Revirement partiel de la jurisprudence Myr’Ho : enfin un rééquilibrage en faveur du débiteur !

Note sous Cass. com., 3 juill. 2024, pourvoi n° 21-14.947 :

« Le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ». Ce principe, posé par la Cour de cassation réunie en assemblée plénière en 2006 (Cass. ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255, arrêt Myr’Ho ou Boot shop), a été vivement critiqué par une grande partie de la doctrine. Sur le plan technique, il se conciliait difficilement avec la règle de l’effet relatif des contrats aujourd’hui énoncée à l’article 1199 du Code civil : « Le contrat ne crée d’obligations qu’entre les parties. Les tiers ne peuvent ni demander l’exécution du contrat ni se voir contraints de l’exécuter. » Sur le plan de l’opportunité, ce principe semblait excessivement favorable aux tiers auxquels l’inexécution du contrat causait un dommage. Ces derniers pouvaient obtenir réparation en étant dispensés de la preuve d’une faute délictuelle distincte du manquement contractuel. Leur action en réparation restait malgré tout fondée sur l’article 1240 (anc. art. 1382) du Code civil de sorte que toutes les clauses du contrat, comme les clauses limitatives de réparation, ne leur étaient pas opposables. Les tiers pouvaient ainsi se trouver mieux lotis que le créancier contractuel lui-même. Ultime critique, qui découlait des précédentes, cette jurisprudence pouvait déjouer les prévisions des parties qui, au mieux, avaient du mal à anticiper les dommages que l’inexécution de leur contrat pourrait causer aux tiers et, au pire, n’avaient pas conscience que l’inexécution du contrat pourrait suffire à engager leur responsabilité vis-à-vis de tiers.

Malgré ces critiques et ce qui pouvait ressembler à une première tentative de restreindre la portée de cette jurisprudence (V. not. Cass. 1re civ., 28 sept. 2016, n° 15-17.033 ; Cass. com., 18 janv. 2017, n° 14-16.442, inédit ; Cass. 3e civ., 18 mai 2017, n° 16-11.203), la Cour de cassation de nouveau réunie en assemblée plénière a fermement réaffirmé ce principe en 2020 par son arrêt Bois rouge (Cass. ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963).

L’arrêt rendu le 3 juillet 2024 par la chambre commerciale apparaît donc surprenant en ce qu’il opère un revirement certes partiel, mais d’une importance pratique majeure. Désormais, « le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants ». En l’espèce, la clause limitative de réparation du contrat était donc opposable au tiers, alors que l’assemblée plénière avait implicitement exclu, dans son arrêt Myr’Ho, qu’une clause exclusive de réparation puisse être opposée au tiers.

Cette solution ne règle pas la contrariété entre la jurisprudence Myr’Ho et le principe de l’effet relatif des contrats, mais elle permet un rééquilibrage bienvenu entre la protection des tiers et la prise en compte des intérêts légitimes du débiteur.

Mon analyse de ce revirement peut être consultée à la Revue Lamy Droit des affaires.

Références de l’article : « Revirement partiel de la jurisprudence Myr’Ho : enfin un rééquilibrage en faveur du débiteur ! », note sous Cass. com., 3 juill. 2024, RLDA 2024/207, n° 8050.

Utiles précisions de la chambre commerciale quant au revirement abandonnant pour le passé la jurisprudence Consorts Cruz

Note sous Cass. com., 15 mars 2023, pourvoi n° 21-20.399 :

1. Cet arrêt aurait pu être d’importance modeste : rendu à propos d’une question ressassée à l’excès depuis trois décennies, celle de la sanction de la rétractation illicite d’une promesse unilatérale de vente avant la levée de l’option, la chambre commerciale y confirme un revirement de jurisprudence préalablement effectué par la troisième chambre civile. L’arrêt est pourtant remarquable en ce qu’il apporte d’utiles précisions à la fois sur le fond du revirement et sur sa rétroactivité.

Mise à jour du 03/08/2024 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt, publié à la Gazette du Palais (« Utiles précisions de la chambre commerciale quant au revirement abandonnant pour le passé la jurisprudence Consorts Cruz », note sous Cass. com., 15 mars 2023, Gaz. Pal. 9 mai 2023, n° 15, p. 18, GPL448n0) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Illustration article

2. En l’espèce, en simplifiant, une société avait conclu avec une autre, le 21 juin 2012, une promesse unilatérale de vente ayant pour objet des actions d’une filiale du promettant. L’option devrait être levée dans un délai de six mois à compter de la tenue de l’assemblée générale de la filiale approuvant les comptes clos au 31 décembre 2015. Le 8 mars 2016, le promettant a notifié au bénéficiaire la rétractation de sa promesse. Cela n’a pas dissuadé le bénéficiaire de notifier au promettant la levée de l’option le 28 juin 2016, soit le lendemain de la tenue de l’assemblée générale ayant approuvé les comptes susmentionnés. Le bénéficiaire a ensuite assigné le promettant en exécution forcée en nature de la promesse.

3. La cour d’appel de Rennes, par un arrêt du 6 juillet 2021, a rejeté la demande d’exécution forcée en nature et a donc appliqué la jurisprudence Consorts Cruz, initiée par la Cour de cassation en 1993, selon laquelle la rétractation de la promesse unilatérale avant la levée de l’option empêche la formation du contrat promis[1].

4. Saisie d’un pourvoi en cassation formé par le bénéficiaire de la promesse, la chambre commerciale profite de l’occasion pour marquer expressément son ralliement à l’abandon de la jurisprudence Consorts Cruz effectué par la troisième chambre civile par deux arrêts de 2021[2] (§ 8). Elle se démarque toutefois en motivant ce revirement de manière plus convaincante (I) et soumettant sa rétroactivité à un contrôle de conventionnalité (II).

I)            Les motifs du revirement pour le passé

5. La chambre commerciale retient une analyse plus convaincante de la promesse unilatérale de vente (A) et dévoile le véritable motif qui a conduit la Cour de cassation à ce changement d’analyse tardif (B).

A)   Une analyse renouvelée de la promesse unilatérale : l’amélioration de la motivation de la troisième chambre civile

6. Selon l’arrêt rendu par la troisième chambre civile le 23 juin 2021, la promesse unilatérale ferait peser sur le promettant une obligation de faire qui, à la suite d’une réinterprétation de l’ancien article 1142 du Code civil, serait désormais susceptible de faire l’objet d’une exécution forcée en nature[3]. Cette motivation était peu convaincante dans la mesure où la troisième chambre civile a cessé de raisonner, à propos de la promesse unilatérale de vente, en termes d’obligation de faire au moins depuis 2011[4].

7. La chambre commerciale, en marquant son adhésion à ce revirement, prend le soin de le motiver différemment, ce qui est un aveu implicite de la défaillance de la motivation adoptée par la troisième chambre civile. Elle ne fait ainsi aucune référence à la notion d’obligation de faire. Elle énonce que depuis 2011[5], et même depuis un arrêt inédit de 2009[6], la Cour de cassation analysait la rétractation du promettant en un retrait de son consentement au contrat de vente préparé. Il en résultait que la levée de l’option postérieure était impuissante à former ledit contrat faute de rencontre des volontés de vendre et d’acquérir. Cette analyse est désormais abandonnée : en consentant à la promesse, le promettant consent également et « définitivement » à la vente, de sorte que toute rétractation de sa part serait inefficace (§ 7 et 8). Sur ce point, la motivation de la chambre commerciale est plus convaincante.

8. En outre, le principe tiré de cette nouvelle analyse comporte une précision inédite : « le promettant […] ne peut pas se rétracter, même avant l’ouverture du délai d’option offert au bénéficiaire » (§ 8). En effet, en l’espèce, le promettant s’était rétracté avant même que le délai d’option ait pu commencer à courir. La solution est logique puisque l’inefficacité de la rétractation repose sur le fait que le vendeur a « définitivement » consenti à la vente à travers la conclusion de la promesse unilatérale, il est donc indifférent que la rétractation intervienne avant l’ouverture du délai d’option. La précision n’est toutefois pas inutile puisque le nouvel article 1124, alinéa 2, du Code civil dispose que « la révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat promis ». Une application a contrario de cette disposition conduirait à juger que la révocation empêche la formation du contrat promis si elle intervient avant le temps laissé au bénéficiaire pour opter. Il est peu douteux que la solution ici posée sous l’empire du droit antérieur au 1er octobre 2016 sera maintenue sous l’empire de cette nouvelle disposition en ce qu’elle est conforme à sa ratio legis.

B)   L’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016 : le dévoilement du véritable motif déterminant

9. Selon les propres termes de l’arrêt commenté, « une très grande majorité de la doctrine […] appelait de ses vœux » un abandon de la jurisprudence Consorts Cruz, dès son adoption par l’arrêt éponyme du 15 décembre 1993 (§ 11). Dès lors, pourquoi ce ralliement soudain et tardif à la position défendue par la doctrine majoritaire ? À cette question, la motivation enrichie de l’arrêt du 23 juin 2021 n’apportait aucune réponse. L’élément déclencheur a très probablement été l’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016 par laquelle le Gouvernement a brisé la jurisprudence Consorts Cruz, mais pour l’avenir seulement (nouvel art. 1124, al. 2, du Code civil)[7].

En 2017, la Cour de cassation avait justifié à plusieurs reprises un changement « d’appréciation » quant à telle ou telle notion du droit positif par « l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 »[8]. La chambre sociale avait d’ailleurs employé cette motivation dans deux arrêts alignant le régime des promesses unilatérales de contrat de travail conclues avant le 1er octobre 2016 sur la règle du nouvel article 1124, alinéa 2, du Code civil[9]. Dès lors, pourquoi la troisième chambre civile n’a-t-elle pas elle aussi invoqué « l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance » ? Très probablement parce qu’entretemps, le Parlement avait manifesté sa désapprobation à l’occasion du vote de la loi de ratification du 20 avril 2018. À la fin de l’article 9, alinéa 2, de l’ordonnance, qui disposait que « les contrats conclus avant cette date [le 1er octobre 2016] demeurent soumis à la loi ancienne », le Parlement a ajouté la précision suivante : « y compris pour leurs effets légaux et pour les dispositions d’ordre public ». Le rapport de la commission des lois du Sénat présente cette modification comme une réaction à la jurisprudence précitée de 2017[10].

10. Le paragraphe 8 de l’arrêt ici commenté est remarquable en ce que la chambre commerciale se montre plus téméraire que la troisième chambre civile. Elle invoque, pour justifier le revirement, l’évolution du droit des obligations résultant de l’ordonnance du 10 février 2016. Formellement, l’arrêt ne viole pas la lettre de l’article 9 de l’ordonnance. En effet, la modification de cet article adoptée à l’initiative de la commission des lois du Sénat est en réalité inapte à briser la pratique de la Cour de cassation que nous venons d’évoquer. Certes, il arrive que le juge applique immédiatement aux contrats en cours une disposition légale au motif que celle-ci se rapporte à un effet légal desdits contrats ou qu’elle relève de « considérations d’ordre public particulièrement impératives »[11]. Toutefois, ce n’est aucunement la logique qui sous-tend les arrêts précités de 2017 et celui ici commenté. La chambre commerciale prend la précaution de l’expliciter : « si, conformément à son article 9, les dispositions de l’ordonnance du 10 février 2016 ne sont applicables qu’aux contrats souscrits postérieurement à son entrée en vigueur, il apparaît nécessaire, compte tenu de l’évolution du droit des obligations, de modifier la jurisprudence… » (§ 8). Formellement, la Cour se contente de modifier sa jurisprudence applicable aux contrats conclus avant le 1er octobre 2016 : elle ne leur applique pas les dispositions de l’ordonnance, elle s’inspire seulement de leur contenu pour effectuer son revirement de jurisprudence.

11. Malgré cette tentative de la chambre commerciale de déminer le terrain, il n’en demeure pas moins que celle-ci prend un risque en érigeant de nouveau ouvertement l’ordonnance en source d’inspiration d’un revirement pour le passé alors que la commission des lois du Sénat a exprimé son opposition à cette pratique. Cette transparence doit être saluée. Le pouvoir normatif de la Cour de cassation ne cessant de croître ces dernières décennies, il est sain que celui-ci s’exerce au grand jour, afin de permettre au législateur d’exercer pleinement un contrôle de cette activité normative.

L’arrêt de la chambre commerciale se démarque également des deux arrêts de la troisième chambre civile qui l’ont précédé en ce qu’il se prononce sur la rétroactivité du revirement effectué.

II)          La rétroactivité du revirement pour le passé

12. L’arrêt confirme le récent mouvement d’élargissement des hypothèses dans lesquelles il peut être dérogé à la rétroactivité d’un revirement de jurisprudence, par la mise en œuvre d’un contrôle de proportionnalité (A). L’application du contrôle de proportionnalité au cas d’espèce s’avère toutefois assez confuse et, partant, décevante (B).

A)   L’admission louable d’un contrôle de proportionnalité

13. La Cour de cassation a longtemps considéré que son interprétation faisait corps avec la disposition interprétée de sorte qu’elle rétroagissait nécessairement à la date d’entrée en vigueur de cette dernière. Selon une expression plus récente, « nul ne peut se prévaloir d’un droit acquis à une jurisprudence figée »[12].

14. Sous l’impulsion du rapport « Molfessis », la Cour de cassation a concédé, dans les années 2000, une première dérogation à la rétroactivité lorsque le revirement prive le demandeur de son droit à l’accès au juge garanti par l’article 6, § 1, de la Convention EDH[13]. Ce fut pendant longtemps la seule hypothèse admise de modulation dans le temps des revirements[14].

15. Après un arrêt avant-gardiste rendu en 2016 par la première chambre civile[15], mais au résultat décevant dans le cas d’espèce, le mouvement s’est subitement accéléré. C’est d’abord la chambre criminelle qui a admis en 2020 une nouvelle exception à la rétroactivité, lorsque cette dernière aboutirait à violer le principe de légalité des délits et des peines garanti par l’article 7 de la Convention[16]. En septembre 2022, la première chambre civile a écarté l’application d’une jurisprudence nouvelle aux instances en cours au motif notamment qu’une telle rétroactivité « porterait une atteinte disproportionnée aux principes de sécurité juridique et de confiance légitime »[17]. La brèche ouverte par cet arrêt est majeure puisque la rétroactivité de tout revirement de jurisprudence porte par nature atteinte à la sécurité juridique. Dans le même arrêt, la Cour de cassation s’était également fondée sur le fait que la rétroactivité du revirement aurait porté « une atteinte disproportionnée à l’intérêt supérieur de l’enfant, garanti par l’article 3, § 1, de la Convention internationale des droits de l’enfant, ainsi qu’au droit au respect de la vie privée et familiale des personnes concernées, garanti par l’article 8 de la Convention » EDH (§ 29), ajoutant ainsi ces deux textes à la liste de ceux pouvant justifier une modulation dans le temps d’un revirement.

16. L’arrêt rendu le 15 mars 2023 s’inscrit clairement dans le prolongement de ces arrêts. S’agissant d’un revirement de jurisprudence « pour le passé », applicable aux seules promesses conclues avant le 1er octobre 2016, écarter intégralement sa rétroactivité aurait conduit à anéantir le revirement lui-même. Néanmoins, après avoir rappelé l’absence de « droit acquis à une jurisprudence constante » (§ 10), la chambre commerciale accepte de contrôler que l’application rétroactive du revirement au cas d’espèce ne porterait pas une atteinte disproportionnée au principe de sécurité juridique, au droit à un procès équitable et au droit au respect des biens. Certes, elle conclut à l’absence de disproportion en l’espèce, mais le seul fait qu’elle accepte d’effectuer ce contrôle témoigne d’une évolution de la doctrine de la Cour. Quelques années auparavant, ces arguments auraient été balayés sans contrôle de proportionnalité « dès lors que la partie qui s’en prévaut n’est pas privée du droit à l’accès au juge » ; aujourd’hui, la chambre commerciale y consacre quatre paragraphes de motivation enrichie.

B)   L’application décevante du contrôle de proportionnalité

17. La chambre commerciale juge que le promettant « ne peut se prévaloir d’un droit définitivement acquis dès lors que l’arrêt de la cour d’appel de Rennes, qui a rejeté la demande d’exécution forcée en nature de la vente, était, en tout état de cause, susceptible d’un pourvoi en cassation » (§ 11). Elle ajoute que le promettant « ne dispose pas en l’espèce d’une créance exigible, dans la mesure où l’arrêt de la cour d’appel n’a pas acquis de caractère irrévocable » (§ 12). On croit comprendre qu’il existe bien, selon la chambre commerciale, un « droit » découlant pour le promettant de l’arrêt d’appel dont il aurait été privé par la rétroactivité du revirement, mais que ce droit n’était pas « définitivement acquis » et n’avait pas de « caractère irrévocable » dès lors qu’il existait une voie de recours contre l’arrêt d’appel. La chambre commerciale transpose ici le raisonnement qui a été déployé par la Cour EDH notamment dans son arrêt Legrand c/ France[18] cité au paragraphe 10 de l’arrêt commenté. Or les faits ayant donné lieu à ces deux arrêts sont radicalement différents. L’arrêt de la Cour européenne concernait une créance de réparation accordée à des victimes par une cour d’appel puis exclue par la Cour de cassation à la suite d’un revirement de jurisprudence. En matière de promesse unilatérale de vente, on ne parvient pas à identifier de quel droit subjectif pourrait être titulaire un promettant à la suite d’un arrêt qui le condamne à verser des dommages-intérêts en raison de la rétractation illicite de sa promesse.

La chambre commerciale aurait plutôt dû rechercher si l’application rétroactive du revirement effectué en 2021 ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit de propriété du promettant sur les parts sociales qui faisaient l’objet de la promesse unilatérale de vente : là se trouvait le véritable « bien » protégé par l’article 1er du protocole n° 1. Ce droit de propriété semblait acquis pour le promettant au jour de la rétractation illicite de la promesse, le 8 mars 2016, puisqu’à l’époque la jurisprudence Consorts Cruz était encore appliquée. La chambre commerciale aurait également dû rechercher si l’application rétroactive du revirement ne portait pas atteinte aux prévisions légitimes du promettant construites sur la base de la jurisprudence en vigueur à l’époque des faits susceptible d’être constitutive d’une atteinte disproportionnée au principe de sécurité juridique fondé sur l’article 6, § 1, de la Convention.

18. L’arrêt énonce ensuite que « le nouvel état du droit, issu du revirement de la troisième chambre civile, n’était pas imprévisible » (§ 11). Il est vrai que si le revirement de jurisprudence était prévisible, cela serait de nature à faire tomber le grief d’atteinte disproportionnée à la sécurité juridique[19]. Les arguments retenus au soutien de cette prévisibilité peinent toutefois à convaincre : « une très grande majorité de la doctrine » appelait le revirement « de ses vœux bien avant la conclusion du protocole du 21 juin 2012 et la réforme du droit des contrats du 10 février 2016, intervenue antérieurement à la rétractation par la société MG de sa promesse, qui y a mis fin pour les contrats conclus à compter de son entrée en vigueur, confirmant ainsi les doutes préexistants quant au bien-fondé, et donc au maintien, de la jurisprudence antérieure ». Il est douteux que les critiques doctrinales – répétées pendant près de trente ans sans le moindre impact sur la jurisprudence – conjuguées à l’entrée en vigueur non rétroactive du nouvel article 1124 du Code civil le 1er octobre 2016, aient rendu prévisible le revirement. La preuve en est que la troisième chambre civile avait dans un premier temps réaffirmé sa jurisprudence Consorts Cruz en 2018[20].

De plus, on peut noter une certaine confusion quant à la date à laquelle il convient de se placer pour apprécier la prévisibilité du revirement. Dans un même paragraphe (§ 11), après avoir évoqué la date du pourvoi, la chambre commerciale fait ensuite référence à la date de conclusion de la promesse et à la date de sa rétractation. Le revirement est relatif à la sanction de la rétractation illicite : aux seuls dommages-intérêts, il substitue l’inefficacité de la rétractation. On pourrait donc appliquer par analogie la solution prévue à l’ancien article 1150 du Code civil (désormais à l’article 1231-3) en matière de responsabilité contractuelle : seuls les dommages qui étaient prévisibles au jour de la conclusion du contrat sont réparables, sauf en cas de dol du débiteur. Or la rétractation illicite de la promesse unilatérale de vente est indubitablement constitutive d’une faute dolosive : le promettant déclare purement et simplement qu’il se soustrait à son engagement.

19. C’est bien là, in fine, le seul véritable argument décisif en faveur de la rétroactivité du revirement. Celui-ci clôt la démonstration de la chambre commerciale (§ 13). La partie qui pâtit de la rétroactivité du revirement est fautive et le revirement change seulement la sanction de cette faute qui n’est pas une peine au sens de l’article 7 de la Convention EDH et qui n’est donc pas soumise à ce texte. Le promettant étant de mauvaise foi, de surcroît auteur d’une faute probablement lucrative, la rétroactivité du changement de sanction ne crée aucune atteinte disproportionnée ni à son droit au respect de ses biens ni à son droit à un procès équitable.

Note Gazette du Palais 2023

[1] Cass. 3e civ., 15 déc. 1993, n° 91-10.199.

[2] Cass. 3e civ., 23 juin 2021, n° 20-17.554 ; 20 oct. 2021, n° 20-18.514.

[3] Arrêt du 23 juin 2021 précité, § 7, 8, 10 et 11.

[4] Cass. 3e civ., 11 mai 2011, n° 10-12.875. V. not. JCP G 2021, act. 1226, note N. Molfessis ; D. 2021, p. 1574, note L. Molina.

[5] V. note préc.

[6] Cass. 3e civ., 15 déc. 2009, n° 08-22.008, inédit.

[7] V. not. JCP G 2021, act. 1226, note N. Molfessis ; RDC déc. 2021, n° 200g8, p. 12, note F. Dournaux ; Gaz. Pal. 7 sept. 2021, n° 425g3, p. 22, note C.-É. Bucher ; JCP G 2021, doct. 1310, obs. D. Houtcieff.

[8] Cass. ch. mixte, 24 févr. 2017, n° 15-20.411 ; Cass. soc., 21 sept. 2017, n° 16-20.103 et 16-20.104, deux espèces.

[9] Cass. soc., 21 sept. 2017, préc.

[10] Rapport n° 22 (2017-2018) du 11 oct. 2017, fait par François Pillet au nom de la commission des lois du Sénat.

[11] L. Bach, Rép. civ. Dalloz, v° « Conflits de lois dans le temps », mai 2006, n° 570 et s.

[12] V. par ex. Cass. 1re civ., 9 oct. 2001, n° 00-14.564..

