avec son fils un prêt à titre gratuit en 1994 afin de lui éviter d’avoir à verser une indemnité de réduction, quel que soit l’usage que le fils ait fait des fonds prêtés. En révoquant la donation, les parties ont de facto transformé a posteriori la donation en prêt de consommation à titre gratuit en permettant au donataire de jouir de la somme d’argent pendant une certaine durée sans contrepartie.

On pourrait rétorquer que dès lors que la mère avait opté pour la donation en 1994 au lieu d’un prêt à titre gratuit, la réunion fictive du bien donné ou subrogé était acquise si bien que tout acte ayant pour finalité de contourner cette réunion fictive serait constitutif d’une violation de l’article 922 du Code civil. Cette analyse, parfaitement défendable, peut aussi être contestée en considérant que les héritiers réservataires présomptifs n’ont aucun droit acquis à l’intégration d’une libéralité dans la masse de calcul de la réserve tant que la succession n’est pas ouverte. Tant que le décès n’est pas intervenu, les héritiers réservataires présomptifs possèdent au mieux une simple expectative. La preuve en est que la Cour de cassation semble admettre la validité de la révocation d’une donation si celle-ci n’a pas pour finalité de « contourner les dispositions d’ordre public de l’article 922 du code civil ». Autrement dit, la Cour semble tolérer que la révocation conduise à soustraire la donation de la masse de calcul de la réserve dès lors que cet effet n’est qu’accidentel dans le sens où il n’a pas été recherché par les auteurs de la révocation.

Quoi qu’il en soit, la question de la licéité de cette cause subjective spécifique ne présente un intérêt que si l’on part du postulat que la révocation de la donation produit un effet rétroactif.

B)    La possible admission, en creux, de la rétroactivité de la révocation

14.- On peut se demander si la Cour de cassation, par cet arrêt, n’a pas admis implicitement que la révocation d’une donation par consentement mutuel produit un effet rétroactif opposable aux héritiers réservataires. En effet, la question de la licéité de la cause de la révocation ne présente un intérêt que si la révocation produit un effet rétroactif vis-à-vis des héritiers réservataires. En l’espèce, si la rétroactivité de la révocation n’était pas opposable à la sœur du donataire, cette dernière n’aurait eu aucun intérêt à agir en nullité de la révocation puisque la potentielle intention frauduleuse des parties serait totalement inapte à atteindre son but : la donation initiale aurait été réunie à la masse de calcul de la réserve malgré sa révocation.

Il faut toutefois rester prudent sur ce point. En effet, si le caractère rétroactif de la révocation avait été admis par la cour d’appel et était contesté par le demandeur au pourvoi dans deux branches de son moyen, la Cour de cassation ne répond formellement à aucune de ces deux branches dans son arrêt.

15.- De manière générale, au-delà du cas particulier de la donation, l’effet rétroactif du mutuus dissensus est très incertain. Pour de nombreux auteurs, la révocation conventionnelle n’est pas rétroactive[22]. « Si des contractants décident de revenir sur une convention qui a été exécutée, et qui a donné satisfaction, il y a en réalité une nouvelle convention en sens inverse, et non une révocation de l’accord initial »[23]. Ainsi, la révocation par consentement mutuel d’une donation de biens présents ne pourrait s’analyser qu’en « une nouvelle donation en sens inverse de la première »[24]. Mais d’autres auteurs se prononcent en faveur de la rétroactivité de la révocation[25] ou, à tout le moins, constatent que la jurisprudence semble admettre une telle rétroactivité[26].

Ainsi, par un arrêt du 27 juillet 1892, la chambre civile avait énoncé le principe suivant au visa de l’ancien article 1134 du Code civil : « attendu que les conventions peuvent être révoquées du consentement mutuel des parties, et que cette révocation produit le même effet que l’accomplissement d’une condition résolutoire, c’est-à-dire que les choses sont remises au même état que si l’obligation n’avait pas existé ; que par suite, les parties doivent se restituer réciproquement tout ce qu’elles ont reçu l’une de l’autre, en exécution de la convention révoquée »[27]. À notre connaissance, ce principe n’a jamais été énoncé de nouveau aussi clairement depuis, mais la doctrine cite quelques arrêts qui semblent confirmer, moins explicitement, que la révocation amiable peut être rétroactive[28].

16.- En affinant un peu la question, il faudrait sans doute distinguer les effets de la révocation entre les parties, qui pourraient sans difficulté être rétroactifs, des effets de la révocation vis-à-vis des tiers[29]. La rétroactivité de la révocation vis-à-vis des tiers est concevable, mais la marge est étroite : permise par le principe de l’opposabilité des contrats aux tiers[30], cette rétroactivité devrait être limitée par le principe de l’effet relatif des contrats[31] qui interdit aux parties de porter atteinte aux droits acquis des tiers. On retrouve le même raisonnement à propos de la rétroactivité de la nullité conventionnelle qui a été consacrée par l’ordonnance du 10 février 2016 à l’article 1178 du Code civil. Certains auteurs considèrent que la nullité conventionnelle produit un effet rétroactif inter partes, mais que cette rétroactivité ne saurait nuire aux tiers intéressés[32].

En l’espèce, ainsi que nous l’avons vu[33], il nous semble que la sœur du donataire ne possédait, au jour de la révocation, aucun droit acquis à la réunion fictive de la donation à la masse de calcul de la réserve, ce qui pourrait permettre de lui rendre opposable la rétroactivité de la révocation. 17.- Enfin, il faut préciser que le droit fiscal tend à assimiler la révocation conventionnelle d’un contrat translatif de propriété à une mutation en sens inverse : non seulement les droits perçus par le fisc sur l’acte révoqué ne donnent pas lieu à restitution, mais le nouveau transfert de propriété opéré par l’acte révocatoire est également imposé[34]. Évidemment, on ne peut en tirer aucune conclusion sur le plan civil, car ce ne serait pas la première fois que le droit fiscal consacre une solution qui déroge aux principes du droit civil[35].

Recueil Dalloz 2 février 2023

[1] Rennes, 8 déc. 2020, n° RG 18/04599.

[2] La « cause du contrat » est « le mobile ayant conduit à la conclusion du contrat. La notion peut être identifiée à celle de but du contrat qui est retenue par l’ordonnance de réforme du droit des contrats » (Fabre-Magnan, Droit des obligations, t. 1, Contrat et engagement unilatéral, 5e éd., PUF, 2019, n° 675).

[3] M. Fabre-Magnan, ibid.

[4] A. Bénabent, Droit des obligations, 19e éd., LGDJ, 2021, n° 202.

[5] Admettant la possibilité d’une révocation de la donation par consentement mutuel, V. not. : W. Dross, « L’irrévocabilité spéciale des donations existe-elle ? », RTD civ. 2011, p. 25, spéc. n° 1 ; R. Vatinet, « Le mutuus dissensus », RTD civ. 1987, p. 252, spéc. n° 22 ; M. Grimaldi, obs. sous Cass. 1re civ., 7 juin 2006, RTD civ. 2007, p. 613 : « la révocation conventionnelle d’une donation-partage, comme celle d’une donation ordinaire, est parfaitement licite ».