[13] Cass. 2e civ., 8 juill. 2004, n° 01-10.426 ; Cass. ass. plén., 21 déc. 2006, n° 00-20.493.

[14] V. par ex., Cass. 2e civ., 18 avril 2019, n° 17-21.189.

[15] Cass. 1re civ., 6 avr. 2016, n° 15-10.552.

[16] Cass. crim., 25 nov. 2020, n° 18-86.955, § 38 et 39.

[17] Cass. 1re civ., 21 sept. 2022, n° 21-50.042, § 22 et 27.

[18] CEDH, Allègre c. France, n° 22008/12.

[19] CEDH, 12 juill. 2018, Allègre c/ France, n° 22008/12, § 50 et 61.

[20] Cass. 3e civ., 6 déc. 2018, n° 17-21.170.

Licéité et effets de la révocation conventionnelle d’une donation en présence d’héritiers réservataires

Note sous Cass. 1re civ., 30 novembre 2022, pourvoi n° 21-11.507 :

1.- L’arrêt rendu le 30 novembre 2022 par la première chambre civile suscite la réflexion, tant par ses dits que par ses non-dits, en ce qu’il se prononce sur un mécanisme, la révocation par consentement mutuel d’une donation, dont les contours sont très incertains.

Mise à jour du 03/08/2024 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt, publié au Recueil Dalloz (« Licéité et effets de la révocation conventionnelle d’une donation en présence d’héritiers réservataires », note sous Cass. 1re civ., 30 novembre 2022, D. 2023, p. 215) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Donation

2.- En l’espèce, une femme avait, par acte authentique, donné une certaine somme d’argent par préciput et hors part à l’un de ses fils en 1994. Le donataire avait ensuite apporté l’essentiel de cette somme au capital d’une société commerciale.

En 2005, également par acte authentique, la donatrice et le donataire ont convenu de révoquer la donation, ce qui a conduit ce dernier à restituer à la première une somme d’argent du même montant que celle qu’il avait reçue en 1994.

À son décès en 2015, la donatrice a laissé pour lui succéder ses trois enfants. La sœur du donataire a alors agi en nullité de la révocation intervenue en 2005 pour cause illicite, sur le fondement des articles 1131 et 1133 du Code civil dans leur rédaction antérieure à l’entrée en vigueur de l’ordonnance du 10 février 2016. Selon elle, la révocation avait pour finalité de faire échec à la réunion fictive à la masse de calcul de la réserve héréditaire de la valeur des titres que le donataire avait acquis avec les fonds donnés. En effet, selon l’article 922 du Code civil, « les biens dont il a été disposé par donation entre vifs sont fictivement réunis à cette masse » et « s’il y a eu subrogation, il est tenu compte de la valeur des nouveaux biens au jour de l’ouverture de la succession ». Or la valeur de ces titres était nettement supérieure au montant nominal de la donation restitué en 2005.

La cour d’appel de Rennes a rejeté la demande. Pour conclure à la validité de l’acte de révocation de la donation intervenu en 2005, elle a estimé que « les mobiles ayant présidé à la révocation litigieuse sont indifférents et ne peuvent se confondre avec la cause de la convention laquelle n’était pas illicite, la révocation conventionnelle d’une donation ne se heurtant à aucune interdiction légale et étant toujours possible sans que les parties n’aient à en justifier les raisons »[1].

Au visa des anciens articles 1131 et 1133 du Code civil, la Cour de cassation rappelle « qu’un contrat n’est valable que si les motifs ayant déterminé les parties à contracter sont licites ». Elle casse ensuite l’arrêt d’appel au motif que la cour d’appel aurait dû rechercher « si la cause de l’acte révocatoire ne résidait pas dans la volonté des parties de contourner les dispositions d’ordre public de l’article 922 du Code civil ».

3.- Les apports de cet arrêt pourraient largement dépasser ce qui ressort explicitement de son conclusif. D’abord, en reprochant à la cour d’appel de ne pas avoir contrôlé la licéité de la cause subjective de la révocation, la Cour de cassation semble admettre la validité du mécanisme de la révocation par consentement mutuel d’une donation (I). Ensuite, en jugeant de manière contestable que cette révocation est annulable lorsqu’elle a pour finalité de contourner l’article 922 du Code civil, la Cour semble considérer que la révocation, lorsque sa cause est licite, produit des effets rétroactifs opposables aux tiers fussent-ils héritiers réservataires (II).

Précisons à titre liminaire que, bien que l’arrêt ait été rendu sous l’empire des dispositions du Code civil antérieures à l’ordonnance du 10 février 2016, ses apports demeurent d’actualité puisque les nouvelles dispositions du Code civil prévoient toujours un contrôle de la licéité du contenu du contrat, qui inclut son but[2] (art. 1128, 3° et 1162), et la disposition de l’ancien article 1134, alinéa 2, relative à la révocation d’un contrat par consentement mutuel a été conservée au nouvel article 1193.

I) La validité de principe de la révocation d’une donation par consentement mutuel sous réserve de la licéité de sa cause

4.- La cour d’appel semble confondre, dans ses motifs, la cause subjective et l’objet de la révocation. La Cour de cassation commence par remettre un peu d’ordre dans ces concepts et, ce faisant, elle semble confirmer que la révocation d’une donation est un procédé intrinsèquement licite (A). En revanche, contrairement à ce qu’a jugé la cour d’appel, une telle révocation n’a pas de caractère discrétionnaire et n’échappe donc pas à un contrôle de la licéité de sa cause subjective (B).

A)    La confirmation implicite de la licéité de l’objet

5.- La cour d’appel effectue une distinction surprenante entre les notions de « mobiles » et de « cause de la convention » : « les mobiles ayant présidé à la révocation de la donation du 9 juin 1994 sont indifférents et ne peuvent se confondre avec la cause de la convention qui n’était pas illicite ». La « cause de la convention » était pourtant communément définie, avant son éradication par l’ordonnance du 10 février 2016, comme « le mobile ayant conduit à la conclusion du contrat »[3]. On la qualifiait aussi de cause subjective et ce concept servait à apprécier la licéité de la cause sur le fondement de l’ancien article 1131 du Code civil[4]. Ainsi, à l’exact opposé de ce qu’a affirmé la cour d’appel, la cause du contrat se confond avec les mobiles. La Cour de cassation le rappelle lorsqu’elle énonce, au visa des anciens articles 1131 et 1133 du Code civil, qu’« il résulte de ces textes qu’un contrat n’est valable que si les motifs ayant déterminé les parties à contracter sont licites », les termes « motifs » et « mobiles » étant ici parfaitement synonymes.

6.- Au-delà de ces considérations terminologiques, en reprochant à la cour d’appel de ne pas avoir recherché « si la cause de l’acte révocatoire ne résidait pas dans la volonté des parties de contourner les dispositions d’ordre public de l’article 922 du code civil », la Cour de cassation admet implicitement que la révocation d’une donation par consentement mutuel est en elle-même un acte dont l’objet est licite. En effet, si l’acte avait un objet illicite, il serait nul quelle que soit sa cause subjective.

Ce faisant, la première chambre civile confirme une solution qui était déjà défendue par la doctrine majoritaire[5]. Le principe d’irrévocabilité spéciale des donations[6] interdit seulement au donateur de se ménager une faculté de révocation unilatérale de la donation[7], ce que l’on rattache souvent à la maxime de Loysel « donner et retenir ne vaut »[8]. En revanche, ce que les parties ont fait d’un commun accord, elles peuvent également le défaire d’un commun accord. Les donations n’échappent pas, sur ce point, au droit commun de l’article 1193, anciennement 1134 alinéa 2, du Code civil, qui dispose que les contrats peuvent être « révoqués […] du consentement mutuel des parties » – le mutuus dissensus. La Cour de cassation avait d’ailleurs déjà semblé l’admettre par au moins trois arrêts antérieurs[9] sous la seule réserve que le parallélisme des formes soit respecté[10], c’est-à-dire que la révocation ait lieu par acte authentique comme la donation révoquée[11].

Si l’objet de la révocation est licite, sa cause est en revanche susceptible d’être illicite et doit donc être contrôlée.

B)    La soumission de la cause au contrôle de licéité

7.- La cour d’appel semble affirmer que la révocation d’une donation échappe par nature au contrôle de licéité de sa cause subjective : « les mobiles ayant présidé à la révocation de la donation […] sont indifférents et […] la révocation conventionnelle d’une donation ne se heurt[e] à aucune interdiction légale et [est] toujours possible sans que les parties n’aient à en justifier les raisons ». La Cour de cassation n’est pas de cet avis puisqu’elle casse l’arrêt sur ce point.

8.- Que les parties n’aient pas à justifier les raisons de la révocation n’est qu’une application du droit commun. L’ancien article 1132 disposait ainsi que « la convention n’est pas moins valable, quoique la cause n’en soit pas exprimée » et la Cour de cassation en déduisait une présomption de licéité de la cause, de sorte qu’il revenait à celui qui prétendait que la cause était illicite d’en apporter la preuve[12].

9.- En revanche, l’affirmation de la cour d’appel selon laquelle la révocation par consentement mutuel d’une donation serait toujours possible quel qu’en soit le motif suscite la réflexion. Existe-t-il seulement des contrats qui, par nature, ne sont pas susceptibles d’être annulés pour cause illicite ? Il s’agirait en quelque sorte de contrats discrétionnaires dans le sens où les parties ne pourraient jamais se voir reprocher d’avoir conclu de tels contrats, quelle qu’en soit la cause.

À notre connaissance, ni la doctrine ni la jurisprudence n’évoquent la notion d’acte discrétionnaire à propos du contrôle de la licéité de la cause. En revanche, la notion de droit discrétionnaire est employée en matière d’abus de droit pour désigner des droits dont l’exercice n’est pas susceptible de dégénérer en abus. L’abus de droit et la cause illicite sont deux notions distinctes, mais répondent à des logiques proches puisque l’abus réside dans le fait de détourner un droit de sa finalité[13]. L’abus de droit permet donc d’effectuer une forme de contrôle de la cause de l’exercice du droit. Josserand parlait d’ailleurs, à propos des droits dont l’exercice n’était pas susceptible de dégénérer en abus, de « droits non causés »[14].

Selon Alain Bénabent, la catégorie des droits purement discrétionnaires, « dont on relève que la liste est très incertaine, s’avère très résiduelle » et « en voie d’extinction »[15]. D’autres auteurs sont encore plus radicaux : « l’existence même des droits discrétionnaires semble hasardeuse […]. En effet, il paraît excessif de soustraire, d’emblée, une catégorie de prérogatives au contrôle du juge, compte tenu du rôle modérateur que joue la théorie de l’abus de droit. […] La catégorie des droits discrétionnaires est fondamentalement un non-sens, dès lors qu’il est admis que les droits subjectifs n’existent qu’en raison de la protection que le droit objectif leur accorde »[16]. De la même façon, les accords de volonté ne produisent effet qu’en vertu du droit objectif. Selon la formule consacrée, seuls les contrats « légalement formés » tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faits[17]. Il n’y a donc pas de raison de soustraire la révocation par consentement mutuel d’une donation au contrôle de la licéité de la cause[18] et, sur ce point encore, l’arrêt de la Cour de cassation mérite d’être approuvé.

Le présent arrêt ne se contente pas d’acter le principe de la soumission de la cause de la révocation au contrôle de licéité, il donne par ailleurs une hypothèse dans laquelle cette cause serait considérée comme illicite.

II) L’invalidité de la révocation visant à contourner les dispositions d’ordre public de l’article 922 du Code civil

10.- L’invalidité de cette cause subjective décrétée par la Cour de cassation n’est pas aussi évidente qu’elle peut le paraître de prime abord (A). Il découle par ailleurs de cette solution que la Cour semble attribuer implicitement un effet rétroactif à la révocation opposable aux tiers héritiers réservataires (B).

A)    L’illicéité contestable de la volonté d’éviter la réunion fictive de la valeur du bien subrogé à la masse de calcul de la réserve

11.- La Cour de cassation reproche à la cour d’appel de ne pas avoir recherché « si la cause de l’acte révocatoire ne résidait pas dans la volonté des parties de contourner les dispositions d’ordre public de l’article 922 du code civil ». Ce faisant, la Cour considère qu’une telle cause serait illicite. Cela n’a rien d’évident.

12.- L’article 922 du Code civil détermine la composition de la masse de biens qui va servir au calcul des valeurs de la réserve héréditaire et de la quotité disponible[19]. Aux « biens existant au décès du donateur ou testateur » (al. 1er) sont ajoutés fictivement « les biens dont il a été disposé par donation entre vifs » étant précisé que « s’il y a eu subrogation, il est tenu compte de la valeur des nouveaux biens au jour de l’ouverture de la succession » (al. 2).

En l’espèce, la somme donnée en 1994 avait été employée par le donataire pour acquérir des parts sociales qui, au jour de la révocation par consentement mutuel en 2005, avaient une valeur nettement supérieure à celle du jour de leur acquisition. La sœur du donataire soutenait donc que la révocation avait pour seule finalité d’éviter à ce dernier d’avoir à payer une importante indemnité de réduction au moment du décès de la donatrice.

13.- Peut-on pour autant parler, dans cette hypothèse, de contournement de l’article 922 du Code civil comme le fait la Cour de cassation ? « Contourner », c’est « éviter de respecter en employant des moyens détournés »[20]. Or il est douteux que la révocation de la donation puisse constituer en l’espèce un non-respect de l’article 922 du Code civil, même si elle était animée par la seule volonté d’éviter la réunion fictive de la donation à la masse de calcul.

Pour s’en convaincre, on peut observer que la donatrice et le donataire auraient pu aboutir en toute légalité à un résultat concret similaire en recourant ab initio à un autre procédé : un prêt de somme d’argent à titre gratuit. En effet, le prêt de somme d’argent sans intérêt est qualifié, en l’état actuel de la jurisprudence, de contrat de service gratuit et non de libéralité, car la libéralité implique un appauvrissement du disposant alors que le prêt à titre gratuit n’opère le transfert d’aucun droit patrimonial[21]. Le service procuré à l’emprunteur ne peut donc pas être pris en compte dans la masse de calcul de la réserve. Ainsi, en l’espèce, la donatrice aurait parfaitement pu conclure avec son fils un prêt à titre gratuit en 1994 afin de lui éviter d’avoir à verser une indemnité de réduction, quel que soit l’usage que le fils ait fait des fonds prêtés. En révoquant la donation, les parties ont de facto transformé a posteriori la donation en prêt de consommation à titre gratuit en permettant au donataire de jouir de la somme d’argent pendant une certaine durée sans contrepartie.

On pourrait rétorquer que dès lors que la mère avait opté pour la donation en 1994 au lieu d’un prêt à titre gratuit, la réunion fictive du bien donné ou subrogé était acquise si bien que tout acte ayant pour finalité de contourner cette réunion fictive serait constitutif d’une violation de l’article 922 du Code civil. Cette analyse, parfaitement défendable, peut aussi être contestée en considérant que les héritiers réservataires présomptifs n’ont aucun droit acquis à l’intégration d’une libéralité dans la masse de calcul de la réserve tant que la succession n’est pas ouverte. Tant que le décès n’est pas intervenu, les héritiers réservataires présomptifs possèdent au mieux une simple expectative. La preuve en est que la Cour de cassation semble admettre la validité de la révocation d’une donation si celle-ci n’a pas pour finalité de « contourner les dispositions d’ordre public de l’article 922 du code civil ». Autrement dit, la Cour semble tolérer que la révocation conduise à soustraire la donation de la masse de calcul de la réserve dès lors que cet effet n’est qu’accidentel dans le sens où il n’a pas été recherché par les auteurs de la révocation.

Quoi qu’il en soit, la question de la licéité de cette cause subjective spécifique ne présente un intérêt que si l’on part du postulat que la révocation de la donation produit un effet rétroactif.

B)    La possible admission, en creux, de la rétroactivité de la révocation

14.- On peut se demander si la Cour de cassation, par cet arrêt, n’a pas admis implicitement que la révocation d’une donation par consentement mutuel produit un effet rétroactif opposable aux héritiers réservataires. En effet, la question de la licéité de la cause de la révocation ne présente un intérêt que si la révocation produit un effet rétroactif vis-à-vis des héritiers réservataires. En l’espèce, si la rétroactivité de la révocation n’était pas opposable à la sœur du donataire, cette dernière n’aurait eu aucun intérêt à agir en nullité de la révocation puisque la potentielle intention frauduleuse des parties serait totalement inapte à atteindre son but : la donation initiale aurait été réunie à la masse de calcul de la réserve malgré sa révocation.

Il faut toutefois rester prudent sur ce point. En effet, si le caractère rétroactif de la révocation avait été admis par la cour d’appel et était contesté par le demandeur au pourvoi dans deux branches de son moyen, la Cour de cassation ne répond formellement à aucune de ces deux branches dans son arrêt.

15.- De manière générale, au-delà du cas particulier de la donation, l’effet rétroactif du mutuus dissensus est très incertain. Pour de nombreux auteurs, la révocation conventionnelle n’est pas rétroactive[22]. « Si des contractants décident de revenir sur une convention qui a été exécutée, et qui a donné satisfaction, il y a en réalité une nouvelle convention en sens inverse, et non une révocation de l’accord initial »[23]. Ainsi, la révocation par consentement mutuel d’une donation de biens présents ne pourrait s’analyser qu’en « une nouvelle donation en sens inverse de la première »[24]. Mais d’autres auteurs se prononcent en faveur de la rétroactivité de la révocation[25] ou, à tout le moins, constatent que la jurisprudence semble admettre une telle rétroactivité[26].

Ainsi, par un arrêt du 27 juillet 1892, la chambre civile avait énoncé le principe suivant au visa de l’ancien article 1134 du Code civil : « attendu que les conventions peuvent être révoquées du consentement mutuel des parties, et que cette révocation produit le même effet que l’accomplissement d’une condition résolutoire, c’est-à-dire que les choses sont remises au même état que si l’obligation n’avait pas existé ; que par suite, les parties doivent se restituer réciproquement tout ce qu’elles ont reçu l’une de l’autre, en exécution de la convention révoquée »[27]. À notre connaissance, ce principe n’a jamais été énoncé de nouveau aussi clairement depuis, mais la doctrine cite quelques arrêts qui semblent confirmer, moins explicitement, que la révocation amiable peut être rétroactive[28].

16.- En affinant un peu la question, il faudrait sans doute distinguer les effets de la révocation entre les parties, qui pourraient sans difficulté être rétroactifs, des effets de la révocation vis-à-vis des tiers[29]. La rétroactivité de la révocation vis-à-vis des tiers est concevable, mais la marge est étroite : permise par le principe de l’opposabilité des contrats aux tiers[30], cette rétroactivité devrait être limitée par le principe de l’effet relatif des contrats[31] qui interdit aux parties de porter atteinte aux droits acquis des tiers. On retrouve le même raisonnement à propos de la rétroactivité de la nullité conventionnelle qui a été consacrée par l’ordonnance du 10 février 2016 à l’article 1178 du Code civil. Certains auteurs considèrent que la nullité conventionnelle produit un effet rétroactif inter partes, mais que cette rétroactivité ne saurait nuire aux tiers intéressés[32].

En l’espèce, ainsi que nous l’avons vu[33], il nous semble que la sœur du donataire ne possédait, au jour de la révocation, aucun droit acquis à la réunion fictive de la donation à la masse de calcul de la réserve, ce qui pourrait permettre de lui rendre opposable la rétroactivité de la révocation. 17.- Enfin, il faut préciser que le droit fiscal tend à assimiler la révocation conventionnelle d’un contrat translatif de propriété à une mutation en sens inverse : non seulement les droits perçus par le fisc sur l’acte révoqué ne donnent pas lieu à restitution, mais le nouveau transfert de propriété opéré par l’acte révocatoire est également imposé[34]. Évidemment, on ne peut en tirer aucune conclusion sur le plan civil, car ce ne serait pas la première fois que le droit fiscal consacre une solution qui déroge aux principes du droit civil[35].

Recueil Dalloz 2 février 2023

[1] Rennes, 8 déc. 2020, n° RG 18/04599.

[2] La « cause du contrat » est « le mobile ayant conduit à la conclusion du contrat. La notion peut être identifiée à celle de but du contrat qui est retenue par l’ordonnance de réforme du droit des contrats » (Fabre-Magnan, Droit des obligations, t. 1, Contrat et engagement unilatéral, 5e éd., PUF, 2019, n° 675).

[3] M. Fabre-Magnan, ibid.

[4] A. Bénabent, Droit des obligations, 19e éd., LGDJ, 2021, n° 202.

[5] Admettant la possibilité d’une révocation de la donation par consentement mutuel, V. not. : W. Dross, « L’irrévocabilité spéciale des donations existe-elle ? », RTD civ. 2011, p. 25, spéc. n° 1 ; R. Vatinet, « Le mutuus dissensus », RTD civ. 1987, p. 252, spéc. n° 22 ; M. Grimaldi, obs. sous Cass. 1re civ., 7 juin 2006, RTD civ. 2007, p. 613 : « la révocation conventionnelle d’une donation-partage, comme celle d’une donation ordinaire, est parfaitement licite ».

[6] Que l’on déduit notamment de l’article 894 du Code civil.

[7] W. Dross, op. cit., spéc. n° 1.

[8] Bien que ce sens nouveau diffère du sens historique de cette maxime, qui est née à une époque où la donation était un contrat réel qui ne pouvait se former que par la remise matérielle de la chose donnée, la traditio (M. Grimaldi, Droit civil, Libéralités, partages d’ascendants, Litec, 2000, n° 1208, note 307).

[9] Cass. 1re civ., 7 juin 2006, n° 04-14.652, RTD civ. 2007, p. 613, obs. M. Grimaldi (à propos de la révocation d’une donation-partage) ; Cass. 1re civ., 2 juin 1970, n° 68-14.147, JCP G 1970, II, 17095, note M. Dagot (à propos d’une donation) ; Cass. req., 14 juin 1843, D. 1843, p. 605 : « qu’à défaut de révocation résultant du consentement mutuel et simultané des parties contractantes, il y avait lieu d’ordonner le maintien desdites conventions » (interprétation a contrario).

[10] V. les arrêts de 1970 et 2006 cités dans la note précédente.

[11] Puisque les donations doivent, en principe, être passées par acte notarié (art. 931 du Code civil).

[12] Cass. 1re civ., 12 janv. 2012, n° 10-24.614 ; RTD civ. 2012, p. 315, obs. B. Fages.

[13] En simplifiant un peu, la jurisprudence relative à la théorie de l’abus de droit étant complexe à synthétiser (V. L. Cadiet et Ph. le Tourneau, Rép civ. Dalloz, v° « Abus de droit », juin 2015, n° 28).