[6] Que l’on déduit notamment de l’article 894 du Code civil.

[7] W. Dross, op. cit., spéc. n° 1.

[8] Bien que ce sens nouveau diffère du sens historique de cette maxime, qui est née à une époque où la donation était un contrat réel qui ne pouvait se former que par la remise matérielle de la chose donnée, la traditio (M. Grimaldi, Droit civil, Libéralités, partages d’ascendants, Litec, 2000, n° 1208, note 307).

[9] Cass. 1re civ., 7 juin 2006, n° 04-14.652, RTD civ. 2007, p. 613, obs. M. Grimaldi (à propos de la révocation d’une donation-partage) ; Cass. 1re civ., 2 juin 1970, n° 68-14.147, JCP G 1970, II, 17095, note M. Dagot (à propos d’une donation) ; Cass. req., 14 juin 1843, D. 1843, p. 605 : « qu’à défaut de révocation résultant du consentement mutuel et simultané des parties contractantes, il y avait lieu d’ordonner le maintien desdites conventions » (interprétation a contrario).

[10] V. les arrêts de 1970 et 2006 cités dans la note précédente.

[11] Puisque les donations doivent, en principe, être passées par acte notarié (art. 931 du Code civil).

[12] Cass. 1re civ., 12 janv. 2012, n° 10-24.614 ; RTD civ. 2012, p. 315, obs. B. Fages.

[13] En simplifiant un peu, la jurisprudence relative à la théorie de l’abus de droit étant complexe à synthétiser (V. L. Cadiet et Ph. le Tourneau, Rép civ. Dalloz, v° « Abus de droit », juin 2015, n° 28).

[14] L. Josserand, De l’esprit des droits et de leur relativité : théorie dite de l’abus des droits, 2e éd., Dalloz, 1939, n° 306, p. 416.

[15] A. Bénabent, « Le discrétionnaire », Études offertes au professeur Philippe Malinvaud, LexisNexis, 2007, p. 11 et s., spéc. p. 13.

[16] L. Cadiet et Ph. le Tourneau, op. cit., n° 14.

[17] Anc. art. 1134, al. 1er, du Code civil, devenu art. 1103.

[18] En ce sens, V. R. Vatinet, op. cit., spéc. n° 27 : « Comme toute convention, le mutuus dissensus sera nul si les motifs qui l’ont déterminé sont illicites ».

[19] M. Grimaldi, Droit des successions, 8e éd., LexisNexis, 2020, n° 797 et s.

[20] Trésor de la langue française informatisé, v° « Contourner », sens I, C, 3.

[21] Cass. 1re civ., 11 oct. 2017, n° 16-21.419, Dr. famille 2017, comm. 248, obs. M. Nicod ; Dalloz Action Droit patrimonial de la famille 2021/2022, dir. M. Grimaldi, 7e éd., Dalloz, 2021, n° 31.12.

[22] A. Bénabent, Droit des obligations, 19e éd., LGDJ, 2021, n° 204 : l’auteur estime qu’il n’y a « en principe pas rétroactivité » ; O. Deshayes, Th. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, 2e éd., LexisNexis, 2018, p. 370 ; G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations, 2e éd., Dalloz, 2018, n° 468. Pour être tout à fait précis, le prêt d’argent à titre gratuit entraîne un transfert patrimonial en raison des caractères fongible et consomptible de la monnaie, mais un transfert temporaire qui n’implique donc aucun appauvrissement du prêteur au moment du dénouement du contrat du fait de l’obligation de restitution.

[23] J. Ghestin, Chr. Jamin et M. Billiau, Traité de droit civil, Les effets du contrat, 3e éd., LGDJ, 2001, n° 664.

[24] M. Dagot, note précitée.

[25] V. par ex. R. Vatinet, op. cit., n° 33.

[26] A. Bénabent, Droit des obligations, op. cit., n° 204 : si l’auteur estime qu’il n’y a « en principe pas rétroactivité », il constate néanmoins que « la jurisprudence semble admettre que les parties puissent donner à leur accord de révocation un effet rétroactif ».

[27] Cass. civ., 27 juill. 1892, DP 1892, 1, 462.

[28] V. par ex. Cass. com., 30 nov. 1983, n° 82-13.323, RTD civ. 1985, p. 166, obs. J. Mestre ; RTD com. 1985, p. 149, obs. J. Hémard et B. Bouloc : l’arrêt confère une portée rétroactive à une « résiliation amiable », vocable qui semble en réalité désigner, en l’espèce, une révocation conventionnelle, ainsi qu’en témoigne la présence de l’ancien article 1134 du Code civil au visa de l’arrêt. V. aussi Cass. com., 14 déc. 2010, n° 09-71.610, RTD civ. 2011, p. 126, obs. B. Fages.

[29] Effectuant cette distinction, V. R. Vatinet, op. cit., n° 32 et s. ; J. Ghestin, Chr. Jamin et M. Billiau, op. cit., n° 667 et s. ; J. Dupichot, « La prétendue “résolution amiable” peut, toutefois, opérer rétroactivement… mais seulement inter partes… comme toute résiliation », obs. sous Cass. 3e civ., 9 déc. 1981, Gaz. Pal., 24 mai 1983, doctrine p. 215 ; B. Fages, obs. citée dans la note précédente.

[30] Art. 1200, anc. 1165, du Code civil.

[31] Art. 1199, anc. art. 1165, du Code civil.

[32] Ph. Malaurie, L. Aynès, Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, 12e éd., LGDJ, 2022, n° 407 ; G. Chantepie et M. Latina, op. cit., n° 468. Contra : O. Deshayes, Th. Genicon et Y.-M. Laithier, op. cit., p. 370 : parce que la nullité se substituerait « exactement à la décision du juge », elle en produirait le même effet et notamment « un plein effet rétroactif ».

[33] V. supra, n° 13.

[34] Art. 1961 du Code général des impôts.

[35] Pour citer un exemple connexe, la doctrine fiscale considère, en matière de pacte tontinier, que la part du prédécédé a été transférée au survivant au jour du décès, alors que le droit civil, par le jeu de la rétroactivité de la condition, considère que le bien n’a jamais transité par le patrimoine du prédécédé et qu’il se trouvait intégralement dans le patrimoine du survivant ab initio.

Parution du « Cours de droit des obligations 2022 »

La quatrième édition du Cours de droit des obligations, que j’ai rédigée avec Garance Cattalano, vient de paraître aux Éditions IEJ de la Sorbonne (nouveau nom des anciennes Éditions IEJ Jean Domat).

Ce manuel s’adresse spécifiquement aux étudiants qui préparent l’examen d’entrée au CRFPA. La matière y est enseignée dans l’optique de la réalisation d’un cas pratique. Le manuel présente ainsi le droit positif de manière synthétique, ce qui permet de balayer un programme très vaste (droit des contrats, responsabilité civile, régime général de l’obligation et droit de la preuve) dans un format relativement contenu, 727 pages. Les débats doctrinaux et les données historiques, qu’il est rarement nécessaire de mobiliser dans le cadre de l’épreuve de droit des obligations de l’examen d’entrée au CRFPA, ne sont évoqués que ponctuellement lorsque cela apparaît indispensable, par exemple lorsque l’interprétation d’une disposition légale ou d’un arrêt est discutée.