[14] L. Josserand, De l’esprit des droits et de leur relativité : théorie dite de l’abus des droits, 2e éd., Dalloz, 1939, n° 306, p. 416.

[15] A. Bénabent, « Le discrétionnaire », Études offertes au professeur Philippe Malinvaud, LexisNexis, 2007, p. 11 et s., spéc. p. 13.

[16] L. Cadiet et Ph. le Tourneau, op. cit., n° 14.

[17] Anc. art. 1134, al. 1er, du Code civil, devenu art. 1103.

[18] En ce sens, V. R. Vatinet, op. cit., spéc. n° 27 : « Comme toute convention, le mutuus dissensus sera nul si les motifs qui l’ont déterminé sont illicites ».

[19] M. Grimaldi, Droit des successions, 8e éd., LexisNexis, 2020, n° 797 et s.

[20] Trésor de la langue française informatisé, v° « Contourner », sens I, C, 3.

[21] Cass. 1re civ., 11 oct. 2017, n° 16-21.419, Dr. famille 2017, comm. 248, obs. M. Nicod ; Dalloz Action Droit patrimonial de la famille 2021/2022, dir. M. Grimaldi, 7e éd., Dalloz, 2021, n° 31.12.

[22] A. Bénabent, Droit des obligations, 19e éd., LGDJ, 2021, n° 204 : l’auteur estime qu’il n’y a « en principe pas rétroactivité » ; O. Deshayes, Th. Genicon et Y.-M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, 2e éd., LexisNexis, 2018, p. 370 ; G. Chantepie et M. Latina, Le nouveau droit des obligations, 2e éd., Dalloz, 2018, n° 468. Pour être tout à fait précis, le prêt d’argent à titre gratuit entraîne un transfert patrimonial en raison des caractères fongible et consomptible de la monnaie, mais un transfert temporaire qui n’implique donc aucun appauvrissement du prêteur au moment du dénouement du contrat du fait de l’obligation de restitution.

[23] J. Ghestin, Chr. Jamin et M. Billiau, Traité de droit civil, Les effets du contrat, 3e éd., LGDJ, 2001, n° 664.

[24] M. Dagot, note précitée.

[25] V. par ex. R. Vatinet, op. cit., n° 33.

[26] A. Bénabent, Droit des obligations, op. cit., n° 204 : si l’auteur estime qu’il n’y a « en principe pas rétroactivité », il constate néanmoins que « la jurisprudence semble admettre que les parties puissent donner à leur accord de révocation un effet rétroactif ».

[27] Cass. civ., 27 juill. 1892, DP 1892, 1, 462.

[28] V. par ex. Cass. com., 30 nov. 1983, n° 82-13.323, RTD civ. 1985, p. 166, obs. J. Mestre ; RTD com. 1985, p. 149, obs. J. Hémard et B. Bouloc : l’arrêt confère une portée rétroactive à une « résiliation amiable », vocable qui semble en réalité désigner, en l’espèce, une révocation conventionnelle, ainsi qu’en témoigne la présence de l’ancien article 1134 du Code civil au visa de l’arrêt. V. aussi Cass. com., 14 déc. 2010, n° 09-71.610, RTD civ. 2011, p. 126, obs. B. Fages.

[29] Effectuant cette distinction, V. R. Vatinet, op. cit., n° 32 et s. ; J. Ghestin, Chr. Jamin et M. Billiau, op. cit., n° 667 et s. ; J. Dupichot, « La prétendue “résolution amiable” peut, toutefois, opérer rétroactivement… mais seulement inter partes… comme toute résiliation », obs. sous Cass. 3e civ., 9 déc. 1981, Gaz. Pal., 24 mai 1983, doctrine p. 215 ; B. Fages, obs. citée dans la note précédente.

[30] Art. 1200, anc. 1165, du Code civil.

[31] Art. 1199, anc. art. 1165, du Code civil.

[32] Ph. Malaurie, L. Aynès, Ph. Stoffel-Munck, Droit des obligations, 12e éd., LGDJ, 2022, n° 407 ; G. Chantepie et M. Latina, op. cit., n° 468. Contra : O. Deshayes, Th. Genicon et Y.-M. Laithier, op. cit., p. 370 : parce que la nullité se substituerait « exactement à la décision du juge », elle en produirait le même effet et notamment « un plein effet rétroactif ».

[33] V. supra, n° 13.

[34] Art. 1961 du Code général des impôts.

[35] Pour citer un exemple connexe, la doctrine fiscale considère, en matière de pacte tontinier, que la part du prédécédé a été transférée au survivant au jour du décès, alors que le droit civil, par le jeu de la rétroactivité de la condition, considère que le bien n’a jamais transité par le patrimoine du prédécédé et qu’il se trouvait intégralement dans le patrimoine du survivant ab initio.

Abandon de la jurisprudence Cruz par la troisième chambre civile : révolution tardive à la Cour de cassation

Obs. sous Cass. 3e civ., 23 juin 2021, n° 20-17.554.

Près de trente ans après son arrêt Consorts Cruz(1), alors que le législateur avait brisé cette jurisprudence pour l’avenir seulement, la Cour de cassation vient d’achever un revirement de jurisprudence pour le passé qui s’est opéré en deux temps.

Tout avait commencé par ce célèbre arrêt du 15 décembre 1993, qui avait provoqué l’ire d’une très grande partie de la doctrine contractualiste. En l’espèce, une personne avait consenti à deux époux une promesse unilatérale de vente ayant pour objet un immeuble, puis s’était rétractée. Les bénéficiaires avaient néanmoins levé l’option postérieurement à la rétractation, puis avaient assigné la promettante en réalisation forcée de la vente. Ils furent déboutés de leur action et la Cour de cassation rejeta leur pourvoi au terme d’un conclusif qui fut abondamment commenté : « tant que les bénéficiaires n’avaient pas déclaré acquérir, l’obligation de la promettante ne constituait qu’une obligation de faire et que la levée d’option, postérieure à la rétractation de la promettante, excluait toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acquérir« . Cet arrêt et ceux, nombreux, qui l’ont ensuite confirmé, ont suscité de nombreux discours eschatologiques de la part d’une doctrine quasi-unanime : « désormais, les conventions, plus précisément les contrats, tiennent lieu de loi à ceux qui les respectent »(2) ; « colonne du temple contractuel, l’article 1134, alinéa premier du code civil vient de subir (…) un coup de boutoir propre à le faire vaciller »(3). Quelques auteurs ont tout de même pu faire valoir des points de vue différents, permettant de relativiser un peu ce concert de critiques qui pouvait paraître unanime(4).

La suite, on la connait : contre vents et marées, malgré quelques évolutions mineures de sa jurisprudence, la Cour de cassation a toujours maintenu le principe de l’efficacité de la rétractation irrégulière des promesses unilatérales de contrat.

Le législateur, à l’occasion de l’ordonnance de réforme du droit des contrats du 10 février 2016, a brisé cette jurisprudence, mais uniquement pour l’avenir. Le nouvel article 1124, alinéa 2, du Code civil, dispose ainsi que « la révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat promis« . L’article 9, alinéas 1 et 2, de l’ordonnance dispose que « les dispositions de la présente ordonnance entreront en vigueur le 1er octobre 2016 » et que « les contrats conclus avant cette date demeurent soumis à la loi ancienne« . La jurisprudence Consorts Cruz était donc maintenue pour les promesses unilatérales conclues avant le 1er octobre 2016 : elle survivait, mais temporairement, condamnée à disparaître progressivement, inexorablement.

Alors que la doctrine majoritaire semblait globalement se contenter de cette « victoire » pour l’avenir et que la Cour de cassation s’y était résignée, refusant de transmettre une QPC ayant pour objet le nouvel article 1124, alinéa 2, du Code civil(5), la Cour opère un revirement de sa jurisprudence applicable aux promesses conclues avant le 1er octobre 2016.

Ce revirement s’est opéré en deux temps.

Premier temps, la chambre sociale, par deux arrêts du 21 septembre 2017(6), a jugé que « la promesse unilatérale de contrat de travail est le contrat par lequel une partie, le promettant, accorde à l’autre, le bénéficiaire, le droit d’opter pour la conclusion d’un contrat de travail, dont l’emploi, la rémunération et la date d’entrée en fonction sont déterminés, et pour la formation duquel ne manque que le consentement du bénéficiaire ; que la révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat de travail promis« . On pouvait alors se demander si ces deux arrêts représentaient la doctrine de toute la Cour de cassation ou de la seule chambre sociale(7). La question était d’autant plus délicate qu’il existait auparavant une divergence entre la jurisprudence de la chambre sociale et celle des autres chambres quant aux notions d’offre de contracter et de promesse unilatérale de contrat : le simple fait, pour l’employeur, de proposer à une personne déterminée un emploi et une date d’entrée en fonction était auparavant analysé par la chambre sociale en une promesse d’embauche qui valait contrat de travail. Cette qualification a été abandonnée par la chambre sociale dans ses deux arrêts du 21 septembre 2017 au profit de la qualification, plus orthodoxe, d’offre.

Deuxième temps, la troisième chambre civile, celle-là même qui avait rendu l’arrêt Consorts Cruz en 1993, abandonne à son tour cette jurisprudence par son arrêt du 23 juin 2021. Le revirement est sans ambiguïté puisque la Cour de cassation rend un arrêt en forme développée, ce qui est désormais l’usage lorsqu’un arrêt opère un revirement de jurisprudence :

7. En application des articles 1101 et 1134 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016, et 1583 du même code, la Cour de cassation jugeait jusqu’à présent, que, tant que les bénéficiaires n’avaient pas déclaré acquérir, l’obligation du promettant ne constituait qu’une obligation de faire.

8. Il en résultait que la levée de l’option, postérieure à la rétractation du promettant, excluait toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acquérir, de sorte que la réalisation forcée de la vente ne pouvait être ordonnée (3e Civ., 15 décembre 1993, pourvoi n° 91-10.199, Bull. 1993, III, n° 174), la violation, par le promettant, de son obligation de faire ne pouvant ouvrir droit qu’à des dommages-intérêts (3e Civ., 28 octobre 2003, pourvoi n° 02-14.459).

9. Cependant, à la différence de la simple offre de vente, la promesse unilatérale de vente est un avant-contrat qui contient, outre le consentement du vendeur, les éléments essentiels du contrat définitif qui serviront à l’exercice de la faculté d’option du bénéficiaire et à la date duquel s’apprécient les conditions de validité de la vente, notamment s’agissant de la capacité du promettant à contracter et du pouvoir de disposer de son bien.

10. Par ailleurs, en application de l’article 1142 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016, la jurisprudence retient la faculté pour toute partie contractante, quelle que soit la nature de son obligation, de poursuivre l’exécution forcée de la convention lorsque celle-ci est possible (1re Civ., 16 janvier 2007, pourvoi n° 06-13.983, Bull. 2007, I, n° 19 ).

11. Il convient dès lors d’apprécier différemment la portée juridique de l’engagement du promettant signataire d’une promesse unilatérale de vente et de retenir qu’il s’oblige définitivement à vendre dès la conclusion de l’avant-contrat, sans possibilité de rétractation, sauf stipulation contraire.

12. La cour d’appel a relevé que, dans l’acte du 1er avril 1999, Mme [M] avait donné son consentement à la vente sans restriction et que la levée de l’option par les bénéficiaires était intervenue dans les délais convenus.

13. Ayant retenu à bon droit que la rétractation du promettant ne constituait pas une circonstance propre à empêcher la formation de la vente, elle en a exactement déduit que, les consentements des parties s’étant rencontrés lors de la levée de l’option par les bénéficiaires, la vente était parfaite.

La motivation du revirement retient l’attention. La Cour de cassation aurait pu, pour justifier ce revirement, invoquer l’ordonnance du 10 février 2016. Certes, l’ordonnance n’était pas applicable en l’espèce, puisque la promesse unilatérale en cause avait été conclue avant le 1er octobre 2016, mais la Cour de cassation a déjà, par le passé, cité expressément la réforme de 2016 comme source d’inspiration pour justifier le revirement d’une jurisprudence applicable aux contrats conclus avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance. C’est notamment ce qu’avait fait la chambre sociale dans les deux arrêts précités du 21 septembre 2017 : « Attendu que l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, conduit à apprécier différemment, dans les relations de travail, la portée des offres et promesses de contrat de travail« .

La motivation du revirement retient l’attention

L’abandon de cette technique résulte peut-être du souhait de la Cour de cassation de se conformer à la volonté exprimée par le législateur à l’occasion de l’adoption de la loi de ratification du 20 avril 2018. Cette loi a ajouté une précision à la disposition transitoire de l’article 9, alinéa 2, de l’ordonnance du 10 février 2016 : « Les contrats conclus avant cette date [le 1er octobre 2016] demeurent soumis à la loi ancienne, y compris pour leurs effets légaux et pour les dispositions d’ordre public. » La volonté clairement affichée du législateur était de mettre fin à cette nouvelle technique développée par la Cour de cassation consistant à faire évoluer la jurisprudence applicable aux contrats conclus avant le 1er octobre 2016 en citant expressément l’ordonnance, pourtant non applicable à ces contrats, comme cause de ces revirements. Cette technique, bien que n’aboutissant pas formellement à rendre l’ordonnance du 10 février 2016 rétroactive ou d’application immédiate aux contrats en cours, aboutissait dans les faits au même résultat par le chemin détourné de revirements de la jurisprudence antérieure, ce qui était source d’insécurité juridique.

Abandonnant ici cette méthode, la troisième chambre civile préfère fonder son revirement sur des arguments techniques, qui sont ni plus ni moins que ceux mis en avant par la doctrine majoritaire au cours de ces vingt (presque trente) dernières années pour critiquer la jurisprudence Consorts Cruz. Ce qu’affirme en substance la Cour de cassation dans les paragraphes 9 et 11 de l’arrêt, c’est que le promettant, en consentant à la promesse unilatérale, ne s’est pas engagé à une obligation de faire (de consentir au contrat promis en cas de levée de l’option) : il a déjà définitivement consenti au contrat promis pour la formation duquel il ne manque plus que le consentement du bénéficiaire, qui se matérialisera par la levée de l’option. Une fois cette affirmation faite, la troisième chambre civile ne pouvait qu’aboutir à la conclusion faite dans le paragraphe 13 de l’arrêt : « la rétractation du promettant ne constituait pas une circonstance propre à empêcher la formation de la vente« . La référence à l’ancien article 1142 du Code civil et à la question de l’exécution forcée en nature qui est faite dans le paragraphe 10 de l’arrêt est à cet égard superfétatoire.

Bien que la Cour de cassation ne mentionne plus l’ordonnance comme source d’inspiration du revirement, il est fort probable que ce soit celle-ci qui ait conduit la Cour à changer sa jurisprudence

Une question demeure : qu’est-ce qui a conduit la Cour de cassation à changer d’avis sur cette question ? Ce ne sont assurément pas les arguments techniques mis en avant dans la motivation de l’arrêt, puisque ceux-ci ne sont pas nouveaux, ils sont avancés par la doctrine depuis 1993 pour critiquer la jurisprudence Cruz. Le seul élément nouveau depuis 1993, c’est l’ordonnance du 10 février 2016 qui a désavoué la Cour de cassation sur cette question, mais sans rétroactivité. Ainsi, bien que la Cour de cassation ne mentionne plus l’ordonnance comme source d’inspiration du revirement, il est fort probable que ce soit celle-ci qui ait conduit la Cour à changer sa jurisprudence applicable aux promesses conclues avant le 1er octobre 2016. La volonté du législateur exprimée dans la loi du 20 avril 2018 de mettre fin à cette application anticipée indirecte par la Cour de cassation de certaines dispositions de l’ordonnance est donc vraisemblablement vaine.

Je terminerai ce billet par quelques brèves observations sur la portée exacte du revirement. Il serait sans doute hâtif de penser que cet arrêt aligne totalement la jurisprudence antérieure sur le régime du nouvel article 1124 du Code civil. En effet, selon l’alinéa 3 de cet article, « le contrat conclu en violation de la promesse unilatérale avec un tiers qui en connaissait l’existence est nul« . Il n’est pas sûr que cette règle soit applicable aux promesses conclues avant le 1er octobre 2016. Par son arrêt du 23 juin 2021, la troisième chambre civile affirme seulement que la rétractation de la promesse par le promettant n’empêche pas la formation du contrat promis en cas de levée de l’option par le bénéficiaire dans le délai stipulé, ce qui a pour effet d’aligner la jurisprudence antérieure sur le nouvel article 1124, alinéa 2, du Code civil. L’arrêt ne concerne pas directement l’hypothèse dans laquelle la promesse unilatérale est violée par la conclusion du contrat promis avec un tiers, mais il donne peut-être un élément de réponse à son paragraphe 10 « en application de l’article 1142 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016, la jurisprudence retient la faculté pour toute partie contractante, quelle que soit la nature de son obligation, de poursuivre l’exécution forcée de la convention lorsque celle-ci est possible« . En l’espèce, l’exécution forcée du contrat de vente était possible, puisque le promettant n’avait pas conclu le contrat promis avec un tiers, mais l’exécution forcée aurait-elle été possible si le promettant avait contracté avec un tiers avant la levée de l’option ?

Deux interprétations de l’arrêt me semblent possibles.

La première est une interprétation a contrario de l’affirmation suivante formulée au paragraphe 13 de l’arrêt : « la rétractation du promettant ne constituait pas une circonstance propre à empêcher la formation de la vente« . A contrario, si le promettant ne s’était pas contenté de rétracter son consentement, mais avait conclu le contrat promis avec un tiers, cela aurait été constitutif d’une circonstance propre à empêcher la formation de la vente entre le promettant et le bénéficiaire de la promesse. Dans ce cas, toutefois, on ne comprendrait pas la référence à l’ancien article 1142 du Code civil : le contrat de vente n’ayant pas pu être formé, la question de l’exécution forcée du contrat de vente ne se pose pas ; quant à la question de l’exécution forcée en nature de la promesse, la question ne se pose guère plus dès lors que la Cour considère désormais que le promettant a définitivement consenti à la vente en consentant à la promesse et que cette dernière ne recèle plus d’obligation de faire à la charge du promettant.

La deuxième interprétation consiste à considérer que la levée de l’option dans le délai forme le contrat de vente, même si le promettant a auparavant conclu un contrat de vente sur le même immeuble avec un tiers. On est alors face à une situation classique de conflit de droits entre ayants cause du même auteur, qu’il faut résoudre en appliquant les règles prévues à cet effet : le contrat de vente conclu par le bénéficiaire de la promesse ne peut pas faire l’objet d’une exécution forcée en nature si celle-ci est juridiquement impossible, ce qui est le cas lorsque l’immeuble a été vendu à un tiers et que cette vente a été publiée en premier, rendant le transfert de propriété opposable erga omnes, y compris au bénéficiaire de la promesse, même si le tiers acquéreur était de mauvaise foi(8). Il ne reste dans ce cas au bénéficiaire de la promesse qu’à agir en responsabilité contractuelle contre le promettant sans pouvoir demander la nullité du contrat de vente conclu entre le promettant et le tiers. En théorie, grâce au revirement opéré le 23 juin 2021, le bénéficiaire d’une promesse conclue avant le 1er octobre 2016 pourrait désormais lever efficacement l’option après que le promettant a vendu le bien à un tiers et publier son titre avant que le tiers acquéreur publie le sien. En pratique, il n’y parviendra pas, car seuls les actes authentiques sont publiables aux services de la publicité foncière. Or, le promettant refusant de conclure la vente avec le bénéficiaire et donc de signer l’acte authentique, il faudrait saisir le juge pour qu’il constate la perfection de la vente et pour ensuite faire publier le jugement, qui est un acte authentique. Compte tenu des délais de jugement, le tiers acquéreur aurait tout le loisir de publier son titre avant que le bénéficiaire de la promesse ait la possibilité de publier le sien…

Ainsi, quelle que soit l’interprétation retenue, il me semble que la portée du revirement opéré par l’arrêt du 23 juin 2021 est limitée : le revirement rend inefficace la rétractation irrégulière d’une promesse conclue avant le 1er octobre 2016 (alignement de la jurisprudence antérieure sur le nouvel article 1124, al. 2, du Code civil) ; il ne devrait pas, en revanche, changer les sanctions applicables en cas de conclusion du contrat promis avec un tiers (la jurisprudence antérieure resterait ainsi en décalage avec le nouvel article 1124, al. 3, du Code civil).

On peut parler de révolution, tant les positions respectives de la Cour de cassation et de la doctrine à propos de la jurisprudence Consorts Cruz ont semblé être figées pendant près de trente ans, mais une révolution tardive puisqu’elle intervient alors que la jurisprudence en question était déjà condamnée à disparaître, n’étant plus applicable qu’aux promesses conclues avant 2016… Ce contexte particulier vient assurément émousser ce revirement de jurisprudence qui aurait été jugé spectaculaire s’il était intervenu cinq ans plus tôt, avant l’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016.

Notes de bas de page :
  1. Cass. 3e civ., 15 déc. 1993, n° 91-10.199. []
  2. R.-N. Schütz, « Comment sauver les promesses unilatérales de vente ? », LPA 23 avr. 1997, p. 18. []
  3. D. Mazeaud, JCP G 1995, II 22366. []
  4. V. par ex. D. Mainguy, « L’efficacité de la rétractation de la promesse de contracter », RTD civ. 2004, p. 1 ; M. Fabre-Magnan, « De l’inconstitutionnalité de l’exécution forcée des promesses unilatérales de vente », D. 2015, p. 826. []
  5. Cass. 3e civ., 17 oct. 2019, no 19-40.028. []
  6. Cass. soc., 21 sept. 2017, n° 16-20.103 et 16-20.104. V. nos obs. : « La réforme du droit des contrats, source d’inspiration des revirements de la jurisprudence ancienne », billet du 22 sept. 2017, https://www.clementfrancois.fr/reforme-droit-contrats-inspiration-revirements-jurisprudence-ancienne/. []
  7. V. nos observations précitées. []
  8. Cass. 3e civ., 12 janv. 2011, n° 10-10.667. Rappelons que, sur ce point, le nouvel article 1198 du Code civil, entré en vigueur le 1er octobre 2016, revient à la solution qui prévalait avant le revirement opéré par la Cour de cassation en 2010 et 2011, à savoir que celui qui publie son titre le premier ne prime l’autre que s’il est de bonne foi. []

Le manadier, lors d’un lâcher de taureaux qu’il supervise, n’est ni commettant des cavaliers ni gardien de leurs chevaux

Note sous Cass. 2e civ., 16 juill. 2020, pourvoi n° 19-14.678 :

Lorsque les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction d’une chose sont répartis entre deux personnes, le caractère en principe unitaire de la garde impose de désigner un gardien unique. La Cour de cassation, par un arrêt du 16 juillet 2020, juge que les pouvoirs d’usage et de contrôle conservés par le propriétaire de la chose l’emportent sur le pouvoir de direction exercé par celui qui, sans avoir la qualité de commettant, possède néanmoins un pouvoir d’instruction sur le propriétaire.

Mise à jour du 07/12/2021 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt, publié à La Semaine juridique édition Générale du 16 novembre 2020 (JCP G 2020, 1282) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Manadier

Les questions de frontières sont souvent celles qui causent le plus de difficultés au juriste, ainsi que l’illustre l’affaire ici étudiée.

Une association a organisé en 2012 une manifestation, supervisée par un manadier (éleveur de taureaux), consistant en un lâcher de taureaux encadrés par des cavaliers. L’un des chevaux, monté par son propriétaire, s’est emballé et a blessé un spectateur.

La cour d’appel de Nîmes, par un arrêt du 17 janvier 2019, a condamné in solidum l’association, son assureur et le manadier à réparer les préjudices subis par la victime. La condamnation du manadier a été fondée sur la responsabilité du fait des animaux au motif que le cavalier « agissait en qualité de gardian [nom donné aux gardiens de chevaux camarguais] sous les ordres et directives du manadier, lequel bénéficiait, de ce fait, d’un transfert de garde de l’animal impliquant une responsabilité de plein droit, sur le fondement de l’article 1385 [devenu l’article 1243] du code civil, pour les dommages occasionnés par le cheval ».

Le manadier, soutenant que la garde du cheval ne lui avait pas été transférée par son propriétaire, a formé un pourvoi. L’arrêt est cassé : « qu’en statuant ainsi, alors que le seul pouvoir d’instruction du manadier, dont elle constatait qu’il n’avait pas la qualité de commettant, ne permettait pas de caractériser un transfert de garde et qu’il résultait de ses propres constatations que M. Z…, propriétaire du cheval, en était également le cavalier, ce dont il résultait qu’il avait conservé au moins les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal, dont la garde ne pouvait pas avoir été transférée, de ce fait, la cour d’appel a violé le texte susvisé [l’ancien article 1385 du code civil] ».

La réponse de la Cour de cassation est coiffée par un attendu de principe – ou plutôt, devrait-on dire, par un « paragraphe de principe », l’arrêt étant rédigé en style direct – qui n’est pas nouveau (V. par ex. Cass. 2e civ., 4 oct. 1962, Bull. civ. II, n° 628) et qui rappelle les trois pouvoirs qui caractérisent classiquement la garde d’une chose ou d’un animal : « La responsabilité édictée par [l’ancien article 1385 du code civil] à l’encontre du propriétaire d’un animal ou de celui qui s’en sert est fondée sur l’obligation de garde corrélative aux pouvoirs de direction, de contrôle et d’usage qui la caractérisent. » On rappellera à cet égard que les régimes de responsabilité du fait des animaux (art. 1243) et de responsabilité générale du fait des choses (art. 1242, al. 1er) sont identiques, le second ayant été construit par la jurisprudence en prenant pour modèle le premier (M. Bacache-Gibeili, Les obligations, La responsabilité civile extracontractuelle, 3e éd., Economica, 2016, n° 239).

Selon une jurisprudence constante rappelée par la cour d’appel, le propriétaire d’une chose ou d’un animal en est présumé gardien (Cass. req., 12 janv. 1927, DP 1927, I, p. 145, note R. Savatier). Le pouvoir d’instruction du manadier envers le cavalier est jugé insuffisant, en l’absence de lien de préposition, pour emporter un transfert de la garde du cheval entre son propriétaire et le manadier (I). La Cour de cassation ajoute que le cavalier, parce qu’il conservait « au moins » les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal, en demeurait gardien, quand bien même le pouvoir de direction aurait-il été transféré au manadier (II).

I. Le transfert de la garde exclu du fait de l’absence de lien de préposition

Si le principe d’incompatibilité des qualités de préposé et de gardien, que la Cour de cassation refuse d’étendre, est classique (A), l’exclusion de tout lien de préposition entre le manadier et le gardien apparaît en revanche surprenante (B).

A. Le refus d’étendre le principe d’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé

La Cour de cassation juge de longue date que sont incompatibles les qualités de préposé et de gardien d’une chose (Cass. civ., 27 avr. 1929, DP 1929, 1, p. 129, note G. Ripert ; Cass. 2e civ., 1er avr. 1998, n° 96-17.903) ou d’un animal (Rep. civ. Dalloz, v° « Responsabilité du fait des animaux » par J. Julien, oct. 2018, n° 22). La portée de ce principe est large. D’une part, lorsque la chose manipulée par le préposé appartient au commettant, le lien de préposition fait obstacle au transfert de la garde. D’autre part, lorsque la chose manipulée par le préposé n’appartient pas au commettant, mais à un tiers (Cass. crim., 27 mai 2014, n° 13-80.849) ou au préposé lui-même (Cass. 3e civ., 24 janv. 1973, n° 71-12.861), la garde en est automatiquement transférée au commettant.

Dans l’affaire ici commentée, la Cour de cassation confirme implicitement, à travers une incise, que la garde du cheval aurait été transférée au manadier si celui-ci avait été le commettant du cavalier, puisqu’elle indique que « le seul pouvoir d’instruction du manadier, dont elle constatait qu’il n’avait pas la qualité de commettant, ne permettait pas de caractériser un transfert de garde ».

Selon une première explication, la raison de cette incompatibilité « se trouve dans le fait que le préposé ne disposerait pas de l’intégralité des pouvoirs caractérisant la garde, n’ayant en particulier pas de pouvoir de direction sur la chose (cette direction demeurant au commettant) : en effet, il utilise la chose conformément aux ordres et instructions qu’il a reçus » (J. Julien, op. cit., n° 21). Cette explication est fragilisée par le présent arrêt qui, nous le verrons, affirme que le transfert du seul pouvoir de direction ne suffit pas à entraîner un transfert de la garde.

Selon nous, le commettant exerce les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction de la chose par le truchement de son préposé, concrètement par le biais des ordres qu’il lui donne. C’est donc un pouvoir de garde complet, mais médiat qu’exerce le commettant sur la chose, par l’intermédiaire de son préposé. Si le commettant peut donner des ordres au préposé quant à la direction de la chose, il peut tout autant lui donner des ordres quant à la façon de l’utiliser et de la contrôler.

L’incompatibilité des qualités de préposé et de gardien peut ainsi conduire à retenir une conception juridique de la notion de garde qui est pourtant généralement conçue comme une notion matérielle (M.-A. Péano, « L’incompatibilité entre les qualités de gardien et de préposé », D. 1991, p. 51).

Par cet arrêt, la Cour de cassation fait par ailleurs une interprétation stricte du domaine d’application du principe d’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé en refusant de l’étendre, par analogie, à des hypothèses connexes. Elle juge en effet que le « seul pouvoir d’instruction du manadier […] ne permettait pas de caractériser un transfert de garde ». Seule la caractérisation d’un lien de préposition au sens juridique strict est de nature à exclure la qualité de gardien du subordonné.

Il est tentant de transposer cette solution à la responsabilité du fait d’autrui des associations sportives fondée sur l’article 1242, alinéa 1er, du code civil. Bien que ces associations disposent d’une forme de pouvoir d’instruction sur leurs membres lors des manifestations sportives, les arrêts fondateurs de 1995 reposent sur un refus d’assimiler ce pouvoir d’instruction à un lien de préposition (Cass. 2e civ., 22 mai 1995, nos 92-21.197 et 92-21.871, JCP G 1995, II, 22550, note C. Mouly ; RCA 1995, chron. 36, note H. Groutel ; RTD civ. 1995, p. 899, obs. P. Jourdain). Il est donc possible de considérer que les qualités de gardien d’une chose et de membre d’une association sportive ne sont pas incompatibles, de sorte qu’il n’y a pas de transfert au profit de l’association de la garde des choses utilisées par ses membres : ballons, raquettes, etc.

La caractérisation d’un lien de préposition est donc déterminante. La Cour de cassation entretient pourtant la confusion quant aux critères de qualification.

B. L’exclusion d’un lien de préposition occasionnel entre le manadier et le cavalier

La cour d’appel de Nîmes a considéré que le manadier n’était pas le commettant du gardian. Cette conclusion apparaît pourtant incompatible avec ses prémisses : il revenait « au manadier d’établir le parcours de l’abrivado, de sélectionner […] les cavaliers, de leur assigner la place qui convient dans l’escorte » et le gardian agissait « sous les ordres et directives du manadier ». La Cour de cassation fait quant à elle référence au « pouvoir d’instruction » du manadier. Ces éléments correspondent en tout point au rapport d’autorité qui caractérise classiquement le lien de préposition (A. Bénabent, Droit des obligations, 18e éd., LGDJ, 2019, n° 570).

Selon une formule que l’on retrouve dans plusieurs arrêts, « le lien de subordination […] suppose essentiellement que [les commettants] ont le droit de faire acte d’autorité en donnant à leurs préposes des ordres ou des instructions sur la manière de remplir, à titre temporaire ou permanent, avec ou sans rémunération, fût-ce en l’absence de tout louage de services, les emplois qui leur ont été confiés pour un temps et un objet déterminés » (Cass. crim., 7 nov. 1968, n° 68-90.118). Le lien de préposition peut ainsi être occasionnel et exister malgré l’absence de tout contrat entre le commettant et le préposé (L. Leveneur, « Le lien de préposition », Resp. civ. et assur. 2013, dossier 12, spéc. n° 55). Existe alors une « autorité de fait […] souvent limitée à une opération éphémère » (A. Bénabent, op. cit., n° 572), comme cela semblait être le cas en l’espèce.

Plutôt que de prendre acte de l’exclusion d’un lien de préposition effectuée par la cour d’appel, la Haute juridiction aurait pu opérer une substitution de motif qui aurait permis de revenir à une solution plus orthodoxe techniquement tout en sauvant l’arrêt de la cassation (CPC, art. 620, al. 1er ; J. Boré et L. Boré, La cassation en matière civile, 6e éd., Dalloz, 2015, n° 83.81). En effet, ainsi que nous l’avons vu, la garde des choses utilisées par un préposé est automatiquement transférée à son commettant. La caractérisation d’un lien de préposition entre le manadier et le gardian aurait donc pu fonder le transfert de la garde du cheval retenu par la cour d’appel.

Peut-être faut-il voir dans cet arrêt la mise en œuvre du critère de l’activité pour le compte et dans l’intérêt d’autrui qui, selon certains auteurs, concurrencerait dans la jurisprudence le critère de l’autorité pour caractériser le lien de préposition (G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2013, n° 792). Ce serait parce que le préposé agit « pour le compte » du commettant que ce dernier devrait « in fine assumer les risques de son entreprise », d’autant plus qu’il « peut s’assurer en conséquence » (M. Bacache-Gibeili, op. cit., n° 259). En l’espèce, le gardian n’agissait pas pour le compte et dans l’intérêt du manadier puisque ce n’est pas celui-ci qui avait organisé la manifestation taurine, mais une association.

La doctrine dénonce de longue date l’absence de conception jurisprudentielle claire du lien de préposition (L. Leveneur, op. cit. ; N. Dejean de la Bâtie, Droit civil français, t. VI-2, Responsabilité délictuelle, 8e éd., Librairies Techniques, 1989, n° 103). Le présent arrêt entretient malheureusement la confusion.

Une fois actés l’exclusion du lien de préposition et le refus de déduire un transfert de la garde de la seule existence d’un pouvoir d’instruction, il ne restait qu’une échappatoire pour le cavalier : démontrer un transfert matériel des pouvoirs qui caractérisent la garde. Cette éventualité est également balayée par la Cour de cassation.

II. Le transfert de la garde exclu du fait du maintien des pouvoirs d’usage et de contrôle

L’arrêt nous enseigne que le seul transfert du pouvoir de direction est insuffisant pour établir un transfert de la garde de la chose (A). Cette décomposition de la notion de garde, que l’arrêt tente de mettre en œuvre, apparaît difficilement praticable (B).

A. L’insuffisance du pouvoir de direction pour caractériser la garde

La Cour de cassation décompose son raisonnement en deux temps.

D’abord, c’est parce que le propriétaire du cheval en était également le cavalier que celui-ci avait conservé « au moins » les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal. L’usage est, au sens commun du terme, « le fait de se servir de quelque chose » (Trésor de la langue française informatisé, v° « Usage ») et le contrôle correspondrait « à l’idée que le gardien a le pouvoir d’éviter que la chose cause un dommage » (Rép. civ. Dalloz, v° « Responsabilité du fait des choses inanimées » par L. Grynbaum, juin 2011, n° 175). Le cavalier est par définition celui qui se sert du cheval et il est le mieux placé, en principe, pour éviter que celui-ci cause un dommage.

Ensuite, c’est parce que le cavalier « avait conservé au moins les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal » que la garde ne pouvait avoir été transférée.

La solution apparaît cohérente, de prime abord, avec le refus d’étendre le principe d’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé à des hypothèses connexes dans lesquelles il n’y a pas de lien de préposition. En effet, la direction « représente le pouvoir de guider la chose » (L. Grynbaum, op. cit.). Si le propriétaire du cheval avait perdu son pouvoir de direction, c’était en raison du pouvoir d’instruction qu’exerçait le manadier puisqu’il revenait à ce dernier « d’établir le parcours de l’abrivado » et d’assigner aux chevaux et cavaliers « la place qui convient dans l’escorte ». Or, la Cour de cassation ayant affirmé que ce seul pouvoir d’instruction ne permettait pas de caractériser un transfert de la garde, il eût été contradictoire de déduire un tel transfert du seul constat du transfert du pouvoir de direction.

La solution peut paraître discutable si l’on considère que c’est le pouvoir de direction du commettant qui justifie l’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé (B. Waltz-Teracol, D. 2020, p. 1704). Elle apparaît moins discutable si l’on considère, comme nous l’avons fait, que cette incompatibilité se justifie par le pouvoir du commettant de donner des ordres au préposé non seulement quant à la direction de la chose, mais aussi quant à la façon d’utiliser et de contrôler celle-ci. Le préposé n’est en réalité indépendant dans l’exercice d’aucun des trois pouvoirs qui caractérisent la garde, de sorte qu’il y a lieu de considérer que le réel détenteur de ces pouvoirs est, en dernière analyse, le commettant qui les exerce par le truchement des ordres qu’il donne à son préposé.

B. L’illusoire décomposition de la notion de garde

En dehors de tout rapport de préposition caractérisé par les juges, il arrive qu’une personne soit qualifiée de gardienne alors même que le pouvoir d’usage de la chose était exercé par un tiers. Il en va ainsi de la personne qui invite un tiers à cueillir des cerises dans son jardin et qui lui prête à cette fin son échelle tout en demeurant à proximité de celle-ci. La Cour de cassation juge que le propriétaire de l’échelle en « conserv[e] les pouvoirs de direction et de contrôle » de sorte qu’elle en « rest[e] gardienne » (Cass. 2e civ., 11 févr. 1999, n° 97-15.615 ; RTD civ. 1999, p. 630, obs. P. Jourdain).

Plusieurs arrêts, même s’ils ne sont pas aussi explicites, semblent pouvoir être rattachés à cette idée (Cass. 2e civ., 19 juin 2003, n° 01-17.575 ; 7 mai 2002, n° 00-14.594, D. 2003, somm. 463, obs. P. Jourdain ; Dr. et patr. 12/2002, p. 80, obs. F. Chabas ; 2 févr. 1966, Gaz. Pal. 1966, 1, 310).

Peut-on en déduire qu’en cas de division des trois pouvoirs qui caractérisent la garde, la qualité de gardien est systématiquement reconnue à celui qui exerce conjointement soit les pouvoirs d’usage et de contrôle, soit les pouvoirs de direction et de contrôle, mais jamais à celui qui exerce le seul pouvoir de direction ? Ces distinctions permettraient de donner à la jurisprudence relative au transfert de la garde les apparences d’un jardin à la française, ce qu’elle n’est malheureusement pas. En effet, les notions de direction, de contrôle et d’usage demeurent bien nébuleuses. La jurisprudence ne s’est jamais risquée à les définir ; la doctrine guère plus.

Aucune tentative de distinction ne semble résister à l’analyse, a fortiori lorsque l’on ajoute à l’équation la question du lien de préposition.

En l’espèce, si le cavalier a conservé les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal, on conçoit difficilement comment il pourrait avoir transféré le pouvoir de direction : il en garde nécessairement au moins une partie. Les instructions du manadier quant à la direction du cheval sont très générales et c’est le cavalier qui continue de guider précisément ce dernier.

Quant aux arrêts qui jugent que le propriétaire avait conservé les pouvoirs de contrôle et de direction de la chose tout en transférant son usage, c’est pourtant celui qui utilise matériellement la chose qui semble le mieux à même de la diriger et de la contrôler. Si le propriétaire conserve juridiquement les pouvoirs de direction et de contrôle, c’est parce qu’il peut donner des instructions à celui qui utilise la chose. Mais dans ce cas, le propriétaire n’a-t-il pas également le pouvoir de donner des instructions quant à la façon d’utiliser la chose ? Le propriétaire devrait selon nous être qualifié de commettant dans ces hypothèses, ce que la Cour de cassation n’a pas hésité à faire dans des espèces proches (G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, op. cit., n° 796).

Ce flou qui entoure la notion de garde n’est pas près de s’estomper, car il sied aux magistrats. Plus les critères sont vagues, plus ils laissent la place à une certaine casuistique motivée par des considérations d’opportunité. Le législateur semble pour l’instant s’en satisfaire puisque ni le projet de réforme de la responsabilité civile de la Chancellerie de mars 2017 (art. 1243, al. 4) ni la récente proposition de loi du Sénat de juillet 2020 (art. 1242, al. 4) ne définissent les notions d’usage, de contrôle et de direction qu’ils proposent pourtant de consacrer dans la loi.

De l’appréciation de la perte de chance consécutive à un défaut d’information sur l’adéquation d’un contrat d’assurance groupe à la situation personnelle de l’emprunteur

Obs. sous Cass. 2e civ., 20 mai 2020, pourvoi n° 18-25.440 :

Un particulier a adhéré, pour garantir le remboursement d’un prêt immobilier, au contrat d’assurance groupe souscrit par la banque auprès d’un assureur afin de couvrir les risques décès, invalidité et incapacité. L’emprunteur ayant été victime d’un accident du travail, l’assureur a d’abord pris en charge les échéances du prêt avant de notifier à l’emprunteur son refus du maintien de la garantie en raison d’un taux d’incapacité fonctionnelle ne dépassant pas le minimum prévu par le contrat d’assurance. L’emprunteur assigne alors la banque en réparation de son préjudice découlant d’un manquement de celle-ci à ses devoirs d’information, de conseil et de mise en garde. La cour d’appel considère que le prêteur a effectivement manqué à son devoir de conseil, mais rejette l’action en réparation au motif que l’emprunteur ne démontre pas que, « complètement informé, il aurait contracté une autre assurance qui l’aurait couvert contre l’incapacité de travail qui lui avait été reconnue ». Elle en déduit une absence de préjudice réparable et, plus précisément, l’absence de perte d’une chance de souscrire une assurance garantissant à l’emprunteur le risque d’une incapacité totale de travail. Saisie d’un pourvoi formé par l’emprunteur, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel au visa de l’ancien article 1147 du code civil :

« en statuant ainsi, alors que toute perte de chance ouvre droit à réparation, la cour d’appel, qui a exigé de l’assuré qu’il démontre que s’il avait été parfaitement informé par la banque sur l’adéquation ou non de l’assurance offerte à sa situation, il aurait souscrit, de manière certaine, un contrat mieux adapté, la cour d’appel a violé [l’article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016] »

Mise à jour du 07/12/2021 : Retrouvez ci-dessous mes observations sous cet arrêt, publiées à l’AJ Contrat (AJ contrat 2020, p. 385) il y a plus d’un an et désormais disponibles en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Maison

La violation par la banque de son « devoir de conseil » (expression retenue par la cour d’appel) n’était pas contestée par le pourvoi car, selon un principe posé par l’assemblée plénière et régulièrement rappelé depuis, « le banquier, qui propose à son client auquel il consent un prêt, d’adhérer au contrat d’assurance de groupe qu’il a souscrit à l’effet de garantir, en cas de survenance de divers risques, l’exécution de tout ou partie de ses engagements, est tenu de l’éclairer sur l’adéquation des risques couverts à sa situation personnelle d’emprunteur, la remise de la notice ne suffisant pas à satisfaire à cette obligation » (Cass. ass. plén., 2 mars 2007, n° 06-15.267 ; D. 2007, 985, note S. Piedelièvre; ibid.  863, obs. V. Avena-Robardet ; D. 2008. 127, obs. H. Groutel ; ibid. 880, obs. R. Martin ; JCP  2007, II, 10098, note A. Gourio ; ibid., I, 158, n° 6, obs. Ph. Simler ; JCP E 2007, 1375, note D. Legeais ; RGDA 2007, 397, note J. Kullmann ; RDI 2007, 319, obs. L. Grynbaum ; RDC 2007, 750, obs. G. Viney ; à propos de l’autonomie de l’obligation d’éclairer du banquier par rapport aux obligations d’information, de mise en garde et de conseil, V. P. Pailler, « Précisions sur les obligations d’information du banquier souscripteur d’une assurance de groupe », D. 2016. Chron. 953). Or, en l’espèce, le prêteur s’était contenté de remettre à l’emprunteur une notice d’information.

La nature contractuelle de la responsabilité du prêteur, que l’on déduit du visa de l’arrêt, est également classique. Les obligations précontractuelles d’information (au sens large) du banquier ont été construites et façonnées par la jurisprudence et celle-ci, faute de fondement textuel plus adapté, a rattaché artificiellement ces obligations au contrat. Ce rattachement est critiqué par la doctrine tant on peine à concevoir comment une obligation précontractuelle d’information pourrait trouver sa source dans un contrat qui n’existe pas encore au moment où elle a vocation à être exécutée (B. Fages, Droit des obligations, 6e éd., LGDJ, 2016, n° 99). L’ordonnance du 10 février 2016, qui n’était pas applicable en l’espèce, pourrait faire évoluer la jurisprudence sur ce point. Il semble peu probable que les obligations d’information du banquier d’origine jurisprudentielle soient rattachées au nouvel article 1112-1 du code civil, l’obligation précontractuelle d’information générale qu’il fonde étant trop corsetée. En effet, cette nouvelle obligation légale ne s’impose qu’à « celle des parties qui connaît une information dont l’importance est déterminante pour le consentement de l’autre » (al. 1er), alors que l’obligation du banquier d’éclairer l’emprunteur lui impose de se renseigner sur les besoins de son client pour pouvoir informer celui-ci du caractère adapté ou non de l’assurance proposée (D. Legeais, J.-Cl. Commercial, Fasc. 344, Assurance de groupe, oct. 2016, n° 13). Le banquier ne peut donc pas exciper de son ignorance pour prétendre échapper à son obligation. En revanche, il est possible que la Cour de cassation trouve dans le nouvel article 1104 du code civil un nouveau fondement textuel aux obligations d’information du banquier. Selon cette disposition, les contrats doivent être négociés et formés de bonne foi. Cela permettrait de conférer une nature extracontractuelle plus orthodoxe à la responsabilité du banquier en cas de manquement à ses obligations précontractuelles d’information, même si un tel changement de nature de la responsabilité n’affecterait probablement pas son régime. Philippe le Tourneau relevait en effet, il y a trois décennies de cela, que le droit des responsabilités professionnelles jouit d’une certaine autonomie qui « permet de dépasser les obsolètes oppositions du droit civil et du droit commercial, de la responsabilité délictuelle et de la responsabilité contractuelle » (« Les professionnels ont-ils du cœur ? », D. 1990. Chron. 21).