Le manuel est agrémenté de nombreux schémas et tableaux pour faciliter la compréhension et le travail de révision.

Couverture manuel Cours de droit des obligations 2022

L’ouvrage est disponible dès maintenant dans la librairie en ligne de l’université et chez les librairies partenaires, comme les librairies LGDJ et Dalloz. Les étudiants qui s’inscrivent à la préparation CRFPA estivale de l’IEJ de Paris 1 recevront par ailleurs un exemplaire de ce manuel, inclus dans leurs frais d’inscription.

Ce manuel s’inscrit dans la collection « CRFPA » des Éditions IEJ de la Sorbonne que j’ai eu le plaisir de diriger cette année encore. Les onze ouvrages de cette collection sont désormais disponibles dans leur quatrième édition :

  • Cours de droit des obligations 2022, 4e éd., C. François et G. Cattalano, 742 pages, ISBN 978-2-38041-031-0
  • Cours de droit administratif 2022, 4e éd., P. Brunet, I. Lamouri, D. Soldini et F. Duffaud, 508 pages, ISBN 978-2-38041-032-7
  • Cours de droit civil 2022, 4e éd., J. Houssier, J. Laurent, F. Masson, M. Saulier et F. Viney, 692 pages, ISBN 978-2-38041-033-4
  • Cours de droit des affaires 2022, 4e éd., R. Dalmau, M. Houssin, F.-X. Lucas et P. Rubellin, 698 pages, ISBN 978-2-38041-034-1
  • Cours de droit fiscal 2022, 2e éd, G. Loustalet et A. Merchadier, 534 pages, ISBN 978-2-38041-041-9
  • Cours de droit international et européen 2022, 4e éd., É. Farnoux, C. Prieto, L. Rass-Masson et S. Robin-Olivier, 510 pages, ISBN 978-2-38041-035-8
  • Cours de droit pénal 2022, 4e éd., N. Jeanne et É. Letouzey, 662 pages, ISBN 978-2-38041-036-5
  • Cours de droit social 2022, 4e éd., A. Fabre, F. Rosa et J. Icard, 822 pages, ISBN 978-2-38041-037-2
  • Cours de procédure administrative contentieuse 2022, 4e éd., P.-O. Caille, 300 pages, ISBN 978-2-38041-038-9
  • Cours de procédure civile et de voies d’exécution 2022, 4e éd., L. Veyre, H. Michelin-Brachet, M. Guez et O. Robin-Sabard, 552 pages, ISBN 978-2-38041-039-6
  • Cours de procédure pénale 2022, 4e éd., N. Jeanne et É. Letouzey, 418 pages, ISBN 978-2-38041-040-2

Abandon de la jurisprudence Cruz par la troisième chambre civile : révolution tardive à la Cour de cassation

Obs. sous Cass. 3e civ., 23 juin 2021, n° 20-17.554.

Près de trente ans après son arrêt Consorts Cruz(1), alors que le législateur avait brisé cette jurisprudence pour l’avenir seulement, la Cour de cassation vient d’achever un revirement de jurisprudence pour le passé qui s’est opéré en deux temps.

Tout avait commencé par ce célèbre arrêt du 15 décembre 1993, qui avait provoqué l’ire d’une très grande partie de la doctrine contractualiste. En l’espèce, une personne avait consenti à deux époux une promesse unilatérale de vente ayant pour objet un immeuble, puis s’était rétractée. Les bénéficiaires avaient néanmoins levé l’option postérieurement à la rétractation, puis avaient assigné la promettante en réalisation forcée de la vente. Ils furent déboutés de leur action et la Cour de cassation rejeta leur pourvoi au terme d’un conclusif qui fut abondamment commenté : « tant que les bénéficiaires n’avaient pas déclaré acquérir, l’obligation de la promettante ne constituait qu’une obligation de faire et que la levée d’option, postérieure à la rétractation de la promettante, excluait toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acquérir« . Cet arrêt et ceux, nombreux, qui l’ont ensuite confirmé, ont suscité de nombreux discours eschatologiques de la part d’une doctrine quasi-unanime : « désormais, les conventions, plus précisément les contrats, tiennent lieu de loi à ceux qui les respectent »(2) ; « colonne du temple contractuel, l’article 1134, alinéa premier du code civil vient de subir (…) un coup de boutoir propre à le faire vaciller »(3). Quelques auteurs ont tout de même pu faire valoir des points de vue différents, permettant de relativiser un peu ce concert de critiques qui pouvait paraître unanime(4).

La suite, on la connait : contre vents et marées, malgré quelques évolutions mineures de sa jurisprudence, la Cour de cassation a toujours maintenu le principe de l’efficacité de la rétractation irrégulière des promesses unilatérales de contrat.

Le législateur, à l’occasion de l’ordonnance de réforme du droit des contrats du 10 février 2016, a brisé cette jurisprudence, mais uniquement pour l’avenir. Le nouvel article 1124, alinéa 2, du Code civil, dispose ainsi que « la révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat promis« . L’article 9, alinéas 1 et 2, de l’ordonnance dispose que « les dispositions de la présente ordonnance entreront en vigueur le 1er octobre 2016 » et que « les contrats conclus avant cette date demeurent soumis à la loi ancienne« . La jurisprudence Consorts Cruz était donc maintenue pour les promesses unilatérales conclues avant le 1er octobre 2016 : elle survivait, mais temporairement, condamnée à disparaître progressivement, inexorablement.

Alors que la doctrine majoritaire semblait globalement se contenter de cette « victoire » pour l’avenir et que la Cour de cassation s’y était résignée, refusant de transmettre une QPC ayant pour objet le nouvel article 1124, alinéa 2, du Code civil(5), la Cour opère un revirement de sa jurisprudence applicable aux promesses conclues avant le 1er octobre 2016.

Ce revirement s’est opéré en deux temps.

Premier temps, la chambre sociale, par deux arrêts du 21 septembre 2017(6), a jugé que « la promesse unilatérale de contrat de travail est le contrat par lequel une partie, le promettant, accorde à l’autre, le bénéficiaire, le droit d’opter pour la conclusion d’un contrat de travail, dont l’emploi, la rémunération et la date d’entrée en fonction sont déterminés, et pour la formation duquel ne manque que le consentement du bénéficiaire ; que la révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat de travail promis« . On pouvait alors se demander si ces deux arrêts représentaient la doctrine de toute la Cour de cassation ou de la seule chambre sociale(7). La question était d’autant plus délicate qu’il existait auparavant une divergence entre la jurisprudence de la chambre sociale et celle des autres chambres quant aux notions d’offre de contracter et de promesse unilatérale de contrat : le simple fait, pour l’employeur, de proposer à une personne déterminée un emploi et une date d’entrée en fonction était auparavant analysé par la chambre sociale en une promesse d’embauche qui valait contrat de travail. Cette qualification a été abandonnée par la chambre sociale dans ses deux arrêts du 21 septembre 2017 au profit de la qualification, plus orthodoxe, d’offre.

Deuxième temps, la troisième chambre civile, celle-là même qui avait rendu l’arrêt Consorts Cruz en 1993, abandonne à son tour cette jurisprudence par son arrêt du 23 juin 2021. Le revirement est sans ambiguïté puisque la Cour de cassation rend un arrêt en forme développée, ce qui est désormais l’usage lorsqu’un arrêt opère un revirement de jurisprudence :

7. En application des articles 1101 et 1134 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016, et 1583 du même code, la Cour de cassation jugeait jusqu’à présent, que, tant que les bénéficiaires n’avaient pas déclaré acquérir, l’obligation du promettant ne constituait qu’une obligation de faire.

8. Il en résultait que la levée de l’option, postérieure à la rétractation du promettant, excluait toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acquérir, de sorte que la réalisation forcée de la vente ne pouvait être ordonnée (3e Civ., 15 décembre 1993, pourvoi n° 91-10.199, Bull. 1993, III, n° 174), la violation, par le promettant, de son obligation de faire ne pouvant ouvrir droit qu’à des dommages-intérêts (3e Civ., 28 octobre 2003, pourvoi n° 02-14.459).

9. Cependant, à la différence de la simple offre de vente, la promesse unilatérale de vente est un avant-contrat qui contient, outre le consentement du vendeur, les éléments essentiels du contrat définitif qui serviront à l’exercice de la faculté d’option du bénéficiaire et à la date duquel s’apprécient les conditions de validité de la vente, notamment s’agissant de la capacité du promettant à contracter et du pouvoir de disposer de son bien.

10. Par ailleurs, en application de l’article 1142 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016, la jurisprudence retient la faculté pour toute partie contractante, quelle que soit la nature de son obligation, de poursuivre l’exécution forcée de la convention lorsque celle-ci est possible (1re Civ., 16 janvier 2007, pourvoi n° 06-13.983, Bull. 2007, I, n° 19 ).

11. Il convient dès lors d’apprécier différemment la portée juridique de l’engagement du promettant signataire d’une promesse unilatérale de vente et de retenir qu’il s’oblige définitivement à vendre dès la conclusion de l’avant-contrat, sans possibilité de rétractation, sauf stipulation contraire.

12. La cour d’appel a relevé que, dans l’acte du 1er avril 1999, Mme [M] avait donné son consentement à la vente sans restriction et que la levée de l’option par les bénéficiaires était intervenue dans les délais convenus.

13. Ayant retenu à bon droit que la rétractation du promettant ne constituait pas une circonstance propre à empêcher la formation de la vente, elle en a exactement déduit que, les consentements des parties s’étant rencontrés lors de la levée de l’option par les bénéficiaires, la vente était parfaite.

La motivation du revirement retient l’attention. La Cour de cassation aurait pu, pour justifier ce revirement, invoquer l’ordonnance du 10 février 2016. Certes, l’ordonnance n’était pas applicable en l’espèce, puisque la promesse unilatérale en cause avait été conclue avant le 1er octobre 2016, mais la Cour de cassation a déjà, par le passé, cité expressément la réforme de 2016 comme source d’inspiration pour justifier le revirement d’une jurisprudence applicable aux contrats conclus avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance. C’est notamment ce qu’avait fait la chambre sociale dans les deux arrêts précités du 21 septembre 2017 : « Attendu que l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, conduit à apprécier différemment, dans les relations de travail, la portée des offres et promesses de contrat de travail« .

La motivation du revirement retient l’attention

L’abandon de cette technique résulte peut-être du souhait de la Cour de cassation de se conformer à la volonté exprimée par le législateur à l’occasion de l’adoption de la loi de ratification du 20 avril 2018. Cette loi a ajouté une précision à la disposition transitoire de l’article 9, alinéa 2, de l’ordonnance du 10 février 2016 : « Les contrats conclus avant cette date [le 1er octobre 2016] demeurent soumis à la loi ancienne, y compris pour leurs effets légaux et pour les dispositions d’ordre public. » La volonté clairement affichée du législateur était de mettre fin à cette nouvelle technique développée par la Cour de cassation consistant à faire évoluer la jurisprudence applicable aux contrats conclus avant le 1er octobre 2016 en citant expressément l’ordonnance, pourtant non applicable à ces contrats, comme cause de ces revirements. Cette technique, bien que n’aboutissant pas formellement à rendre l’ordonnance du 10 février 2016 rétroactive ou d’application immédiate aux contrats en cours, aboutissait dans les faits au même résultat par le chemin détourné de revirements de la jurisprudence antérieure, ce qui était source d’insécurité juridique.

Abandonnant ici cette méthode, la troisième chambre civile préfère fonder son revirement sur des arguments techniques, qui sont ni plus ni moins que ceux mis en avant par la doctrine majoritaire au cours de ces vingt (presque trente) dernières années pour critiquer la jurisprudence Consorts Cruz. Ce qu’affirme en substance la Cour de cassation dans les paragraphes 9 et 11 de l’arrêt, c’est que le promettant, en consentant à la promesse unilatérale, ne s’est pas engagé à une obligation de faire (de consentir au contrat promis en cas de levée de l’option) : il a déjà définitivement consenti au contrat promis pour la formation duquel il ne manque plus que le consentement du bénéficiaire, qui se matérialisera par la levée de l’option. Une fois cette affirmation faite, la troisième chambre civile ne pouvait qu’aboutir à la conclusion faite dans le paragraphe 13 de l’arrêt : « la rétractation du promettant ne constituait pas une circonstance propre à empêcher la formation de la vente« . La référence à l’ancien article 1142 du Code civil et à la question de l’exécution forcée en nature qui est faite dans le paragraphe 10 de l’arrêt est à cet égard superfétatoire.

Bien que la Cour de cassation ne mentionne plus l’ordonnance comme source d’inspiration du revirement, il est fort probable que ce soit celle-ci qui ait conduit la Cour à changer sa jurisprudence

Une question demeure : qu’est-ce qui a conduit la Cour de cassation à changer d’avis sur cette question ? Ce ne sont assurément pas les arguments techniques mis en avant dans la motivation de l’arrêt, puisque ceux-ci ne sont pas nouveaux, ils sont avancés par la doctrine depuis 1993 pour critiquer la jurisprudence Cruz. Le seul élément nouveau depuis 1993, c’est l’ordonnance du 10 février 2016 qui a désavoué la Cour de cassation sur cette question, mais sans rétroactivité. Ainsi, bien que la Cour de cassation ne mentionne plus l’ordonnance comme source d’inspiration du revirement, il est fort probable que ce soit celle-ci qui ait conduit la Cour à changer sa jurisprudence applicable aux promesses conclues avant le 1er octobre 2016. La volonté du législateur exprimée dans la loi du 20 avril 2018 de mettre fin à cette application anticipée indirecte par la Cour de cassation de certaines dispositions de l’ordonnance est donc vraisemblablement vaine.