1. L’existence d’une perte de chance. La faute et la nature de la responsabilité n’étant pas contestées, c’est l’existence de la perte d’une chance, c’est-à-dire de « la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable » selon la définition jurisprudentielle classique (V. par ex. Civ. 1re, 21 nov. 2006, n° 05-15.674, JCP G 2007, II, 10181, note F. Ferrière ; ibid., I, 115, n° 2, obs. Ph. Stoffel-Munck ; RDC 2007, 266, obs. D. Mazeaud), qui l’était.

Sur ce point, la motivation de la cour d’appel de Lyon paraît surprenante. Celle-ci reprochait à l’emprunteur de ne pas démontrer que, « complètement informé, il aurait contracté une autre assurance qui l’aurait couvert contre l’incapacité de travail qui lui avait été reconnue ». Or, si l’emprunteur était parvenu à apporter cette preuve, ce n’est pas d’une simple perte de chance d’éviter le préjudice dont il aurait pu obtenir réparation (soit d’une fraction de son préjudice), mais de l’intégralité de son préjudice. En effet, s’il est certain que, dûment informé, l’emprunteur aurait contracté une assurance le couvrant contre l’incapacité de travail, alors on n’est plus en présence de la disparition d’une simple « éventualité » favorable. Ce fonctionnement classique de la notion de perte d’une chance a été illustré notamment par la célèbre affaire Perruche. Pour rappel, dans cette espèce, une femme enceinte avait décidé de recourir à une interruption volontaire de grossesse (IVG) en cas d’atteinte rubéolique et elle n’avait pas pu exercer ce choix en raison d’une erreur de diagnostic médical ayant empêché la détection de la maladie. Dès lors qu’il était certain que la mère aurait eu recours à une IVG si elle avait été informée que le fœtus était atteint par la rubéole, son préjudice ne pouvait pas être une simple perte de chance : tous les préjudices découlant du dommage devaient être réparés (Cass. ass. plén., 17 nov. 2000, n° 99-13.701 ; D. 2001, 332, note D. Mazeaud et note P. Jourdain ; ibid. somm. 2796, obs. F. Vasseur-Lambry ; JCP G 2000, II, 10438, rapp. P. Sargos, concl. contraires J. Sainte-Rose, note F. Chabas ; Gaz. Pal. 2001, 37, note J. Guigue ; Dr. fam. 2001, n° 11, note P. Murat ; CCC 2001, n° 39, note L. Leveneur ; RTD civ. 2001, 103, obs. J. Hauser ; ibid. 149, obs. P. Jourdain ; ibid. 226, obs. R. Libchaber). La cour d’appel de Lyon a donc déplacé l’objet de la preuve : alors que l’emprunteur prétendait prouver la perte d’une simple chance, la cour d’appel a exigé qu’il démontre que, dûment informé, il aurait avec certitude contracté une autre assurance.

La cassation est donc logique. Il restera toutefois à l’emprunteur à démontrer devant la cour d’appel de renvoi qu’il a réellement perdu une chance de souscrire à une assurance plus adaptée. Sur ce point, la deuxième chambre civile guide la cour de renvoi en précisant que « toute perte de chance ouvre droit à réparation ». On se souvient en effet que la première chambre civile, après avoir jugé que « la perte certaine d’une chance même faible est indemnisable » (Civ. 1re, 16 janv. 2013, n° 12-14.439 ; D. 2013. 619, obs. I. Gallmeister, note M. Bacache ; JCP  2013, II, 1291, n° 1, obs. Ph. Stoffel-Munck ; RCA 2013, comm. 108, F. Leduc ; Gaz. Pal. 23 avr. 2013, 14, A. Guégan-Lécuyer ; RTD civ. 2013, 380, obs. P. Jourdain), avait paru revenir sur cette solution en exigeant que la chance perdue soit « raisonnable » (Civ. 1re, 30 avr. 2014, deux espèces, n° 13-16.380, AJ fam. 2014, 570, obs. S. Thouret, et n° 12-22.567, RCA 2014. comm. 215, obs. F. Leduc ; JCP  2014, 1381, note J.-S. Borghetti ; D. 2015, 124, obs. Ph. Brun ; Civ. 1re, 25 nov. 2015, n° 14-25.109). La première chambre civile a fini par réaffirmer la solution de 2013 en jugeant que « toute perte de chance ouvre droit à réparation », « même minime » (Civ. 1re, 12 oct. 2016, n° 15-23.230 ; D. 2016, 46, note J. Traullé ; ibid. 24, obs. Ph. Brun ; RDC 2017, 27, note J.-S. Borghetti), ce que la deuxième chambre civile confirme par le présent arrêt. Il faut toutefois garder à l’esprit qu’au-delà de ces principes dont la bonne application est contrôlée par la Cour de cassation, la détermination du quantum de la chance perdue ne peut être qu’abandonnée au pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond ;  ces derniers conservent donc, par ce biais, une marge de manœuvre considérable.

2. La preuve de la perte de chance. Comment l’emprunteur peut-il prouver qu’il a perdu une chance, même minime, de souscrire à une assurance plus adaptée ? Il ressort de la jurisprudence que l’emprunteur doit démontrer la réunion de deux critères.

Le premier critère est objectif : l’emprunteur avait-il la possibilité de souscrire à une assurance plus adaptée à sa situation ? Cela implique, d’une part, que l’emprunteur avait les moyens financiers de souscrire à une assurance offrant une meilleure couverture (les primes étant en principe plus élevées) et, d’autre part, qu’il existait sur le marché des assureurs qui, compte tenu de la situation personnelle de l’emprunteur, auraient pu lui proposer une assurance plus complète que l’assurance groupe à laquelle il a souscrit. La jurisprudence est pour le moins instable sur ce point. Ainsi, dans une affaire où un emprunteur reprochait à la banque de ne pas lui avoir conseillé de souscrire à une assurance couvrant le risque de perte totale irréversible d’autonomie et d’incapacité de travail au-delà de 65 ans, la cour d’appel avait conclu à l’absence de perte de chance au motif que l’emprunteur ne démontrait « pas qu’il aurait pu obtenir d’un autre assureur une garantie de ce type au-delà de l’âge de 65 ans, compte tenu du risque important de survenance d’une maladie invalidante à cette période de la vie ». La chambre commerciale a jugé ce motif « impropre à exclure toute probabilité de réalisation de la perte de chance invoquée » (Com. 13 janv. 2015, n° 13-24.026, inédit). Quelques mois plus tard, dans une espèce très similaire où une cour d’appel avait adopté une motivation quasiment identique, la chambre commerciale rejette cette fois le pourvoi (Com. 1er déc. 2015, n° 14-22.134). Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt ici commenté, l’emprunteur reprochait à la banque de ne pas l’avoir informé de la méthode de calcul de l’incapacité de travail prévue par le contrat d’assurance, qui ne se basait pas sur la seule notion d’incapacité de travail reconnue par la sécurité sociale, mais qui pondérait ce critère de l’incapacité professionnelle par un critère d’incapacité fonctionnelle. La cour d’appel de Lyon a retenu que « les assurances ne couvrent pas l’incapacité de travail dans les termes de l’incapacité reconnue par la sécurité sociale ». Autrement dit, il n’y aurait pas d’alternative à cette méthode de calcul sur le marché des assurances. Il est pourtant douteux que cette constatation suffise à écarter l’existence d’une perte de chance dans la mesure où l’emprunteur peut toujours souscrire à une assurance qui couvre le risque d’un taux d’incapacité fonctionnelle plus faible.

Le second critère est subjectif : s’il existait sur le marché une assurance plus adaptée à la situation de l’emprunteur et que celui-ci avait les moyens d’y souscrire, l’emprunteur doit encore démontrer qu’il aurait pu avoir la volonté de souscrire à cette autre assurance s’il avait été dûment informé de l’inadéquation du contrat d’assurance groupe à sa situation. En effet, plus les risques couverts par l’assurance sont importants, plus les primes sont élevées et si l’emprunteur, par exemple, avait fait savoir qu’il ne souhaitait pas payer des primes supérieures à un certain montant, cela pourrait être de nature à exclure toute perte de chance. Il a ainsi pu être jugé, dans une autre affaire, qu’il revient aux emprunteurs de rapporter la preuve que, « dûment informés, ils auraient eu la volonté et les moyens de souscrire une assurance plus complète, nécessairement plus coûteuse, alors même qu’ils n’ont pas entendu s’assurer contre le risque de chômage » (Civ. 1re, 29 juin 2016, n° 15-17.502, inédit ; RD bancaire et fin. 2016, comm. 201, obs. J. Djoudi). L’analogie avec l’affaire Perruche est, ici encore, possible. La mère avait légalement la possibilité de faire pratiquer une IVG, mais si elle avait déclaré, pendant sa grossesse, être contre toute IVG par principe, alors elle n’aurait pas pu se prévaloir d’une perte de chance de faire pratiquer une IVG en raison des fautes commises par les professionnels de santé.

Pour illustrer la mise en œuvre de ces deux critères, on peut renvoyer par exemple à un arrêt de la chambre commerciale du 10 mars 2015 (n° 14-10.712, inédit) : l’existence d’une perte de chance y a été exclue, car les emprunteurs n’avaient pas démontré « qu’un autre assureur aurait accepté de garantir le risque lié à [la] pathologie au regard des antécédents avérés, graves et répétés [critère objectif] et que, s’ils avaient trouvé un assureur consentant à les garantir, ils auraient accepté le surcoût nécessairement appliqué par cette autre compagnie [critère subjectif] ».

À retenir : Lorsque la banque manque à son obligation d’éclairer l’emprunteur sur l’adéquation des risques couverts par l’assurance groupe à sa situation personnelle, l’emprunteur ne doit pas prouver qu’il aurait souscrit, de manière certaine, un contrat mieux adapté s’il avait été parfaitement informé. Celui-ci doit simplement établir qu’il a perdu une éventualité favorable, c’est-à-dire qu’il aurait pu, s’il avait été dûment informé, souscrire une assurance plus adaptée. La deuxième chambre civile confirme par ailleurs que « toute perte de chance ouvre droit à réparation », même minime.


Responsabilité du transporteur ferroviaire interne de voyageurs : exclusivité décrétée du régime européen, recul acté des droits des voyageurs

Note sous Cass. 1re civ., 11 déc. 2019, pourvoi n° 18-13.840 :

Tranchant une question d’interprétation débattue, la Cour de cassation décrète le caractère exclusif du régime de responsabilité du transporteur ferroviaire en cas de dommage corporel issu du règlement européen n° 1371/2007 du 23 octobre 2007 sans même saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle. Cette substitution du régime européen au régime jurisprudentiel français de l’obligation de sécurité de résultat emportera plusieurs conséquences défavorables aux victimes dont la première est actée par l’arrêt du 11 décembre 2019 : la faute de la victime ne présentant pas les caractères de la force majeure redevient une cause exonératoire du transporteur.

Mise à jour du 01/02/2021 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt, publié au Recueil Dalloz (D. 2020, p. 188) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Train

1.- En l’espèce, le 3 juillet 2013, une personne munie d’un titre de transport a été victime d’un écrasement du pouce à la suite de la fermeture d’une porte automatique du train dans lequel elle se trouvait. Elle a assigné la SNCF en réparation de ses préjudices.

Pour obtenir une exonération partielle de sa responsabilité, la SNCF invoquait l’existence d’une faute d’imprudence de la victime sur le fondement de l’article 26, § 2, b), de l’annexe I du règlement CE n° 1371/2007 du 23 octobre 2007 selon lequel le transporteur ferroviaire est déchargé de sa responsabilité « dans la mesure où l’accident est dû à une faute du voyageur ».

2.- La cour d’appel d’Aix-en-Provence, par un arrêt du 21 décembre 2017[1], a néanmoins déclaré la SNCF entièrement responsable en refusant de prendre en compte la faute simple de la victime. Pour justifier l’absence d’exonération partielle, la cour d’appel avait retenu que l’article 11 dudit règlement posait « un principe général de responsabilité du transporteur ferroviaire au-dessous duquel les États membres ne peuvent légiférer ». En effet, cet article prévoit que le régime européen de responsabilité des transporteurs ferroviaires s’applique « sans préjudice du droit national octroyant aux voyageurs une plus grande indemnisation pour les dommages subis ». Or, selon un principe dégagé par la Cour de cassation en 2008, « le transporteur ferroviaire, tenu envers les voyageurs d’une obligation de sécurité de résultat, ne peut s’exonérer de sa responsabilité en invoquant la faute d’imprudence de la victime que si cette faute, quelle qu’en soit la gravité, présente les caractères de la force majeure[2] ». La cour d’appel en a déduit que le régime du règlement européen devait être écarté au profit du droit français de la responsabilité civile plus favorable à la victime en ce qu’il ne permet pas l’exonération partielle du transporteur en cas de faute simple du voyageur.

3.- Contestant cette interprétation de l’article 11 du règlement, la SNCF s’est pourvue en cassation. Selon elle, « il résulte de cette disposition d’harmonisation maximale que le droit interne n’a pas vocation à se substituer au régime de responsabilité instauré par le règlement, mais seulement à le compléter lorsqu’il permet une plus grande indemnisation, c’est-à-dire au seul stade de l’évaluation du dommage ».

4.- La première chambre civile de la Cour de cassation a cassé l’arrêt d’appel au visa des articles 11 du règlement du 23 octobre 2017 et 26 de son annexe I, L. 2151-1 du code des transports et 1147 ancien du code civil. Selon la Haute juridiction, il résulte des trois premiers de ces textes que « le transporteur ferroviaire peut s’exonérer de sa responsabilité envers le voyageur lorsque l’accident est dû à une faute de celui-ci, sans préjudice de l’application du droit national en ce qu’il accorde une indemnisation plus favorable des chefs de préjudices subis par la victime ». « En conséquence », poursuit la Cour de cassation, « il y a lieu de modifier la jurisprudence » empêchant le transporteur ferroviaire de s’exonérer partiellement de sa responsabilité.

5.- Cet arrêt du 11 décembre 2019 fera date en ce qu’il décrète le caractère exclusif du régime européen de responsabilité des transporteurs ferroviaires de personnes en cas de dommage corporel (I). Cette solution inédite conduit la Cour de cassation à admettre de nouveau l’exonération partielle de la SNCF en cas de faute du voyageur ne présentant pas les caractères de la force majeure ; elle entraînera également un certain nombre d’autres conséquences défavorables aux victimes (II).

I. Le principe de l’application exclusive du régime européen

6.- Le règlement n° 1371/2007 du 23 octobre 2007 instaure au sein de l’Union européenne un régime de responsabilité des transporteurs ferroviaires en cas de dommage causé aux voyageurs ou à leurs bagages. La particularité de ce régime est qu’il est défini en grande partie par renvoi à certaines dispositions, reproduites en annexe du règlement, de la convention relative aux transports internationaux ferroviaires (COTIF) du 9 mai 1980 dans sa version modifiée par le protocole de Vilnius du 3 juin 1999. Cette convention a instauré des règles uniformes concernant le contrat de transport international ferroviaire des voyageurs et des bagages (RU-CIV). Le règlement de 2007, en reprenant certaines de ces règles, a étendu leur champ d’application aux transports internes aux États membres à compter du 3 décembre 2009[3].

7.- Dès l’adoption de ce règlement, la doctrine s’est interrogée sur son articulation avec les régimes nationaux de responsabilité qui régissaient jusqu’à lors les transports internes. La Cour de cassation, par cet arrêt du 11 décembre 2019, rejette clairement toute option au profit de la victime (A) et confère par conséquent un caractère exclusif au régime européen (B).

A. L’option écartée

8.- La clé de l’articulation entre le nouveau régime européen de responsabilité et les régimes nationaux réside dans l’article 11 du règlement : « Sous réserve des dispositions du présent chapitre, et sans préjudice du droit national octroyant aux voyageurs une plus grande indemnisation pour les dommages subis, la responsabilité des entreprises ferroviaires relative aux voyageurs et à leurs bagages est régie par le titre IV, chapitres I, III et IV, ainsi que les titres VI et VII de l’annexe I. » L’ambiguïté de cette disposition a été dénoncée par la doctrine française[4] : que faut-il entendre par la formule « sans préjudice du droit national octroyant aux voyageurs une plus grande indemnisation pour les dommages subis » ?

Selon une première interprétation, favorable aux victimes, les régimes nationaux de responsabilité peuvent cohabiter avec le régime européen dès lors qu’ils aboutissent à octroyer aux voyageurs une plus grande indemnisation. Ainsi, en l’espèce, le régime jurisprudentiel français de l’obligation de sécurité de résultat ne ménageait aucune possibilité d’exonération partielle pour la SNCF, contrairement au régime de responsabilité issu du règlement européen (art. 26, § 2, b). En ce sens, il est possible d’affirmer que le régime français de la responsabilité contractuelle aurait permis d’« octroyer au voyageur une plus grande indemnisation pour les dommages subis » et donc que l’article 11 du règlement offrait une option à la victime entre le droit européen et le droit national.

Au soutien de cette interprétation de l’article 11 du règlement, la cour d’appel d’Aix-en-Provence avait retenu deux arguments. D’abord, un argument téléologique : selon son préambule, le règlement a pour finalité de « sauvegarder les droits des voyageurs ferroviaires » et de fixer « un niveau élevé de protection des consommateurs dans le domaine des transports » (considérants 1 à 3) ; le régime de responsabilité du règlement ne constituerait donc qu’un plancher en-deçà duquel les États membres ne peuvent légiférer. Ensuite, la cour d’appel a eu recours à un argument exégétique : si l’on suppose que le législateur européen est rationnel – postulat de toute interprétation exégétique[5] –, pourquoi aurait-il précisé à l’article 11 du règlement que le droit national se substitue, lorsqu’il est plus favorable, aux dispositions des RU-CIV en matière de détermination et d’évaluation des préjudices réparables, alors que les articles 29 et 30 des RU-CIV, reproduits en annexe du règlement européen, renvoient déjà au droit national en matière de détermination et d’évaluation des préjudices réparables ? En effet, selon l’article 29, « le droit national détermine si, et dans quelle mesure, le transporteur doit verser des dommages-intérêts pour des préjudices corporels autres que ceux prévus aux articles 27 et 28 ». Selon l’article 30, § 2, « le montant des dommages-intérêts à allouer en vertu du paragraphe 1 est déterminé selon le droit national ». L’argument est convaincant : la seule interprétation qui permet de conférer un réel effet à la formule qui figure en incise à l’article 11 du règlement est celle qui conduit à accorder une option au voyageur entre le régime européen et les éventuels régimes nationaux plus favorables. L’interprétation alternative conduit à rendre cette incise superfétatoire par rapport aux articles 29 et 30, § 2, de l’annexe I du règlement.

9.- En l’absence d’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne sur cette question, l’ambiguïté de l’article 11 permettait donc à la Cour de cassation de retenir cette interprétation[6] et c’est d’ailleurs celle qu’avaient retenue plusieurs auteurs[7]. En outre, l’arrêt attaqué de la cour d’appel d’Aix-en-Provence s’inscrivait dans une jurisprudence constante de celle-ci[8] et au moins trois autres cours d’appel avaient retenu cette même interprétation[9].

La première chambre civile choisit pourtant de rejeter cette interprétation. Partant, elle écarte toute option au profit de la victime entre le régime national et le régime européen : « les dispositions du règlement devaient recevoir application » ; la cour d’appel a appliqué l’ancien article 1147 du code civil ; son arrêt est donc cassé.

B. L’exclusivité décrétée

10.- La première chambre civile précise le sens de la formule de l’article 11 du règlement : le régime européen de responsabilité des transporteurs ferroviaires de personnes s’applique « sans préjudice de l’application du droit national en ce qu’il accorde une indemnisation plus favorable des chefs de préjudices subis par la victime ». Autrement dit, le droit français ne peut pas se substituer au régime européen, il peut tout au plus le compléter au stade de la détermination des préjudices réparables du voyageur et de leur évaluation. Par exemple, le droit français admet la réparation des préjudices moraux, ce qui n’est pas le cas des RU-CIV auxquelles renvoie le règlement européen[10], le voyageur peut donc invoquer le droit français pour obtenir réparation de ses préjudices moraux sur le fondement du régime de responsabilité issu du règlement. En revanche, les conditions de la responsabilité du transporteur et les causes d’exonération que celui-ci peut invoquer sont régies exclusivement par les dispositions du règlement européen.

11.- Il est surprenant que la Cour de cassation, qui a progressivement construit une obligation de sécurité de résultat très protectrice des voyageurs en matière ferroviaire[11], ait choisi de retenir l’interprétation de l’article 11 du règlement la moins favorable aux victimes. Cela surprend d’autant plus que la Cour de cassation ne manquait pas de moyens pour tenter de préserver un champ d’application le plus large possible à son régime jurisprudentiel. Elle aurait ainsi pu reprendre à son compte l’interprétation de l’article 11 du règlement qui était faite par la cour d’appel d’Aix-en-Provence et qui était partagée par une partie des juges du fond et de la doctrine. Sans aller jusque-là, la Cour de cassation aurait pu a minima saisir la Cour de justice de l’Union européenne d’un recours en interprétation, en espérant que celle-ci reconnaisse aux victimes une option entre le régime européen et les régimes nationaux plus favorables. Plus qu’un pouvoir, cette saisine était sans doute même un devoir en l’espèce. En effet, selon l’article 234 du traité CE, lorsqu’une question d’interprétation d’un règlement « est soulevée dans une affaire pendante devant une juridiction nationale dont les décisions ne sont pas susceptibles d’un recours juridictionnel de droit interne, cette juridiction est tenue de saisir la Cour de justice » d’une question préjudicielle[12]. La Cour de justice a écarté cette obligation de saisine dans trois hypothèses dont aucune ne semble présente en l’espèce : lorsqu’il n’est pas nécessaire de résoudre la difficulté d’interprétation pour trancher le litige ; lorsque la Cour de justice a déjà résolu la difficulté d’interprétation par un arrêt antérieur ou encore lorsque « l’application correcte du droit communautaire peut s’imposer avec une évidence telle qu’elle ne laisse place à aucun doute raisonnable sur la manière de résoudre la question posée »[13]. Dès lors que l’interprétation rejetée par la Cour de cassation était celle retenue par au moins quatre cours d’appel et plusieurs auteurs, on peut difficilement prétendre que la solution retenue s’imposait avec une évidence telle qu’elle ne laissait place à aucun doute raisonnable.