Je terminerai ce billet par quelques brèves observations sur la portée exacte du revirement. Il serait sans doute hâtif de penser que cet arrêt aligne totalement la jurisprudence antérieure sur le régime du nouvel article 1124 du Code civil. En effet, selon l’alinéa 3 de cet article, « le contrat conclu en violation de la promesse unilatérale avec un tiers qui en connaissait l’existence est nul« . Il n’est pas sûr que cette règle soit applicable aux promesses conclues avant le 1er octobre 2016. Par son arrêt du 23 juin 2021, la troisième chambre civile affirme seulement que la rétractation de la promesse par le promettant n’empêche pas la formation du contrat promis en cas de levée de l’option par le bénéficiaire dans le délai stipulé, ce qui a pour effet d’aligner la jurisprudence antérieure sur le nouvel article 1124, alinéa 2, du Code civil. L’arrêt ne concerne pas directement l’hypothèse dans laquelle la promesse unilatérale est violée par la conclusion du contrat promis avec un tiers, mais il donne peut-être un élément de réponse à son paragraphe 10 « en application de l’article 1142 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016, la jurisprudence retient la faculté pour toute partie contractante, quelle que soit la nature de son obligation, de poursuivre l’exécution forcée de la convention lorsque celle-ci est possible« . En l’espèce, l’exécution forcée du contrat de vente était possible, puisque le promettant n’avait pas conclu le contrat promis avec un tiers, mais l’exécution forcée aurait-elle été possible si le promettant avait contracté avec un tiers avant la levée de l’option ?

Deux interprétations de l’arrêt me semblent possibles.

La première est une interprétation a contrario de l’affirmation suivante formulée au paragraphe 13 de l’arrêt : « la rétractation du promettant ne constituait pas une circonstance propre à empêcher la formation de la vente« . A contrario, si le promettant ne s’était pas contenté de rétracter son consentement, mais avait conclu le contrat promis avec un tiers, cela aurait été constitutif d’une circonstance propre à empêcher la formation de la vente entre le promettant et le bénéficiaire de la promesse. Dans ce cas, toutefois, on ne comprendrait pas la référence à l’ancien article 1142 du Code civil : le contrat de vente n’ayant pas pu être formé, la question de l’exécution forcée du contrat de vente ne se pose pas ; quant à la question de l’exécution forcée en nature de la promesse, la question ne se pose guère plus dès lors que la Cour considère désormais que le promettant a définitivement consenti à la vente en consentant à la promesse et que cette dernière ne recèle plus d’obligation de faire à la charge du promettant.

La deuxième interprétation consiste à considérer que la levée de l’option dans le délai forme le contrat de vente, même si le promettant a auparavant conclu un contrat de vente sur le même immeuble avec un tiers. On est alors face à une situation classique de conflit de droits entre ayants cause du même auteur, qu’il faut résoudre en appliquant les règles prévues à cet effet : le contrat de vente conclu par le bénéficiaire de la promesse ne peut pas faire l’objet d’une exécution forcée en nature si celle-ci est juridiquement impossible, ce qui est le cas lorsque l’immeuble a été vendu à un tiers et que cette vente a été publiée en premier, rendant le transfert de propriété opposable erga omnes, y compris au bénéficiaire de la promesse, même si le tiers acquéreur était de mauvaise foi(8). Il ne reste dans ce cas au bénéficiaire de la promesse qu’à agir en responsabilité contractuelle contre le promettant sans pouvoir demander la nullité du contrat de vente conclu entre le promettant et le tiers. En théorie, grâce au revirement opéré le 23 juin 2021, le bénéficiaire d’une promesse conclue avant le 1er octobre 2016 pourrait désormais lever efficacement l’option après que le promettant a vendu le bien à un tiers et publier son titre avant que le tiers acquéreur publie le sien. En pratique, il n’y parviendra pas, car seuls les actes authentiques sont publiables aux services de la publicité foncière. Or, le promettant refusant de conclure la vente avec le bénéficiaire et donc de signer l’acte authentique, il faudrait saisir le juge pour qu’il constate la perfection de la vente et pour ensuite faire publier le jugement, qui est un acte authentique. Compte tenu des délais de jugement, le tiers acquéreur aurait tout le loisir de publier son titre avant que le bénéficiaire de la promesse ait la possibilité de publier le sien…

Ainsi, quelle que soit l’interprétation retenue, il me semble que la portée du revirement opéré par l’arrêt du 23 juin 2021 est limitée : le revirement rend inefficace la rétractation irrégulière d’une promesse conclue avant le 1er octobre 2016 (alignement de la jurisprudence antérieure sur le nouvel article 1124, al. 2, du Code civil) ; il ne devrait pas, en revanche, changer les sanctions applicables en cas de conclusion du contrat promis avec un tiers (la jurisprudence antérieure resterait ainsi en décalage avec le nouvel article 1124, al. 3, du Code civil).

On peut parler de révolution, tant les positions respectives de la Cour de cassation et de la doctrine à propos de la jurisprudence Consorts Cruz ont semblé être figées pendant près de trente ans, mais une révolution tardive puisqu’elle intervient alors que la jurisprudence en question était déjà condamnée à disparaître, n’étant plus applicable qu’aux promesses conclues avant 2016… Ce contexte particulier vient assurément émousser ce revirement de jurisprudence qui aurait été jugé spectaculaire s’il était intervenu cinq ans plus tôt, avant l’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016.

Notes de bas de page :
  1. Cass. 3e civ., 15 déc. 1993, n° 91-10.199. []
  2. R.-N. Schütz, « Comment sauver les promesses unilatérales de vente ? », LPA 23 avr. 1997, p. 18. []
  3. D. Mazeaud, JCP G 1995, II 22366. []
  4. V. par ex. D. Mainguy, « L’efficacité de la rétractation de la promesse de contracter », RTD civ. 2004, p. 1 ; M. Fabre-Magnan, « De l’inconstitutionnalité de l’exécution forcée des promesses unilatérales de vente », D. 2015, p. 826. []
  5. Cass. 3e civ., 17 oct. 2019, no 19-40.028. []
  6. Cass. soc., 21 sept. 2017, n° 16-20.103 et 16-20.104. V. nos obs. : « La réforme du droit des contrats, source d’inspiration des revirements de la jurisprudence ancienne », billet du 22 sept. 2017, https://www.clementfrancois.fr/reforme-droit-contrats-inspiration-revirements-jurisprudence-ancienne/. []
  7. V. nos observations précitées. []
  8. Cass. 3e civ., 12 janv. 2011, n° 10-10.667. Rappelons que, sur ce point, le nouvel article 1198 du Code civil, entré en vigueur le 1er octobre 2016, revient à la solution qui prévalait avant le revirement opéré par la Cour de cassation en 2010 et 2011, à savoir que celui qui publie son titre le premier ne prime l’autre que s’il est de bonne foi. []

Parution du « Cours de droit des obligations 2021 »

La troisième édition du Cours de droit des obligations, que j’ai rédigée avec Garance Cattalano, vient de paraître aux Éditions IEJ Jean Domat.

Ce manuel s’adresse spécifiquement aux étudiants qui préparent l’examen d’entrée au CRFPA. La matière y est enseignée dans l’optique de la réalisation d’un cas pratique. Le manuel présente ainsi le droit positif de manière synthétique, ce qui permet de balayer un programme très vaste (droit des contrats, responsabilité civile, régime général de l’obligation et droit de la preuve) dans un format relativement contenu, 713 pages. Les débats doctrinaux et les données historiques, qu’il est rarement nécessaire de mobiliser dans le cadre de l’épreuve de droit des obligations de l’examen d’entrée au CRFPA, ne sont évoqués que ponctuellement lorsque cela apparaît indispensable, par exemple lorsque l’interprétation d’une disposition légale ou d’un arrêt est discutée.

Le manuel est agrémenté de nombreux schémas et tableaux pour faciliter la compréhension et le travail de révision.

Couverture manuel Cours de droit des obligations 2021

L’ouvrage est disponible dès maintenant dans la librairie en ligne de l’université et prochainement dans les librairies partenaires, comme la librairie LGDJ. Les étudiants qui s’inscrivent à la préparation CRFPA estivale de l’IEJ de Paris 1 recevront par ailleurs un exemplaire de ce manuel, inclus dans leurs frais d’inscription.

Ce manuel s’inscrit dans la collection “CRFPA” des Éditions IEJ Jean Domat que j’ai eu le plaisir de diriger cette année encore. Les dix ouvrages de cette collection sont désormais disponibles dans leur troisième édition et sont rejoints par un onzième ouvrage consacré au droit fiscal :

  • Cours de droit des obligations 2021, 3e éd., C. François et G. Cattalano, 727 pages, ISBN 978-2-38041-020-4
  • Cours de droit administratif 2021, 3e éd., P. Brunet, I. Lamouri, D. Soldini et F. Duffaud, 485 pages, ISBN 978-2-38041-021-1
  • Cours de droit civil 2021, 3e éd., J. Houssier, J. Laurent, F. Masson, M. Saulier et F. Viney, 667 pages, ISBN 978-2-38041-022-8
  • Cours de droit des affaires 2021, 3e éd., R. Dalmau, M. Houssin, F.-X. Lucas et P. Rubellin, 681 pages, ISBN 978-2-38041-023-5
  • Cours de droit fiscal 2021, 1re éd, G. Loustalet et A. Merchadier, 513 pages, ISBN 978-2-38041-030-3
  • Cours de droit international et européen 2021, 3e éd., É. Farnoux, C. Prieto, L. Rass-Masson et S. Robin-Olivier, 509 pages, ISBN 978-2-38041-024-2
  • Cours de droit pénal 2021, 3e éd., N. Jeanne et É. Letouzey, 631 pages, ISBN 978-2-38041-025-9
  • Cours de droit social 2021, 3e éd., A. Fabre, F. Rosa et J. Icard, 781 pages, ISBN 978-2-38041-026-6
  • Cours de procédure administrative contentieuse 2021, 3e éd., P.-O. Caille, 261 pages, ISBN 978-2-38041-027-3
  • Cours de procédure civile et de voies d’exécution 2021, 3e éd., L. Veyre, H. Michelin-Brachet, M. Guez et O. Robin-Sabard, 531 pages, ISBN 978-2-38041-028-0
  • Cours de procédure pénale 2021, 3e éd., N. Jeanne et É. Letouzey, 405 pages, ISBN 978-2-38041-029-7

Le manadier, lors d’un lâcher de taureaux qu’il supervise, n’est ni commettant des cavaliers ni gardien de leurs chevaux

Note sous Cass. 2e civ., 16 juill. 2020, pourvoi n° 19-14.678 :

Lorsque les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction d’une chose sont répartis entre deux personnes, le caractère en principe unitaire de la garde impose de désigner un gardien unique. La Cour de cassation, par un arrêt du 16 juillet 2020, juge que les pouvoirs d’usage et de contrôle conservés par le propriétaire de la chose l’emportent sur le pouvoir de direction exercé par celui qui, sans avoir la qualité de commettant, possède néanmoins un pouvoir d’instruction sur le propriétaire.

Mise à jour du 07/12/2021 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt, publié à La Semaine juridique édition Générale du 16 novembre 2020 (JCP G 2020, 1282) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Manadier

Les questions de frontières sont souvent celles qui causent le plus de difficultés au juriste, ainsi que l’illustre l’affaire ici étudiée.

Une association a organisé en 2012 une manifestation, supervisée par un manadier (éleveur de taureaux), consistant en un lâcher de taureaux encadrés par des cavaliers. L’un des chevaux, monté par son propriétaire, s’est emballé et a blessé un spectateur.

La cour d’appel de Nîmes, par un arrêt du 17 janvier 2019, a condamné in solidum l’association, son assureur et le manadier à réparer les préjudices subis par la victime. La condamnation du manadier a été fondée sur la responsabilité du fait des animaux au motif que le cavalier « agissait en qualité de gardian [nom donné aux gardiens de chevaux camarguais] sous les ordres et directives du manadier, lequel bénéficiait, de ce fait, d’un transfert de garde de l’animal impliquant une responsabilité de plein droit, sur le fondement de l’article 1385 [devenu l’article 1243] du code civil, pour les dommages occasionnés par le cheval ».

Le manadier, soutenant que la garde du cheval ne lui avait pas été transférée par son propriétaire, a formé un pourvoi. L’arrêt est cassé : « qu’en statuant ainsi, alors que le seul pouvoir d’instruction du manadier, dont elle constatait qu’il n’avait pas la qualité de commettant, ne permettait pas de caractériser un transfert de garde et qu’il résultait de ses propres constatations que M. Z…, propriétaire du cheval, en était également le cavalier, ce dont il résultait qu’il avait conservé au moins les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal, dont la garde ne pouvait pas avoir été transférée, de ce fait, la cour d’appel a violé le texte susvisé [l’ancien article 1385 du code civil] ».

La réponse de la Cour de cassation est coiffée par un attendu de principe – ou plutôt, devrait-on dire, par un « paragraphe de principe », l’arrêt étant rédigé en style direct – qui n’est pas nouveau (V. par ex. Cass. 2e civ., 4 oct. 1962, Bull. civ. II, n° 628) et qui rappelle les trois pouvoirs qui caractérisent classiquement la garde d’une chose ou d’un animal : « La responsabilité édictée par [l’ancien article 1385 du code civil] à l’encontre du propriétaire d’un animal ou de celui qui s’en sert est fondée sur l’obligation de garde corrélative aux pouvoirs de direction, de contrôle et d’usage qui la caractérisent. » On rappellera à cet égard que les régimes de responsabilité du fait des animaux (art. 1243) et de responsabilité générale du fait des choses (art. 1242, al. 1er) sont identiques, le second ayant été construit par la jurisprudence en prenant pour modèle le premier (M. Bacache-Gibeili, Les obligations, La responsabilité civile extracontractuelle, 3e éd., Economica, 2016, n° 239).

Selon une jurisprudence constante rappelée par la cour d’appel, le propriétaire d’une chose ou d’un animal en est présumé gardien (Cass. req., 12 janv. 1927, DP 1927, I, p. 145, note R. Savatier). Le pouvoir d’instruction du manadier envers le cavalier est jugé insuffisant, en l’absence de lien de préposition, pour emporter un transfert de la garde du cheval entre son propriétaire et le manadier (I). La Cour de cassation ajoute que le cavalier, parce qu’il conservait « au moins » les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal, en demeurait gardien, quand bien même le pouvoir de direction aurait-il été transféré au manadier (II).