12.- L’interprétation retenue par la Cour de cassation compte néanmoins un certain nombre de soutiens. En effet, quelques auteurs[14] et au moins deux cours d’appel[15] s’étaient prononcés dans le sens d’une application exclusive du régime européen.

Cette solution a le mérite de tendre vers une plus grande harmonisation entre les droits des États membres, mais tel n’était pas l’objectif premier revendiqué par le législateur européen. Il apparaît singulier, selon nous, qu’un règlement édicté dans le but de « sauvegarder les droits des voyageurs ferroviaires » et de « protéger les consommateurs dans le domaine des transports »[16] puisse aboutir à un recul des droits des voyageurs en matière de réparation de leurs dommages corporels dans certains États membres comme la France.

13.- Une autre lecture de l’arrêt est possible, à l’aune de l’article L. 2151-1 du code des transports qui figure au visa. Selon certains auteurs, le règlement européen de 2007 permettait aux États membres de maintenir des régimes de responsabilité plus favorables aux voyageurs, mais c’est le législateur français qui aurait choisi, en adoptant l’article L. 2151-1 du code des transports, de conférer un caractère exclusif au régime européen[17].

L’arrêt commenté ne permet pas d’exclure cette thèse et pourrait même l’alimenter. La première chambre civile y énonce en effet que les dispositions du règlement de 2007 « sont reprises à l’article L. 2151-1 du code des transports, lequel dispose que le règlement n° 1371/2007 s’applique aux voyages et services ferroviaires pour lesquels une entreprise doit avoir obtenu une licence conformément à la directive 2012/34/UE ».

Pour autant, il est permis de ne pas être convaincu par cette interprétation de l’article L. 2151-1 du code des transports. D’abord, le fait de rappeler dans une disposition du code des transports que certains voyages sont soumis au règlement européen n’implique pas, selon nous, que le législateur français ait entendu conférer un caractère exclusif au régime de responsabilité prévu par ce règlement. En effet, l’article L. 2151-1 ne reproduit pas les dispositions du règlement, mais se contente d’y renvoyer ; or l’article 11 dudit règlement, auquel le législateur a donc renvoyé, pouvait à l’époque être interprété comme maintenant les régimes nationaux plus favorables. Ensuite, cet article du code des transports est issu de la codification à droit constant[18] de l’article 3 de la loi n° 2009-1503 du 8 décembre 2009. Cet article a été introduit par un amendement du Gouvernement dont l’exposé des motifs ne faisait aucune référence au régime de responsabilité des transporteurs ferroviaires en cas de dommage corporel[19]. Lors des débats en séance publique, le secrétaire d’État aux transports avait expliqué que « cet amendement vis[ait] à transposer [sic] dans notre droit le règlement européen sur les droits et obligations des voyageurs »[20]. Le législateur a voulu « transposer » en droit interne le règlement comme il transposerait une directive, il ne semble pas avoir voulu aller au-delà de ce que prévoit le règlement notamment en matière d’articulation avec les régimes nationaux de responsabilité. La finalité de cet amendement était simplement de déterminer l’applicabilité des dispositions non impératives du règlement de 2007 : le législateur a décidé que le règlement s’appliquerait intégralement aux entreprises ferroviaires ayant obtenu une licence européenne[21] et que seules les dispositions impératives du règlement, parmi lesquelles figurent l’article 11, s’appliqueront aux autres entreprises ferroviaires[22]. Le législateur français ne semble donc pas avoir eu la volonté, en adoptant la disposition qui figure aujourd’hui à l’article L. 2151-1 du code des transports, de conférer un caractère exclusif au régime de responsabilité issu du règlement européen.

14.- L’exclusivité du régime européen ayant toutefois été décrétée par la première chambre civile, que reste-t-il des régimes de responsabilité français qui s’appliquaient jusqu’à maintenant en matière de transport ferroviaire interne de personnes ?

De l’obligation de sécurité de résultat « à la française », il ne devrait plus rien rester ou presque. En effet, la Cour de cassation ne faisait peser cette obligation sur la SNCF qu’en matière de transport interne, uniquement vis-à-vis du voyageur disposant d’un billet et seulement pour la phase courant du moment où le voyageur commence à monter dans le train jusqu’au moment où il achève d’en descendre[23]. Or les dommages subis pendant cette phase relèvent désormais du régime européen qui couvre, selon l’article 26, § 1, de l’annexe I du règlement, les dommages « résultant de la mort, des blessures ou de toute autre atteinte à l’intégrité physique ou psychique du voyageur causé par un accident en relation avec l’exploitation ferroviaire survenu pendant que le voyageur séjourne dans les véhicules ferroviaires, qu’il y entre ou qu’il en sorte ». L’obligation de sécurité de résultat pourrait conserver un domaine d’application très résiduel en cas d’agression du voyageur par un tiers, mais cela est très incertain, ainsi que nous le verrons un peu plus bas[24].

Les régimes délictuels – responsabilité pour faute et responsabilité du fait des choses – continueraient quant à eux à s’appliquer, mais avec un champ d’application restreint. En effet, la Cour de cassation appliquait ces régimes en cas de dommage subi par un voyageur sans titre de transport, en considérant que la responsabilité contractuelle ne pouvait jouer en l’absence de contrat[25]. Or la Cour de justice de l’Union européenne juge quant à elle « qu’une situation dans laquelle un voyageur monte à bord d’un train librement accessible en vue d’effectuer un trajet sans s’être procuré de billet relève de la notion de “contrat de transport” » au sens du règlement[26]. Les régimes délictuels français verront donc probablement leur champ d’application réduits aux accidents qui surviennent avant et après l’exécution du voyage, c’est-à-dire essentiellement aux accidents de quai[27] et aux accidents de correspondance[28], ainsi potentiellement qu’aux dommages subis par les voyageurs qui se sont introduits sans billet dans un train non « librement accessible ».

Cette substitution du régime européen aux régimes français emporte un certain nombre de conséquences, toutes défavorables aux victimes.

II. Les conséquences de l’application exclusive du régime européen

15.- Le régime issu du règlement européen de 2007 apporte certains droits nouveaux aux voyageurs qui ne figuraient pas dans les régimes français de responsabilité, comme l’obligation pour le transporteur de verser une avance à la victime en cas de dommage corporel[29]. Toutefois, le fait de conférer un caractère exclusif à ce régime emporte aussi son lot d’inconvénients pour les victimes d’un accident ferroviaire interne en France, certaines dispositions du règlement constituant un recul certain des droits des victimes par rapport aux régimes français de responsabilité qui étaient jusqu’à lors applicables.

L’arrêt du 11 décembre 2019 acte le premier de ces reculs : la faute simple de la victime peut de nouveau exonérer partiellement le transporteur de sa responsabilité (A). D’autres conséquences défavorables aux victimes, non explicitées dans cet arrêt, sont à prévoir (B).

A. La faute simple de la victime de nouveau exonératoire

16.- Procédé désormais usuel depuis l’évolution du mode de rédaction de ses décisions, la Cour de cassation fait référence à sa propre jurisprudence dans l’arrêt commenté. Ainsi que nous l’avons vu, par deux arrêts très commentés de 2008 dont un de chambre mixte, la Cour de cassation avait opéré un revirement de jurisprudence en jugeant que « le transporteur ferroviaire, tenu envers les voyageurs d’une obligation de sécurité de résultat, ne peut s’exonérer de sa responsabilité en invoquant la faute d’imprudence de la victime que si cette faute, quelle qu’en soit la gravité, présente les caractères de la force majeure »[30]. Autrement dit, contrairement au droit commun de la responsabilité civile, la faute simple de la victime ne pouvait plus exonérer partiellement le transporteur ferroviaire de sa responsabilité découlant de la violation de son obligation de sécurité de résultat.

La Cour de cassation qualifie cette jurisprudence de « constante » alors qu’elle est issue de deux arrêts de 2008 qui n’ont à notre connaissance jamais été confirmés. Pis, deux arrêts postérieurs avaient reconnu un caractère partiellement exonératoire à la faute simple de la victime vis-à-vis d’un transporteur fluvial en matière contractuelle[31] et vis-à-vis de la SNCF en matière de responsabilité délictuelle du fait des choses[32], conduisant la doctrine à s’interroger sur une potentielle remise en cause de la jurisprudence de 2008[33]. L’arrêt du 11 décembre 2019 permet de comprendre rétrospectivement que la Cour de cassation n’avait jamais eu l’intention de revenir sur la solution dégagée en 2008 et que les deux arrêts précités se contentaient de préciser la portée de cette jurisprudence : seul le transporteur ferroviaire qui voyait sa responsabilité contractuelle recherchée sur le fondement de son obligation de sécurité de résultat ne pouvait s’exonérer partiellement.

17.- Constante ou non, cette jurisprudence, aujourd’hui, n’est plus. Selon les termes de la première chambre civile, « il y a lieu de modifier [cette] jurisprudence » puisque le régime européen, désormais seul applicable, érige la faute simple de la victime en cause partiellement exonératoire du transporteur ferroviaire (art. 26, § 2, b, de l’annexe I). La formule sous-entend que ce serait la Cour de cassation qui modifierait sa propre jurisprudence, ce qui ne semble pas totalement cohérent avec le raisonnement déployé par la Haute juridiction dans son arrêt. Selon ce raisonnement, le règlement européen substitue au régime jurisprudentiel français de l’obligation de sécurité de résultat un nouveau régime de responsabilité. Le changement du droit positif quant au caractère exonératoire de la faute simple de la victime ne résulte donc pas d’une « modification de la jurisprudence », mais plutôt de l’adoption d’un nouveau régime de responsabilité – le régime européen – qui rend caduque la jurisprudence développée sous l’empire de l’ancien régime – l’obligation de sécurité de résultat[34].

18.- On pouvait voir dans cette jurisprudence de 2008, diversement appréciée, la volonté de la Cour de cassation d’aligner le régime de responsabilité du fait des accidents ferroviaires sur le régime de responsabilité du fait des accidents de la circulation issu de la loi Badinter du 5 juillet 1985[35]. La sévérité de la jurisprudence vis-à-vis du transporteur ferroviaire, qui se manifestait également dans l’appréciation des conditions de la force majeure, conduisait à faire de la SNCF un quasi-assureur[36]. Compte tenu du monopole dont jouissait la SNCF en France et de son statut d’entreprise publique, celle-ci était en mesure d’indemniser les accidents subis par les voyageurs même s’ils ne lui étaient pas imputables moralement, en grande partie par l’endettement. Finalement, on était proche d’un régime d’indemnisation par recours à la solidarité nationale. L’ouverture progressive du marché à la concurrence[37] et l’explosion de la dette de la SNCF (de l’ordre de 50 milliards d’euros) expliquent peut-être en partie la décision de la Cour de cassation d’abandonner ce régime qui, bien que très favorable aux victimes, ne prenait guère en compte les intérêts, également légitimes, du transporteur ferroviaire.

Au-delà du retour de l’exonération pour faute simple de la victime, l’arrêt du 11 décembre 2009 devrait entraîner d’autres conséquences défavorables pour les victimes.

B. Les autres reculs des droits des victimes

19.- Si le règlement de 2007 fait peser sur le transporteur ferroviaire une responsabilité de plein droit, son régime est à certains égards moins avantageux pour les victimes que celui de l’obligation de sécurité de résultat construite par la Cour de cassation.

20.- Les causes exonératoires sont ainsi beaucoup plus généreuses pour le transporteur sous l’empire du régime européen. Non seulement la faute simple est une cause d’exonération, ainsi que nous venons de le voir, mais la force majeure est en outre admise plus largement. Celle-ci se caractérise en droit français par son extériorité, son imprévisibilité et son irrésistibilité, trois critères qui, de surcroît, étaient appréciés très restrictivement par la Cour de cassation en matière de transport ferroviaire de personnes[38]. Sous l’empire des RU-CIV, l’exonération totale est acquise s’il est démontré que l’accident a été causé par des circonstances extérieures à l’exploitation ou par le comportement d’un tiers « que le transporteur, en dépit de la diligence requise d’après les particularités de l’espèce, ne pouvait pas éviter et aux conséquences duquel il ne pouvait pas obvier » (art. 26, § 2, a et c de l’annexe I du règlement).

21.- Le régime de la prescription de l’action en réparation fondée sur le règlement est également très défavorable aux victimes. L’action est prescrite dans un délai de trois ans à compter du lendemain de l’accident (art. 60, § 1, a, de l’annexe I du règlement) contre un délai de dix ans courant à compter de la consolidation du dommage corporel pour les actions fondées sur l’obligation de sécurité de résultat du droit français (art. 2226 du code civil).

22.- Enfin, la responsabilité du transporteur en cas d’agression d’un voyageur pourrait également être affectée par cet arrêt du 11 décembre 2019. Cela dépendra de l’interprétation qui sera faite de l’article 26, § 1, de l’annexe I du règlement qui dispose que « le transporteur est responsable du dommage résultant de la mort, des blessures ou de toute autre atteinte à l’intégrité physique ou psychique du voyageur causé par un accident en relation avec l’exploitation ferroviaire ». L’agression d’un voyageur par un autre dans un train peut-elle être qualifiée « d’accident » et, le cas échéant, cet accident est-il « en relation avec l’exploitation ferroviaire » ? Les avis sur le sujet sont partagés[39].

Si la réponse est positive, alors il résulte de cet arrêt du 11 décembre 2019 que la victime devra nécessairement fonder son action sur le régime du règlement européen avec les inconvénients que nous venons d’exposer. Mais si la réponse est négative, alors une nouvelle difficulté d’interprétation devra être résolue avec deux solutions envisageables. Selon la première branche de l’alternative, le transporteur ne pourra voir sa responsabilité engagée puisque le règlement est d’application exclusive et qu’on l’interprète comme excluant la responsabilité du transporteur en cas d’agression du voyageur[40]. Cela constituerait un recul considérable des droits des voyageurs puisque la jurisprudence de la Cour de cassation leur était très favorable en cas d’agression, le fait du tiers étant très rarement considéré comme un cas de force majeure[41]. Selon une seconde branche de l’alternative, le règlement de 2007 pourrait être interprété comme excluant de son champ d’application les agressions, l’obligation de sécurité de résultat du droit français conserverait alors un champ d’application résiduel sur ce point.


[1] 10e ch., n° 16/16014.

[2] Cass. ch. mixte, 28 nov. 2008, n° 06-12.307 ; D. 2008, p. 3079, obs. I. Gallmeister ; ibid. 2009, p. 461, note G. Viney ; ibid., pan. 972, obs. H. Kenfack ; ibid. 2010., pan. 49, obs. O. Gout ; JCP G 2008, II 10011, obs. P. Grosser ; ibid. 2009, I 123, n° 12, obs. P. Stoffel-Munck ; Gaz. Pal. 2009, p. 491, avis M. Domingo, note P. Oudot ; RCA 2009, n° 4, obs. S. Hocquet-Berg ; RLDC 2009/56, n° 3415, note J. Julien ; RTD civ. 2009, p. 129, obs. P. Jourdain ; RDC 2009. 487, obs. T. Génicon. V. aussi Cass. 1re civ., 13 mars 2008, n° 05-12.551 ; D. 2008, AJ 920, obs. I. Gallmeister ; ibid., chron. C. cass. 2363, n° 7, obs. C. Creton ; ibid. pan. 2894, obs. P. Brun ; ibid. 2009, pan. 972, obs. H. Kenfack ; JCP G 2008, actu. 219, obs. M. Brusorio-Aillaud ; ibid. II 10085, note P. Grosser ; ibid., I 186, n° 8, obs. P. Stoffel-Munck ; CCC 2008, n° 173, obs. L. Leveneur ; RCA 2008, étude n° 6, note S. Hocquet-Berg ; ibid., n° 159, obs. F. Leduc ; LPA 6 août 2008, note C. Quezel-Ambrunaz ; RTD civ. 2008, p. 312, obs. P. Jourdain ; RTD com. 2008, p. 843, obs. B. Bouloc.

[3] L’entrée en vigueur de certaines dispositions du règlement pouvait être retardée par les États membres, mais ce n’est pas le cas des dispositions relatives à la responsabilité du transporteur en cas de dommage aux voyageurs ou aux bagages. Celles-ci sont entrées en vigueur dès le 3 décembre 2009 (art 2, § 3, du règlement), ainsi que le rappelle la Cour de cassation dans son arrêt.

[4] P. le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats 2018-2019, 5e éd., Dalloz, n° 3314.24 par C. Bloch ; S. Bernigaud, I. Bon-Garcin, O. Gout et alii, Droit du transport de passagers, Larcier, 2006, n° 99.

[5] M. Troper, La philosophie du droit, 4e éd., PUF, coll. Que sais-je ?, 2015, p. 60.

[6] Ainsi, selon Cyril Boch, la formule ambiguë de l’article 11, « interprétée de façon compréhensive, […] est de nature à permettre à notre droit interne actuel de se maintenir » (op. cit.) de sorte que « rien n’oblige la Cour de cassation à revoir sa position » (obs. sous Cass. 1re civ., 13 mars 2008, JCP G 2015, doctr. 1409).

[7] S. Bernigaud, I. Bon-Garcin, O. Gout et alii, Droit du transport de passagers, Larcier, 2006, n° 99 et 103 ; S. Piedelièvre et D. Gency-Tandonnet, Droit des transports : transports terrestres, aériens et maritimes, LexisNexis, 2013, n° 457, 473 et 474 ; C. Paulin, « Règlement relatif aux droits et obligations des voyageurs ferroviaires », Rev. dr. transp. 2008, comm. 25. V. aussi J. Knetsch, « Réforme de la responsabilité civile : faut-il soumettre les accidents ferroviaires au régime de la loi Badinter ? », D. 2019, p. 138, pour qui « les règles de responsabilité actuelles […] du code civil […] ne sont applicables que sur renvoi exprès ou, en cas de transport interne, dans la mesure où une disposition s’avère plus favorable pour le demandeur ».

[8] Aix-en-Provence, 1re et 6e ch. réunies, 5 sept. 2019, n° 18/11198 ; 10e ch., 2 juin 2016, n° 15/08384 ; 10e ch., 10 sept. 2015, n° 14/12200.

[9] Angers, ch. civ. A, 6 mars 2018, n° 16/00131 ; V. Douai, 3e ch., 22 juin 2017, n° 16/03119 ; Dijon, 1re ch. civ., 20 juin 2017, n° 15/02242.

[10] Art. 27 et 28 de l’annexe I du règlement.

[11] S. Piedelièvre et D. Gency-Tandonnet, op. cit., n° 455 et 456.

[12] Rép. civ. Dalloz, v° Renvoi préjudiciel, n° 117 et s.

[13] CJCE, 6 oct. 1982, CILFIT c/ Ministère de la santé, aff. 283/81, Rec. 3415, point 16.

[14] V. par ex. P. Delebecque, Énergie – Env. – Infrastr. 2016, comm. 48.

[15] Poitiers, 1re ch. civ., 8 avr. 2016, n° 14/04688. Également en ce sens, mais moins explicite, V. Paris, pôle 2, ch. 3, 9 mai 2016, n° 14/20974.

[16] Considérants 1 et 2 du règlement.

[17] C. Paulin, note sous Cass. 1re civ., 16 avr. 2015, Gaz. Pal. 4 juin 2015, n° 226h7, p. 17. Dans le même sens, V. les obs. de P. Jourdain sous le même arrêt, RTD civ. 2015, p. 628.

[18] Selon la disposition qui a habilité le Gouvernement à effectuer cette codification par ordonnance, « les dispositions codifiées sont celles en vigueur au moment de la publication de l’ordonnance » (art. 92, I, de la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d’allègement des procédures), l’ordonnance de codification n’a donc pas pu modifier le sens de la disposition codifiée à l’article L. 2151-1 du code des transports. V. aussi P. Delebecque, « Le code – à droit constant – des transports : une œuvre monumentale encore perfectible », D. 2010, p. 2715.

[19] Amendement n° 132 déposé sur le texte n° 501 (2007-2008) en première lecture devant le Sénat (http://www.senat.fr/amendements/2007-2008/501/jeu_classe.html).

[20] Séance publique du Sénat du 9 mars 2009 (http://www.senat.fr/seances/s200903/s20090309/s20090309003.html#section294).

[21] Disposition aujourd’hui codifiée à l’article L. 2151-1 du code des transports. V. l’article précité de P. Delebecque.

[22] Disposition aujourd’hui codifiée à l’article L. 2151-2 du code des transports. V. l’article précité de P. Delebecque.

[23] Arrêt Valverde, Cass. 1re civ., 7 mars 1989, n° 87-11.493.

[24] V. infra, n° 22.

[25] Cass. 1re civ., 6 oct. 1998, n° 96-12.540.

[26] CJUE, 7 nov. 2019, aff. C‑349/18 à C‑351/18, NMBS c/ Mbutuku Kanyeba, Larissa Nijs et Jean-Louis Anita Dedroog.

[27] Arrêt Valverde précité de 1989 ; V. S. Bernigaud, I. Bon-Garcin, O. Gout et alii, op. cit., n° 100.

[28] La Cour de cassation a en effet jugé que les accidents subis par un voyageur lors d’un changement de train ne relèvent pas du champ du contrat de transport (Cass. 1re civ., 19 févr. 1991, n° 89-19.999 ; S. Bernigaud, I. Bon-Garcin, O. Gout et alii, op. cit., n° 101) et le régime de responsabilité du règlement ne s’applique qu’aux accidents « survenu[s] pendant que le voyageur séjourne dans les véhicules ferroviaires » (art. 26, § 1, de l’annexe I).

[29] Art. 13 du règlement.

[30] Cass. ch. mixte, 28 nov. 2008, n° 06-12.307. V. aussi Cass. 1re civ., 13 mars 2008, n° 05-12.551.