I. Le transfert de la garde exclu du fait de l’absence de lien de préposition

Si le principe d’incompatibilité des qualités de préposé et de gardien, que la Cour de cassation refuse d’étendre, est classique (A), l’exclusion de tout lien de préposition entre le manadier et le gardien apparaît en revanche surprenante (B).

A. Le refus d’étendre le principe d’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé

La Cour de cassation juge de longue date que sont incompatibles les qualités de préposé et de gardien d’une chose (Cass. civ., 27 avr. 1929, DP 1929, 1, p. 129, note G. Ripert ; Cass. 2e civ., 1er avr. 1998, n° 96-17.903) ou d’un animal (Rep. civ. Dalloz, v° « Responsabilité du fait des animaux » par J. Julien, oct. 2018, n° 22). La portée de ce principe est large. D’une part, lorsque la chose manipulée par le préposé appartient au commettant, le lien de préposition fait obstacle au transfert de la garde. D’autre part, lorsque la chose manipulée par le préposé n’appartient pas au commettant, mais à un tiers (Cass. crim., 27 mai 2014, n° 13-80.849) ou au préposé lui-même (Cass. 3e civ., 24 janv. 1973, n° 71-12.861), la garde en est automatiquement transférée au commettant.

Dans l’affaire ici commentée, la Cour de cassation confirme implicitement, à travers une incise, que la garde du cheval aurait été transférée au manadier si celui-ci avait été le commettant du cavalier, puisqu’elle indique que « le seul pouvoir d’instruction du manadier, dont elle constatait qu’il n’avait pas la qualité de commettant, ne permettait pas de caractériser un transfert de garde ».

Selon une première explication, la raison de cette incompatibilité « se trouve dans le fait que le préposé ne disposerait pas de l’intégralité des pouvoirs caractérisant la garde, n’ayant en particulier pas de pouvoir de direction sur la chose (cette direction demeurant au commettant) : en effet, il utilise la chose conformément aux ordres et instructions qu’il a reçus » (J. Julien, op. cit., n° 21). Cette explication est fragilisée par le présent arrêt qui, nous le verrons, affirme que le transfert du seul pouvoir de direction ne suffit pas à entraîner un transfert de la garde.

Selon nous, le commettant exerce les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction de la chose par le truchement de son préposé, concrètement par le biais des ordres qu’il lui donne. C’est donc un pouvoir de garde complet, mais médiat qu’exerce le commettant sur la chose, par l’intermédiaire de son préposé. Si le commettant peut donner des ordres au préposé quant à la direction de la chose, il peut tout autant lui donner des ordres quant à la façon de l’utiliser et de la contrôler.

L’incompatibilité des qualités de préposé et de gardien peut ainsi conduire à retenir une conception juridique de la notion de garde qui est pourtant généralement conçue comme une notion matérielle (M.-A. Péano, « L’incompatibilité entre les qualités de gardien et de préposé », D. 1991, p. 51).

Par cet arrêt, la Cour de cassation fait par ailleurs une interprétation stricte du domaine d’application du principe d’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé en refusant de l’étendre, par analogie, à des hypothèses connexes. Elle juge en effet que le « seul pouvoir d’instruction du manadier […] ne permettait pas de caractériser un transfert de garde ». Seule la caractérisation d’un lien de préposition au sens juridique strict est de nature à exclure la qualité de gardien du subordonné.

Il est tentant de transposer cette solution à la responsabilité du fait d’autrui des associations sportives fondée sur l’article 1242, alinéa 1er, du code civil. Bien que ces associations disposent d’une forme de pouvoir d’instruction sur leurs membres lors des manifestations sportives, les arrêts fondateurs de 1995 reposent sur un refus d’assimiler ce pouvoir d’instruction à un lien de préposition (Cass. 2e civ., 22 mai 1995, nos 92-21.197 et 92-21.871, JCP G 1995, II, 22550, note C. Mouly ; RCA 1995, chron. 36, note H. Groutel ; RTD civ. 1995, p. 899, obs. P. Jourdain). Il est donc possible de considérer que les qualités de gardien d’une chose et de membre d’une association sportive ne sont pas incompatibles, de sorte qu’il n’y a pas de transfert au profit de l’association de la garde des choses utilisées par ses membres : ballons, raquettes, etc.

La caractérisation d’un lien de préposition est donc déterminante. La Cour de cassation entretient pourtant la confusion quant aux critères de qualification.

B. L’exclusion d’un lien de préposition occasionnel entre le manadier et le cavalier

La cour d’appel de Nîmes a considéré que le manadier n’était pas le commettant du gardian. Cette conclusion apparaît pourtant incompatible avec ses prémisses : il revenait « au manadier d’établir le parcours de l’abrivado, de sélectionner […] les cavaliers, de leur assigner la place qui convient dans l’escorte » et le gardian agissait « sous les ordres et directives du manadier ». La Cour de cassation fait quant à elle référence au « pouvoir d’instruction » du manadier. Ces éléments correspondent en tout point au rapport d’autorité qui caractérise classiquement le lien de préposition (A. Bénabent, Droit des obligations, 18e éd., LGDJ, 2019, n° 570).

Selon une formule que l’on retrouve dans plusieurs arrêts, « le lien de subordination […] suppose essentiellement que [les commettants] ont le droit de faire acte d’autorité en donnant à leurs préposes des ordres ou des instructions sur la manière de remplir, à titre temporaire ou permanent, avec ou sans rémunération, fût-ce en l’absence de tout louage de services, les emplois qui leur ont été confiés pour un temps et un objet déterminés » (Cass. crim., 7 nov. 1968, n° 68-90.118). Le lien de préposition peut ainsi être occasionnel et exister malgré l’absence de tout contrat entre le commettant et le préposé (L. Leveneur, « Le lien de préposition », Resp. civ. et assur. 2013, dossier 12, spéc. n° 55). Existe alors une « autorité de fait […] souvent limitée à une opération éphémère » (A. Bénabent, op. cit., n° 572), comme cela semblait être le cas en l’espèce.

Plutôt que de prendre acte de l’exclusion d’un lien de préposition effectuée par la cour d’appel, la Haute juridiction aurait pu opérer une substitution de motif qui aurait permis de revenir à une solution plus orthodoxe techniquement tout en sauvant l’arrêt de la cassation (CPC, art. 620, al. 1er ; J. Boré et L. Boré, La cassation en matière civile, 6e éd., Dalloz, 2015, n° 83.81). En effet, ainsi que nous l’avons vu, la garde des choses utilisées par un préposé est automatiquement transférée à son commettant. La caractérisation d’un lien de préposition entre le manadier et le gardian aurait donc pu fonder le transfert de la garde du cheval retenu par la cour d’appel.

Peut-être faut-il voir dans cet arrêt la mise en œuvre du critère de l’activité pour le compte et dans l’intérêt d’autrui qui, selon certains auteurs, concurrencerait dans la jurisprudence le critère de l’autorité pour caractériser le lien de préposition (G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2013, n° 792). Ce serait parce que le préposé agit « pour le compte » du commettant que ce dernier devrait « in fine assumer les risques de son entreprise », d’autant plus qu’il « peut s’assurer en conséquence » (M. Bacache-Gibeili, op. cit., n° 259). En l’espèce, le gardian n’agissait pas pour le compte et dans l’intérêt du manadier puisque ce n’est pas celui-ci qui avait organisé la manifestation taurine, mais une association.