[31] Cass. 1re civ., 16 avr. 2015, n° 14-13.440 ; D. 2015, p. 1137, note D. Mazeaud ; ibid., p. 2283, obs. M. Bacache ; RTD civ. 2015, p. 628, obs. P. Jourdain ; JT 2015, n° 175, p. 14, obs. X. Delpech ; Gaz. Pal. 4 juin 2015, n° 226h7, p. 17, note C. Paulin ; JCP G 2015, doctr. 1409, obs. C. Bloch.

[32] Cass. 2e civ., 3 mars 2016, n° 15-12.217 ; D. 2016, p. 766, note N. Rias ; ibid., p. 1396, obs. H. Kenfack ; ibid. 2017, p.  24, obs. P. Brun, O. Gout et C. Quézel-Ambrunaz.

[33] V. les observations et notes citées dans les deux notes précédentes.

[34] Certes, le régime de responsabilité des RU-CIV repris par le règlement de 2007 a également pour fondement une obligation de sécurité rattachée au contrat de transport (JCl. Responsabilité civile et Assurances, fasc. 470-40 : « Transport terrestre – Responsabilité du transporteur international de voyageurs et de bagages » par M. Alter et F. Turgné, nov. 2006, n° 29), mais il s’agit de deux régimes de responsabilité distincts aussi bien quant à leurs conditions que quant à leurs effets malgré l’existence de certains points communs.

[35] C. Bloch, obs. sous Cass. 1re civ., 13 mars 2008, JCP G 2015, doctr. 1409.

[36] M. Mekki, Gaz. Pal. 6 oct. 2011, n° GP20111006011, p. 13.

[37] Ce mouvement devrait être parachevé avec l’ouverture à la concurrence des services purement intérieurs de de transport ferroviaire de personnes qui entrera en effet fin 2020 sous réserve de certains mécanismes transitoires qui pourraient temporairement limiter les effets de cette ouverture à la concurrence (V. G. Eckert, « Concurrence et régulation », RFDA 2018, p. 866).

[38] S. Bernigaud, I. Bon-Garcin, O. Gout et alii, op. cit., n° 103.

[39] S. Bernigaud, I. Bon-Garcin, O. Gout et alii, op. cit., n° 97.

[40] C’est cette interprétation qui était retenue par certains auteurs pour les transports internationaux qui, pour rappel, sont également soumis aux RU-CIV de la COTIF (S. Piedelièvre et D. Gency-Tandonnet, op. cit., n° 472 ; JCl. Responsabilité civile et Assurances, fasc. 470-40 précité, n° 33). Ces auteurs réservent tout de même l’hypothèse d’une « négligence inadmissible » de la part du transporteur ayant permis l’agression, fait qui serait de nature à engager la responsabilité du transporteur international sur le fondement des RU-CIV.

[41] S. Bernigaud, I. Bon-Garcin, O. Gout et alii, op. cit., n° 103.

Exclusion du recours en contribution exercé contre une société par son dirigeant auteur d’une infraction pénale intentionnelle

Note sous Cass. com., 18 sept. 2019, pourvoi n° 16-26.962 :

Après avoir jugé que les dispositions spécifiques du code civil régissant le mandat n’ont pas vocation à s’appliquer dans les rapports entre la société et son dirigeant, la chambre commerciale juge que la faute pénale intentionnelle du dirigeant, par essence détachable des fonctions, est un « acte personnel » de celui-ci dont il doit supporter seul, in fine, les conséquences.

Mise à jour du 24/12/2020 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt, publié au Recueil Dalloz (D. 2019, p. 2169) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Dirigeant

Jugés par un auteur comme formant « l’une des questions les plus difficiles » de la responsabilité civile[1], le fondement et le régime du recours en contribution de l’auteur d’un dommage ayant indemnisé la victime demeurent, en l’état actuel du droit positif, largement incertains. Entièrement tourné vers l’objectif de réparation des victimes[2], le droit français de la responsabilité civile se désintéresse largement du sort des coresponsables une fois atteint l’objectif d’indemnisation de la victime. L’arrêt rendu le 18 septembre 2019 par la chambre commerciale de la Cour de cassation est donc précieux en ce qu’il apporte des précisions quant au fondement et au régime du recours en contribution du dirigeant contre la société.

En l’espèce, le dirigeant de la société Coprim avait été condamné pour complicité d’abus de biens sociaux au préjudice de la Société des lubrifiants Elf Aquitaine (la SLEA).

Après avoir été condamné à indemniser la victime, la SLEA, le dirigeant de la société Coprim avait assigné cette dernière en contribution. Cette demande avait été rejetée par un arrêt confirmatif de la cour d’appel de Versailles[3]. Le dirigeant s’était alors pourvu en cassation en soulevant trois moyens.

Premièrement, le dirigeant ayant notamment fondé son recours contre la société sur l’article 1998 du code civil relatif au contrat de mandat, il faisait grief à la cour d’appel d’avoir jugé que les relations entre une société en nom collectif et son gérant ne résultaient pas d’un contrat de mandat au sens de l’article 1984 du code civil.

Deuxièmement, le dirigeant soutenait avoir agi dans l’exercice de ses fonctions, au nom et pour le compte de la société Coprim qui avait tiré profit des faits commis, de sorte que la cour d’appel ne pouvait juger qu’il devait assumer seul les conséquences de son acte (violation de l’ancien article 1382 du code civil). Il reprochait également à la cour d’appel de ne pas avoir recherché si l’acte avait été accompli en dehors des fonctions de dirigeant, en dehors de ses pouvoirs et à des fins strictement personnelles (manque de base légale au regard de l’ancien article 1382 du code civil).

Le troisième moyen est moins intéressant et ne sera donc pas étudié ici.

La question principale soulevée par ce pourvoi se trouve au confluent du droit pénal, du droit des sociétés et de la responsabilité civile : le dirigeant auteur d’une infraction pénale intentionnelle commise au nom et pour le compte de la société peut-il, après avoir indemnisé la victime, agir en contribution contre la société ?

Après avoir jugé que « les dispositions spécifiques du code civil régissant le mandat n’ont pas vocation à s’appliquer dans les rapports entre la société et son dirigeant » (réponse au premier moyen), la chambre commerciale exclut tout recours en contribution du dirigeant auteur d’une infraction pénale intentionnelle contre sa société (réponse au second moyen). L’arrêt apporte donc des précisions quant au fondement (I) et quant au régime (II) du recours en contribution du dirigeant contre la société.

I. Fondement du recours en contribution du dirigeant contre la société

La chambre commerciale, par l’arrêt commenté, exclut expressément le contrat de mandat de droit commun comme fondement du recours personnel du dirigeant contre la société (A), mais renonce à en déterminer positivement le fondement et maintient ainsi une grande partie des incertitudes qui existent quant au fondement du recours personnel en contribution (B).

A. Exclusion des dispositions du code civil régissant le mandat

Dans le premier moyen, le demandeur au pourvoi faisait grief à l’arrêt d’avoir jugé que les relations entre une société en nom collectif et son gérant ne résultaient pas d’un contrat de mandat au sens de l’article 1984 du code civil. Selon une thèse ancienne encore défendue par une partie de la doctrine, le dirigeant serait lié à la société qu’il représente par un contrat de mandat[4]. Sont notamment avancés au soutien de cette thèse certaines similarités de régime[5] ainsi que les nombreux arrêts et dispositions légales ou réglementaires qui utilisent les termes « mandat » ou « mandataire »[6]. L’analogie est aussi souvent faite avec le président d’association que la Cour de cassation qualifie, depuis un arrêt de 1991, de « mandataire […] dont les pouvoirs sont fixés conformément aux dispositions de la convention d’association »[7].

Citant les motifs de l’arrêt d’appel, selon lesquels le dirigeant social détient un pouvoir de représentation de la société « d’origine légale », la chambre commerciale approuve la cour d’appel, au terme d’un contrôle normatif lourd, d’avoir jugé que les dispositions du code civil relatives au mandat « n’ont pas vocation à s’appliquer dans les rapports entre la société et son dirigeant ». C’est la première fois, à notre connaissance, que la Cour de cassation exclut expressément l’application du régime du contrat de mandat à la relation entre le dirigeant et la société. La chambre sociale avait même pu appliquer l’article 2007 du code civil dans le cadre d’un litige opposant un dirigeant à sa société[8] et la chambre commerciale avait pu appliquer l’article 1993 du même code dans un litige opposant un liquidateur au dirigeant d’une société liquidée[9].

L’application du régime du mandat au recours en contribution du dirigeant contre la société n’était pas inenvisageable. Il est toutefois douteux qu’une telle application eût été favorable au dirigeant en l’espèce. Devant la cour d’appel, celui-ci invoquait l’article 1998 du code civil selon lequel « le mandant est tenu d’exécuter les engagements contractés par le mandataire, conformément au pouvoir qui lui a été donné ». Or cette disposition concerne les rapports entre le mandant et les tiers et n’a donc pas vocation à régir le recours en contribution du mandataire contre le mandant. Il ne semble guère plus envisageable d’appliquer l’article 1998 pour en conclure que la société (mandant) serait tenue d’exécuter la dette de réparation qui aurait été « contractée » par le dirigeant (mandataire). En effet, la dette de réparation n’a pas été « contractée » par le dirigeant, elle découle d’une faute civile délictuelle de ce dernier, donc d’un fait juridique. Or le contrat de mandat est un outil de représentation qui se cantonne aux actes juridiques : le mandataire ne peut accomplir des faits juridiques pour le compte du mandant, cela entraînerait la requalification du mandat en contrat d’entreprise. C’est d’ailleurs une critique classiquement adressée à ceux qui qualifient le dirigeant de mandataire : l’organe social représente la personne morale dans le monde sensible, ce mécanisme de représentation conduit à imputer juridiquement à la personne morale non seulement les actes juridiques, mais aussi les faits juridiques accomplis par le dirigeant social ès qualités[10].

S’il fallait vraiment appliquer le régime du mandat au recours en contribution du dirigeant contre la société, c’est plutôt à l’article 2000 du code civil que l’on songerait. Celui-ci dispose que le mandant ne doit pas indemniser le mandataire des pertes que celui-ci a essuyées à l’occasion de sa gestion si ces pertes sont imputables à une « imprudence » du mandataire. Or le dirigeant qui engage sa responsabilité vis-à-vis d’un tiers en raison d’une faute s’est a minima montré imprudent, la faute détachable étant par définition une faute « intentionnelle d’une particulière gravité ». Ainsi, selon Philippe Le Tourneau, « lorsque la perte provient de la faute du mandataire, faute volontaire ou de négligence, peu importe, il n’a droit à aucune indemnisation. C’est l’application même de l’article 2000 du code civil, au pied de la lettre, puisqu’il réserve les cas d’imprudence du mandataire »[11].

Le recours en contribution du dirigeant contre la société n’est donc pas fondé sur un contrat de mandat de droit commun. La chambre commerciale se contente toutefois de cette affirmation – ou plutôt de cette négation – et laisse donc non résolue la question du fondement de ce recours.

B. Maintien des incertitudes quant au fondement du recours personnel

En l’espèce, les faits délictueux avaient été accomplis par le dirigeant de la société Coprim en 1990 et 1991, soit avant l’entrée en vigueur le 1er mars 1994 de l’article 121-2 du nouveau code pénal consacrant un principe de responsabilité pénale des personnes morales. La société Coprim n’avait donc pas pu être condamnée pénalement pour l’infraction commise pour son compte par son dirigeant. Cependant, les sociétés sont responsables civilement des fautes commises par leur dirigeant ès qualités. Toute faute pénale étant constitutive par nature d’une faute civile, l’infraction pénale commise en l’espèce par le dirigeant était susceptible d’engager la responsabilité civile de la société Coprim bien que la victime ait choisi d’assigner en réparation le seul dirigeant[12]. La cour d’appel de Versailles avait ainsi jugé que « s’il est exact que nonobstant l’absence de responsabilité pénale de la société Coprim Développement à la date des faits d’abus de biens sociaux, la victime de l’abus de biens sociaux aurait sans doute pu mettre en cause sa responsabilité civile au titre de la faute commise par son dirigeant ». La seconde branche du second moyen du pourvoi est donc erronée lorsqu’elle affirme que la cour d’appel a jugé que « toute infraction pénale intentionnelle commise par un dirigeant […] n’engage pas la société » : la cour d’appel s’était contentée de rejeter le recours en contribution du dirigeant contre la société coresponsable.

La Haute juridiction approuve la cour d’appel d’avoir rejeté ce recours sans prendre la peine d’en préciser le fondement. Faut-il en déduire que tout recours en contribution est dénié au dirigeant sans même qu’il soit nécessaire de déterminer son fondement et d’apprécier au cas par cas si ses conditions sont réunies ? Nous ne le pensons pas.

Le recours en contribution d’un coresponsable contre un autre était initialement fondé par la jurisprudence sur le mécanisme de la subrogation légale. La Cour de cassation a fini par reconnaître en 1977, à côté du recours subrogatoire, la possibilité d’un recours dit « personnel », car fondé sur les rapports personnels des coresponsables et non sur la créance de réparation de la victime transmise au solvens par subrogation[13]. Pour savoir sur qui doit peser la charge finale de la dette, il faut déterminer le régime applicable, ce qui implique en principe de déterminer le fondement du recours.

Le recours subrogatoire était classiquement fondé sur l’ancien article 1251, 3°, du code civil selon lequel la subrogation légale a lieu « au profit de celui qui, étant tenu avec d’autres ou pour d’autres au paiement de la dette, avait intérêt de l’acquitter »[14]. Depuis l’entrée en vigueur de la réforme du 10 février 2016, ce recours est désormais fondé sur le nouvel article 1346 du code civil.

Le fondement du recours personnel, en revanche, demeure très nébuleux en l’état actuel du droit positif. La doctrine a envisagé différents fondements : la gestion d’affaires, l’enrichissement injustifié ou encore la responsabilité civile[15]. Il semble toutefois acquis que « s’il existe un contrat entre les coresponsables l’action personnelle est nécessairement contractuelle »[16]. C’est ainsi que la Cour de cassation a jugé que le recours en contribution personnel d’un employeur (commettant) contre son salarié (préposé) est fondé sur le contrat de travail qui les unit[17].

En droit des sociétés, la détermination de la nature du recours personnel du dirigeant contre la société est rendue plus compliquée par l’existence d’un débat entre les tenants d’une conception contractuelle de la société et les tenants de la théorie institutionnelle[18]. La chambre commerciale énonce dans le présent arrêt que le pouvoir de représentation du dirigeant est « d’origine légale » et n’est pas fondé sur un contrat de mandat de droit commun. Cependant, il serait selon nous hâtif d’en déduire que le recours personnel du dirigeant contre la société a nécessairement une nature extracontractuelle. En effet, plusieurs auteurs opèrent une distinction selon le rapport envisagé : dans l’ordre interne, le dirigeant serait lié à la société par un contrat, cependant qu’il aurait la qualité de représentant légal de la société dans l’ordre externe, c’est-à-dire vis-à-vis des tiers[19]. Cette thèse n’est pas clairement rejetée par l’arrêt rendu le 18 septembre 2019. De plus, même les auteurs qui qualifient le dirigeant de mandataire social précisent souvent qu’il s’agit d’un contrat de mandat « spécial »[20], ce qui n’est donc pas incompatible avec l’exclusion des articles 1998 et suivants du code civil qui forment le droit commun du contrat de mandat. Le débat demeure donc ouvert.

À vrai dire, la qualification contractuelle ou délictuelle de la relation dirigeant-société n’est sans doute pas un préalable nécessaire à la détermination du régime du recours en contribution personnel. Certains auteurs font en effet remarquer que la distinction entre responsabilité délictuelle et responsabilité contractuelle est ici largement vaine dans la mesure où la loi fixe les conditions de la responsabilité du dirigeant pour la plupart des formes sociales et qu’il en résulte qu’il faut de facto toujours prouver une faute du dirigeant, que sa responsabilité soit contractuelle ou délictuelle[21]. Certes aucune disposition légale ne régit la responsabilité des gérants de SNC, mais la jurisprudence retient un régime similaire à celui applicable aux autres formes sociales : le gérant engage sa responsabilité envers la SNC notamment en cas de faute de gestion[22]. Or la faute pénale intentionnelle commise par le dirigeant en l’espèce est assurément constitutive d’une faute de gestion[23]. Ainsi, dans le cadre du recours personnel en contribution, le dirigeant sera considéré comme fautif que le recours soit contractuel ou délictuel.

Ces précisions quant à la nature du recours en contribution du dirigeant étant faites, il est possible de comprendre pourquoi un tel recours est exclu en l’espèce, qu’il soit subrogatoire ou personnel.

II. Régime du recours en contribution du dirigeant

Pour exclure le recours en contribution du dirigeant contre la société, la chambre commerciale commence par affirmer que « la faute pénale intentionnelle du dirigeant est par essence détachable des fonctions, peu important qu’elle ait été commise dans le cadre de celles-ci ». Ce n’est là qu’un rappel d’une jurisprudence qui semble désormais bien établie au sein de la Cour de cassation : la faute pénale intentionnelle constitue systématiquement une faute détachable sans qu’il soit nécessaire d’apprécier au cas par cas si elle répond à la définition de celle-ci[24].

La seconde partie du conclusif est, de prime abord, plus déroutante : le dirigeant auteur d’une faute détachable ne pouvait se retourner contre la société Coprim « pour lui faire supporter in fine les conséquences de cette faute qui est un acte personnel du dirigeant, que ce soit vis-à-vis des tiers ou de la société au nom de laquelle il a cru devoir agir ».

La doctrine opère parfois une distinction entre les concepts de « faute détachable » et de « faute personnelle »[25]. La faute détachable est une « faute commise intentionnellement d’une particulière gravité incompatible avec l’exercice normal des fonctions sociales »[26], mais qui est commise par le dirigeant social ès qualités de sorte qu’elle engage à la fois la responsabilité du dirigeant et celle de la société. La faute personnelle, en revanche, n’a pas été commise par le dirigeant ès qualités. Selon l’expression d’un auteur, cette faute du dirigeant « est plus que détachable : elle est détachée de ses fonctions »[27], elle n’engage donc que sa responsabilité.

En l’espèce, l’infraction pénale intentionnelle du dirigeant ayant été commise ès qualités, il s’agit d’une faute détachable, mais certainement pas d’une faute personnelle dans le sens que nous venons d’exposer. C’est la raison pour laquelle la cour d’appel de Versailles avait jugé que « la victime de l’abus de biens sociaux aurait sans doute pu mettre en cause [la] responsabilité civile [de la société] au titre de la faute commise par son dirigeant », bien qu’en l’espèce la victime ait choisi de n’assigner que le dirigeant.

La chambre commerciale confère donc ici un autre sens à l’expression « acte personnel du dirigeant » : la faute commise par le dirigeant est un « acte personnel » dans le sens où elle ne peut être imputée à la société dans le cadre d’un recours en contribution. Il en résulte que le recours en contribution du dirigeant doit être exclu si aucune faute distincte ne peut être reprochée à la société (A). A contrario, l’arrêt n’exclut pas la possibilité d’un recours du dirigeant lorsque la société a commis, par l’intermédiaire de ses autres organes sociaux, une faute distincte de celle du dirigeant (B).

A. Un recours exclu en l’absence de faute distincte de la société

Si la faute commise par le dirigeant social ès qualités peut être imputée à la personne morale dans ses rapports avec la victime, il en va différemment dans la relation dirigeant-société. Le dirigeant ne peut opposer à la société la faute qu’il a lui-même commise. Ainsi, pour espérer pouvoir agir en contribution contre la société, le dirigeant doit prouver que celle-ci a commis une faute distincte. C’est selon nous le sens de la formule selon laquelle la faute détachable du dirigeant « est un acte personnel du dirigeant, que ce soit vis-à-vis des tiers ou de la société au nom de laquelle il a cru devoir agir ». Il s’agit d’un acte personnel vis-à-vis des tiers parce que la faute détachable engage la responsabilité du dirigeant à l’égard de la victime sans que celui-ci puisse s’abriter derrière l’écran de la personne morale ; il s’agit d’un acte personnel vis-à-vis de la société parce que le dirigeant ne peut opposer sa propre faute à la société pour exercer un recours en contribution contre elle.

Cela est cohérent avec le mécanisme de la représentation tel qu’il est conçu en droit des sociétés. Dans les rapports avec les tiers, le dirigeant est investi d’un pouvoir de représentation qui s’étend aux faits juridiques, de sorte que sa faute commise ès qualités est considérée comme une faute commise par la personne morale elle-même. Dans les rapports entre la société et son dirigeant, en revanche, le mécanisme de la représentation ne joue pas : le dirigeant ne représente pas la société vis-à-vis d’elle-même, il n’y aurait de ce fait aucun sens à imputer la faute du dirigeant à la société dans le cadre du recours en contribution.

Cette solution est également cohérente avec celle qui prévaut en matière de responsabilité du commettant du fait du préposé : dans le cadre du recours en contribution, le préposé ne peut opposer sa propre faute au commettant, il doit démontrer que « le commettant [a] commis une faute personnelle, par exemple en donnant des instructions fautives, ayant conduit à la production du dommage »[28].

Ce raisonnement conduit à exclure le recours en contribution, qu’il soit subrogatoire ou personnel, lorsque le dirigeant ne peut imputer à la société aucune faute distincte de celle qu’il a lui-même commise.

Le recours subrogatoire, nous l’avons vu, était fondé antérieurement sur l’ancien article 1251, 3°, du code civil et l’est aujourd’hui sur l’article 1346 du même code. Ces dispositions ne déterminant pas comment doit se répartir la charge finale de la dette, il faut se référer à la jurisprudence développée en droit commun de la responsabilité civile. Celle-ci repose sur trois principes : un recours intégral est ouvert au coresponsable non fautif contre le coresponsable fautif ; un recours partiel est ouvert au coresponsable fautif contre un autre coresponsable fautif dans une proportion dépendant de la gravité des fautes respectives ; aucun recours n’est ouvert au coresponsable fautif contre un responsable non fautif[29].

Il faut donc déterminer qui, du dirigeant et de la société, est fautif. Ainsi que nous l’avons vu, il n’est pas possible d’imputer la faute du dirigeant à la société, car la représentation ne joue pas dans le cadre du recours en contribution. De surcroît, une telle imputation aboutirait à un résultat absurde : les deux coresponsables seraient considérés comme fautifs de sorte qu’il faudrait procéder à un partage de la charge finale de la dette en fonction de la gravité des fautes respectives ; or, la faute de la personne morale n’étant ni plus ni moins que la faute de son dirigeant qu’on lui imputerait juridiquement, il faudrait comparer la faute du dirigeant à elle-même…

Aussi, il faut considérer en l’espèce, dans le cadre du recours subrogatoire, que le dirigeant a commis une faute, mais pas la société, de sorte que la charge finale de la dette doit être supportée entièrement par le dirigeant.