La doctrine dénonce de longue date l’absence de conception jurisprudentielle claire du lien de préposition (L. Leveneur, op. cit. ; N. Dejean de la Bâtie, Droit civil français, t. VI-2, Responsabilité délictuelle, 8e éd., Librairies Techniques, 1989, n° 103). Le présent arrêt entretient malheureusement la confusion.

Une fois actés l’exclusion du lien de préposition et le refus de déduire un transfert de la garde de la seule existence d’un pouvoir d’instruction, il ne restait qu’une échappatoire pour le cavalier : démontrer un transfert matériel des pouvoirs qui caractérisent la garde. Cette éventualité est également balayée par la Cour de cassation.

II. Le transfert de la garde exclu du fait du maintien des pouvoirs d’usage et de contrôle

L’arrêt nous enseigne que le seul transfert du pouvoir de direction est insuffisant pour établir un transfert de la garde de la chose (A). Cette décomposition de la notion de garde, que l’arrêt tente de mettre en œuvre, apparaît difficilement praticable (B).

A. L’insuffisance du pouvoir de direction pour caractériser la garde

La Cour de cassation décompose son raisonnement en deux temps.

D’abord, c’est parce que le propriétaire du cheval en était également le cavalier que celui-ci avait conservé « au moins » les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal. L’usage est, au sens commun du terme, « le fait de se servir de quelque chose » (Trésor de la langue française informatisé, v° « Usage ») et le contrôle correspondrait « à l’idée que le gardien a le pouvoir d’éviter que la chose cause un dommage » (Rép. civ. Dalloz, v° « Responsabilité du fait des choses inanimées » par L. Grynbaum, juin 2011, n° 175). Le cavalier est par définition celui qui se sert du cheval et il est le mieux placé, en principe, pour éviter que celui-ci cause un dommage.

Ensuite, c’est parce que le cavalier « avait conservé au moins les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal » que la garde ne pouvait avoir été transférée.

La solution apparaît cohérente, de prime abord, avec le refus d’étendre le principe d’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé à des hypothèses connexes dans lesquelles il n’y a pas de lien de préposition. En effet, la direction « représente le pouvoir de guider la chose » (L. Grynbaum, op. cit.). Si le propriétaire du cheval avait perdu son pouvoir de direction, c’était en raison du pouvoir d’instruction qu’exerçait le manadier puisqu’il revenait à ce dernier « d’établir le parcours de l’abrivado » et d’assigner aux chevaux et cavaliers « la place qui convient dans l’escorte ». Or, la Cour de cassation ayant affirmé que ce seul pouvoir d’instruction ne permettait pas de caractériser un transfert de la garde, il eût été contradictoire de déduire un tel transfert du seul constat du transfert du pouvoir de direction.

La solution peut paraître discutable si l’on considère que c’est le pouvoir de direction du commettant qui justifie l’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé (B. Waltz-Teracol, D. 2020, p. 1704). Elle apparaît moins discutable si l’on considère, comme nous l’avons fait, que cette incompatibilité se justifie par le pouvoir du commettant de donner des ordres au préposé non seulement quant à la direction de la chose, mais aussi quant à la façon d’utiliser et de contrôler celle-ci. Le préposé n’est en réalité indépendant dans l’exercice d’aucun des trois pouvoirs qui caractérisent la garde, de sorte qu’il y a lieu de considérer que le réel détenteur de ces pouvoirs est, en dernière analyse, le commettant qui les exerce par le truchement des ordres qu’il donne à son préposé.

B. L’illusoire décomposition de la notion de garde

En dehors de tout rapport de préposition caractérisé par les juges, il arrive qu’une personne soit qualifiée de gardienne alors même que le pouvoir d’usage de la chose était exercé par un tiers. Il en va ainsi de la personne qui invite un tiers à cueillir des cerises dans son jardin et qui lui prête à cette fin son échelle tout en demeurant à proximité de celle-ci. La Cour de cassation juge que le propriétaire de l’échelle en « conserv[e] les pouvoirs de direction et de contrôle » de sorte qu’elle en « rest[e] gardienne » (Cass. 2e civ., 11 févr. 1999, n° 97-15.615 ; RTD civ. 1999, p. 630, obs. P. Jourdain).

Plusieurs arrêts, même s’ils ne sont pas aussi explicites, semblent pouvoir être rattachés à cette idée (Cass. 2e civ., 19 juin 2003, n° 01-17.575 ; 7 mai 2002, n° 00-14.594, D. 2003, somm. 463, obs. P. Jourdain ; Dr. et patr. 12/2002, p. 80, obs. F. Chabas ; 2 févr. 1966, Gaz. Pal. 1966, 1, 310).

Peut-on en déduire qu’en cas de division des trois pouvoirs qui caractérisent la garde, la qualité de gardien est systématiquement reconnue à celui qui exerce conjointement soit les pouvoirs d’usage et de contrôle, soit les pouvoirs de direction et de contrôle, mais jamais à celui qui exerce le seul pouvoir de direction ? Ces distinctions permettraient de donner à la jurisprudence relative au transfert de la garde les apparences d’un jardin à la française, ce qu’elle n’est malheureusement pas. En effet, les notions de direction, de contrôle et d’usage demeurent bien nébuleuses. La jurisprudence ne s’est jamais risquée à les définir ; la doctrine guère plus.

Aucune tentative de distinction ne semble résister à l’analyse, a fortiori lorsque l’on ajoute à l’équation la question du lien de préposition.

En l’espèce, si le cavalier a conservé les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal, on conçoit difficilement comment il pourrait avoir transféré le pouvoir de direction : il en garde nécessairement au moins une partie. Les instructions du manadier quant à la direction du cheval sont très générales et c’est le cavalier qui continue de guider précisément ce dernier.

Quant aux arrêts qui jugent que le propriétaire avait conservé les pouvoirs de contrôle et de direction de la chose tout en transférant son usage, c’est pourtant celui qui utilise matériellement la chose qui semble le mieux à même de la diriger et de la contrôler. Si le propriétaire conserve juridiquement les pouvoirs de direction et de contrôle, c’est parce qu’il peut donner des instructions à celui qui utilise la chose. Mais dans ce cas, le propriétaire n’a-t-il pas également le pouvoir de donner des instructions quant à la façon d’utiliser la chose ? Le propriétaire devrait selon nous être qualifié de commettant dans ces hypothèses, ce que la Cour de cassation n’a pas hésité à faire dans des espèces proches (G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, op. cit., n° 796).

Ce flou qui entoure la notion de garde n’est pas près de s’estomper, car il sied aux magistrats. Plus les critères sont vagues, plus ils laissent la place à une certaine casuistique motivée par des considérations d’opportunité. Le législateur semble pour l’instant s’en satisfaire puisque ni le projet de réforme de la responsabilité civile de la Chancellerie de mars 2017 (art. 1243, al. 4) ni la récente proposition de loi du Sénat de juillet 2020 (art. 1242, al. 4) ne définissent les notions d’usage, de contrôle et de direction qu’ils proposent pourtant de consacrer dans la loi.