Le raisonnement est sensiblement le même dans le cadre du recours personnel. Ainsi que nous l’avons vu, le dirigeant est responsable en cas de faute de gestion et l’infraction pénale commise en l’espèce par le dirigeant de la société Coprim est une faute de gestion, car contraire par nature à l’intérêt social. Le rejet du recours personnel du gérant de la SNC s’explique donc par le fait que ce dernier a commis une faute de gestion vis-à-vis de la société, cependant que cette dernière n’a commis aucune faute vis-à-vis du dirigeant.

À l’inverse, si c’était la société qui avait indemnisé la victime, celle-ci aurait eu un recours intégral contre le dirigeant. Mieux encore, la Cour de cassation juge que la société peut se retourner intégralement contre son dirigeant même lorsque sa faute est non détachable, à condition toujours de démontrer que le dirigeant a commis une faute de gestion[30]. Cela revient à faire peser la charge finale de la dette sur le dirigeant alors même que sa responsabilité ne pouvait pas être engagée vis-à-vis de la victime en raison de l’écran de la personnalité morale. Cela confirme que la répartition de la charge finale de la dette entre la société et le dirigeant s’opère sur la base d’une comparaison des fautes respectives des deux protagonistes, en précisant que dans l’ordre interne la faute du dirigeant ne peut être imputée à la personne morale et qu’une faute distincte de cette dernière doit être prouvée.

Est-ce à dire que le dirigeant doit toujours supporter la charge finale de la dette lorsqu’il commet une faute ès qualités ? Nous ne le pensons pas.

B. Un recours préservé en présence d’une faute distincte de la société

En l’espèce le dirigeant était seul fautif, dans le cadre du recours en contribution, dans la mesure où il a exercé à la fois le pouvoir de décision et le pouvoir de représentation : c’est lui qui a décidé de conclure un contrat de cession avec un tiers tout en sachant qu’il participait ainsi à un abus de biens sociaux et c’est lui qui a représenté la société Coprim pour exprimer son consentement lors de la conclusion de ce contrat.

Mais il arrive que le dirigeant se contente de représenter la société vis-à-vis des tiers pour exécuter une décision qui a été prise par un autre organe social[31]. Dans ce cas, le dirigeant est contraint dans une certaine mesure par ses fonctions qui lui imposent en principe d’exécuter la décision prise par l’organe social. Si la décision prise s’avère fautive, le dirigeant pourra engager sa responsabilité personnelle vis-à-vis des tiers pour l’avoir exécutée si les conditions de la faute détachable sont réunies, mais il devrait alors pouvoir exercer un recours en contribution contre la société[32]. En effet, la troisième chambre civile a déjà pu juger qu’aucune faute de gestion ne peut être reprochée au gérant d’une SCI qui n’avait fait qu’exécuter les décisions de l’assemblée générale[33].

Il se peut, par ailleurs, que le dirigeant engage sa responsabilité vis-à-vis des tiers alors qu’il n’a commis aucune faute détachable puisque les juridictions répressives n’appliquent pas la distinction entre faute détachable et faute non détachable : elles condamnent le dirigeant à réparer le dommage de la victime dès lors qu’il a commis une faute pénale quelconque, même non intentionnelle[34]. Les conséquences néfastes de cette divergence de jurisprudence avec les autres chambres de la Cour de cassation devraient pouvoir être atténuées en ménageant un recours en contribution au dirigeant devant les juridictions civiles chaque fois que celui-ci n’a fait qu’exécuter la décision d’un autre organe social.

Toutefois, même lorsque le dirigeant s’est contenté d’exécuter une décision prise par d’autres organes sociaux, il nous semble que tout recours en contribution contre la société devrait lui être fermé lorsque la faute est tellement grave que le dirigeant aurait dû s’abstenir d’exécuter la décision illégale[35], sur le modèle de la théorie dite des « baïonnettes intelligentes ».

En conclusion, la solution de l’arrêt du 18 septembre 2019 peut parfaitement s’expliquer sur un plan technique. Elle peut toutefois laisser insatisfait sur le plan des valeurs. En effet la cour d’appel, après avoir rappelé que la faute pénale du dirigeant est « par essence contraire à l’intérêt social et ce quel que soit l’avantage qu’a pu en retirer la personne morale », avait jugé qu’il « est en l’espèce avéré qu’in fine le groupe Coprim a effectivement tiré avantage des faits commis par M. Z pour avoir, grâce à ceux-ci, acquis 40% des droits à construire sur les terrains vendus ». Une fois la victime indemnisée, une fois le recours en contribution du dirigeant rejeté, vient l’heure de faire les comptes. Alors que le dirigeant a été condamné pénalement pour complicité d’abus de biens sociaux puis condamné civilement à réparer le dommage de la victime, la société sort indemne de toute condamnation et conserve un certain profit de l’infraction commise par son dirigeant ès qualités…


[1] A. Bénabent, Droit des obligations, 17e éd., LGDJ, 2018, no 675.

[2] Un auteur a pu parler à ce propos « d’idéologie de la réparation » (L. Cadiet, « Sur les faits et les méfaits de l’idéologie de la réparation », Le juge entre deux millénaires, Mélanges offerts à Pierre Drai, Dalloz, 2000, p. 495).

[3] Versailles, 3e ch., 22 sept. 2016, n° 14/05444.

[4] S. Asencio, « Le dirigeant de société, un mandataire “spécial” d’intérêt commun », Rev. sociétés 2000, p. 683.

[5] P. Le Cannu et B. Dondero, Droit des sociétés, 7e éd., LGDJ, 2018, n° 492.

[6] V. par ex. les art. L. 223-22 et L. 225-22-1 du code de commerce.

[7] Cass. 1re civ., 5 févr. 1991, n° 88-11.351.

[8] Cass. soc., 1 févr. 2011, n° 10-20.953.

[9] Cass. com., 15 nov. 2016, n° 15-16.070, BJS mars 2017, n° 116d1, p. 193, note A. Sotiropoulou.

[10] S. François, Le consentement de la personne morale, th. dactyl. Paris 1, 2018, n° 73.

[11] Rép. civ. Dalloz, vo « Mandat », 2017, n° 306.

[12] Il est vrai que la possibilité d’engager la responsabilité de la société en plus de celle du dirigeant en cas de faute détachable est parfois qualifiée d’incertaine en l’absence d’arrêt de principe consacrant clairement cette possibilité (M. Germain et V. Magnier, Les sociétés commerciales, 22e éd., LGDJ, 2017, n° 2317). Il n’y a toutefois aucun arrêt qui l’exclut, la doctrine semble majoritairement admettre ce cumul (V. G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Les conditions de la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2013, n° 855 ; D. Poracchia, « Remarques sur la responsabilité de la société en cas de faute du dirigeant “séparable de ses fonctions” commise à l’occasion de fonctions », Le droit des affaires à la confluence de la théorie et de la pratique, Mélanges en l’honneur du Professeur Paul Le Cannu, Dalloz, 2014, p. 377 ; C. Mangematin, La faute de fonction en droit privé, Dalloz, 2014, n° 559) et certains arrêts semblent l’admettre (V. par ex. Cass. 1re civ., 14 déc. 1999, n° 97-15.756, BJS juill. 2000, n° JBS-2000-175, p. 736, obs. A. Couret ; Cass 3e civ., 11 janv. 2012, n° 10-20.633, inédit). En cas de faute pénale, la possibilité d’un cumul des responsabilités du dirigeant et de la société est aujourd’hui consacrée par l’article 121-2, alinéa 3, du code pénal.

[13] Cass. 1re civ., 7 juin 1977, n° 76-10.143, Bull. civ. I, n° 266, p. 210 ; M. Bacache-Gibeili, Les obligations, La responsabilité civile extracontractuelle, 3e éd., Economica, 2016, n° 549 ; G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, op. cit., n° 423 et s. Comp., considérant le recours personnel comme historiquement premier et qualifiant l’arrêt de 1977 de « réaffirmation », M. Ranouil, Les recours entre coobligés, préf. P. Jourdain, IRJS Éditions, 2014, n° 122 et 176.

[14] Cass. 1re civ., 23 oct. 1984, n° 83-11.98.

[15] M. Bacache-Gibeili, op. cit., n° 549.

[16] M. Bacache-Gibeili, op. cit., n° 549. V. par ex. Cass. 3e civ., 8 févr. 2012, n° 11-11.417.

[17] Cass. 2e civ., 20 déc. 2007, n° 07-13.403, D. 2008, chron. p. 648, obs. J.-M. Sommer et Cl. Nicoletis, D. 2008, p. 1248, note J. Mouly , RCA 2008, n° 50, note H. Groutel, RTD civ. 2008, p. 315, obs. P. Jourdain.

[18] S. Asencio, op. cit., spéc. n° 2 ; P. Le Cannu et B. Dondero, op. cit., n° 476.

[19] M. Cozian, A. Viandier et F. Deboissy, Droit des sociétés, 31e éd., LexisNexis, 2018, n° 358 ; JCl. Sociétés Traité, fasc. 55-30, n° 8 et 12.

[20] V. par ex. S. Asencio, op. cit.

[21] M. Germain et V. Magnier, op. cit., n° 2316. V. par ex. l’article L. 223-22 du code de commerce à propos du gérant de la SARL.

[22] Ph. Merle et A. Fauchon, Droit commercial : sociétés commerciales, 23e éd., Dalloz, 2019, n° 173.

[23] La faute de gestion s’apprécie par rapport à l’intérêt social (M. Cozian, A. Viandier et F. Deboissy, op. cit., n° 394). Or, d’une part, le dirigeant a été condamné en l’espèce pour s’être rendu complice d’un abus de biens sociaux en utilisant les fonds de la société Coprim, d’autre part, la Cour de cassation juge que « quel que soit l’avantage à court terme qu’elle peut procurer, l’utilisation des fonds sociaux ayant pour seul objet de commettre un délit tel que la corruption est contraire à l’intérêt social en ce qu’elle expose la personne morale au risque anormal de sanctions pénales ou fiscales contre elle-même et ses dirigeants et porte atteinte à son crédit et à sa réputation » (Cass. crim., 27 oct. 1997, n° 96-83.698).

[24] Cass. com., 28 sept 2010, n° 09-66.255, Bull. Joly 2010, 976, note A. Couret, Dr. des soc. 2010, n° 225, obs. M. Rousille, Rev. soc. 2011, 97, note B. Dondero, JCP E 2011, 1000, obs. F. Deboissy et G. Wicker, RTD civ. 2010, 785, obs. P. Jourdain ; Cass. 3e civ., 10 mars 2016, n° 14-15.326, Bull. Joly 2016, 335, note S. Messaï-Bahri.

[25] D. Vidal, Droit des sociétés, 7e éd., LGDJ, 2010, n° 389.

[26] Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17.092, D. 2003, p. 2623, note B. Dondero, ibid. AJ p. 1502, obs. A. Lienhard, D. 2004, somm. p. 266, obs. Hallouin, BJS 2003, p. 786, note H. Le Nabasque, Dr. sociétés 2003, n° 148, note Monnet, Rev. sociétés 2003, p. 479, obs. J.-F. Barbièri, Dr. et patr. 11/2003, p. 91, obs. D. Poracchia, Gaz. Pal. 2004, p. 482, note J.-F. Clément.

[27] D. Vidal, op. cit., n° 389.

[28] Rép. civ. Dalloz, vo « Responsabilité du fait d’autrui », 2019, n° 149.

[29] M. Bacache-Gibeili, op. cit., n° 553.

[30] JCl. Sociétés Traité, fasc. 132-10, n° 58.

[31] À propos de cette distinction entre pouvoir de décision et pouvoir de représentation, V. Ph. Merle et A. Fauchon, op. cit., n° 117 ; S. François, op. cit., n° 39 et s.

[32] JCl. Sociétés Traité, fasc. 132-10, n° 79.

[33] Cass. 3e civ., 2 oct. 2001, n° 00-12.347, BJS févr. 2002, n° JBS-2002-055, p. 265, note F.-X. Lucas. 

[34] Cass. crim., 5 avr. 2018, n° 16-87.669.

[35] JCl. Sociétés Traité, fasc. 132-10, n° 79.

Méthodologie de la fiche d’arrêt

Une fiche d’arrêt est, comme son nom l’indique, une fiche synthétique qui résume de manière chronologique les éléments essentiels d’un arrêt : résumé des faits importants, résumé de la procédure, problématique et solution. Les étudiants en droit sont amenés à rédiger de très nombreuses fiches d’arrêt au cours de leurs cursus essentiellement pour deux raisons :

  1. Parce que la fiche, si elle est bien rédigée, permet de se remémorer le déroulement de l’affaire et l’apport de l’arrêt en quelques secondes, ce qui est pratique lorsque l’on discute de l’arrêt en TD ou pour réviser (il faut donc particulièrement soigner la rédaction de la problématique et de la solution, car s’il ne fallait retenir que deux éléments d’un arrêt, ce seraient ceux-là) ;
  2. Parce que la fiche d’arrêt sert d’ossature à l’introduction du commentaire d’arrêt.

Il serait très difficile d’énumérer exhaustivement toutes les conventions d’usage applicables à la rédaction d’une fiche d’arrêt, d’autant plus que celles-ci varient parfois d’une université à l’autre, voire d’un enseignant à l’autre. Je tenterai par conséquent dans ce billet de rappeler les principales règles, celles qui font en général consensus.

Fiche arret

Pour illustrer cette méthodologie de la fiche d’arrêt, j’utiliserai un arrêt de rejet rendu le 14 septembre 2016 par la chambre sociale de la Cour de cassation (n° 15-11.386). Les faits de cet arrêt sont suffisamment simples pour être compris par des étudiants de première année :

Sur le moyen unique :
Attendu, selon l’arrêt attaqué (Douai, 30 septembre 2014), que la société Renault applique dans ses établissements situés en Ile-de-France des barèmes de rémunération supérieurs à ceux qu’elle applique au sein de son établissement de Douai ; que dénonçant l’atteinte portée au principe de l’égalité de traitement, le syndicat Sud Renault a saisi un tribunal de grande instance ;
Attendu que le syndicat fait grief à l’arrêt de le débouter de ses demandes, alors, selon le moyen, qu’il ne peut y avoir de différence de traitement entre salariés d’établissements différents d’une même entreprise exerçant un travail égal ou d’égale valeur que si elles reposent sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler concrètement la réalité et la pertinence ; qu’en l’absence d’élément objectif tenant à l’activité ou aux conditions de travail présenté par l’employeur propre à justifier les différences de traitement observées entre les établissements d’une entreprise, ce dernier ne peut valablement justifier lesdites différences par la différence de niveaux de vie existant entre les bassins d’emploi dans lesquels sont situés ces établissements ; qu’en l’espèce, pour considérer que l’existence de barèmes de rémunération différents entre les établissements de région parisienne de la société Renault et celui de Douai était justifiée, la cour d’appel a retenu que la différence de coût de la vie entre l’environnement proche de l’usine de Douai et celui des usines franciliennes était parfaitement établie ; qu’en statuant par ce motif inopérant, la cour d’appel a violé le principe « A travail égal, salaire égal » ;
Mais attendu qu’une différence de traitement établie par engagement unilatéral ne peut être pratiquée entre des salariés relevant d’établissements différents et exerçant un travail égal ou de valeur égale, que si elle repose sur des raisons objectives, dont le juge doit contrôler la réalité et la pertinence ;
Et attendu qu’ayant constaté que la disparité du coût de la vie invoquée par l’employeur pour justifier la différence de traitement qu’il avait mise en place entre les salariés d’un établissement situé en Ile-de-France et ceux d’un établissement de Douai était établie, la cour d’appel en a exactement déduit que cette différence de traitement reposait sur une justification objective pertinente ;
D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;
PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;

Structure de la fiche d’arrêt

La fiche d’arrêt se divise en plusieurs parties : résumé des faits de l’espèce, résumé de la procédure, problématique de l’arrêt, solution de l’arrêt.

Il est d’usage de matérialiser chaque partie de la fiche en commençant un nouveau paragraphe et en écrivant le nom de cette partie au début de ce paragraphe, suivi de deux points, encore que certains enseignants pourront préférer que les parties ne soient pas matérialisées par un intitulé afin de se rapprocher de ce qui sera l’introduction du commentaire d’arrêt (la fiche d’arrêt constitue la base de l’introduction du commentaire d’arrêt).

Faits : …
Procédure : …
Problématique : …
Solution : …

Le résumé des faits

Comme son nom l’indique, il s’agit de… résumer les faits. Les faits s’entendent ici de la matière litigieuse, des données qui ont fait naître le contentieux. Il faut résumer ces faits, de préférence de manière chronologique, en s’arrêtant juste avant la saisine d’une juridiction, qui fera l’objet de la deuxième étape de la fiche. La Cour de cassation ne résume pas toujours les faits de manière chronologique, dans ce cas ce sera à l’étudiant de réorganiser la présentation des faits afin qu’elle soit faite de manière chronologique. Il est parfois possible de recopier des passages du résumé des faits tel qu’il figure dans l’arrêt de la Cour de cassation, mais il est rarement possible de le recopier intégralement : cela entraînera très probablement des problèmes de syntaxe, en plus des problèmes de chronologie précédemment évoqués. De manière générale, il est toujours préférable de reformuler, dans la mesure du possible, car si l’étudiant se contente de recopier l’arrêt, le correcteur ne sera pas en mesure de vérifier qu’il l’a compris.

Il existe deux règles essentielles pour l’énoncé des faits.

D’abord, l’étudiant doit faire un tri dans les faits pour ne garder que les éléments strictement nécessaires à la compréhension de l’arrêt et du problème de droit. Il faut veiller, cependant, à ne pas omettre certains éléments qui auraient une incidence sur le problème de droit ou sa solution, en sachant que la Cour de cassation effectue déjà une sélection très stricte dans son résumé des faits. C’est ici la capacité de l’étudiant à ne retenir que les éléments pertinents, mais tous les éléments pertinents, qui sera jugée.

Ensuite, les parties doivent être qualifiées juridiquement, trop d’étudiants l’oublient ! Cela signifie qu’il ne faut pas faire figurer dans la fiche d’arrêt les noms propres des protagonistes ou leurs versions anonymisées (M. X…, Mme Y…, etc.), mais il faut les qualifier juridiquement. On parlera ainsi de vendeur, d’acquéreur, de bailleur, de preneur, d’emprunteur, de prêteur, de promettant, de bénéficiaire, de créancier, de débiteur, de responsable, de victime, de solvens, d’accipiens, d’époux, d’épouse, de père, de mère, etc. Sauf si la partie impliquée est très connue (par exemple l’EFS) ou a une importance pour la compréhension de l’arrêt (par exemple un arrêt relatif à l’appréciation de la force majeure à l’égard de la SNCF), on ne doit pas retrouver son nom dans la fiche d’arrêt, mais seulement sa qualité. Il n’y a aucun intérêt à parler de M. X… ou de Mme Y…, car la problématique et la solution de l’arrêt ne seront pas propres à M. X… et à Mme Y…, mais s’attacheront à leurs qualités juridiques.

Naturellement, avant d’utiliser la qualification d’une partie, il faudra bien souvent introduire cette qualité. Par exemple, on n’écrira pas « une victime est blessée au cours d’un match de rugby par un responsable », mais « un joueur est blessé au cours d’un match de rugby par un membre de l’équipe adverse. La victime assigne l’auteur du dommage en responsabilité ». Pour que l’on puisse parler de victime, il faut d’abord qu’il y ait un dommage ; pour que l’on puisse parler de responsable, il faut d’abord que les conditions de sa responsabilité soient établies. Il ne faut pas inverser l’ordre logique des évènements. Une fois la partie qualifiée, on la désignera dans le reste du devoir par sa qualité juridique.

Enfin, en ce qui concerne le temps employé, il est possible d’utiliser le passé ou le présent, mais il faudra être attentif à la concordance des temps.

Pour notre arrêt de 2016, voici ce que cela donnerait :

Faits : une société applique aux salariés de ses établissements situés en Ile-de-France des rémunérations supérieures à celles appliquées aux salariés de son établissement de Douai, pour des fonctions pourtant identiques. Un syndicat estime que cela constitue une atteinte au principe de l’égalité de traitement.

La procédure

Une fois les faits énoncés, l’assignation par le demandeur doit être la suite logique des évènements. Si l’assignation a déjà été évoquée, c’est que l’étudiant a commencé à parler de la procédure dans la partie consacrée au résumé des faits. A contrario, s’il manque des éléments pour comprendre pourquoi une personne en assigne une autre, c’est probablement que le résumé des faits est incomplet.

Comme pour l’énoncé des faits, il faut ici veiller à qualifier les parties. L’étudiant sera particulièrement vigilant à la terminologie employée, notamment:

  • Les juges du premier degré rendent des jugements ;
  • La cour d’appel et la Cour de cassation rendent des arrêts ;
  • Une partie interjette appel ;
  • Une partie se pourvoit en cassation ou forme un pourvoi en cassation ;
  • La cour d’appel confirme/infirme le jugement, elle rend un arrêt confirmatif/infirmatif ;
  • La Cour de cassation casse l’arrêt ou rejette le pourvoi ;
  • Les parties à l’instance sont le demandeur/la demanderesse (et non pas la demandeuse) et le défendeur/la défenderesse (et non pas le défenseur, qui est l’avocat) ;
  • Devant la cour d’appel, les parties sont l’appelant et l’intimé ;
  • Devant la Cour de cassation, on parle de demandeur au pourvoi (et non pas de pourvoyeur) et de défendeur au pourvoi.

Il faut aussi être vigilant à l’emploi des majuscules dans le nom des institutions, il y a des règles précises, à ce sujet on pourra consulter utilement cet article. On peut citer ici les noms les plus utilisés : une cour d’appel, la cour d’appel de Paris(1), assemblée plénière de la Cour de cassation, Conseil constitutionnel, Conseil d’Etat, Tribunal des conflits, Gouvernement (si on vise l’organe de l’Etat français composé de ministres ; sans majuscule si on utilise le nom de manière générique), Assemblée nationale, Sénat, Code civil/de commerce/de la consommation, etc.

La procédure doit être décrite de manière chronologique (les exemples utilisés sont fictifs) :

  1. Assignation : « la victime assigne l’auteur du dommage en responsabilité sur le fondement de l’article 1382 du Code civil »
  2. Jugement en première instance : « les juges du premier degré rejettent la demande »
  3. Une partie interjette appel : « la victime interjette appel »
  4. Arrêt de la cour d’appel avec ses références et ses motifs : « la cour d’appel de Paris confirme le jugement dans un arrêt du 23 mars 2003, elle retient que l’auteur du dommage n’était pas doué de discernement et que sa responsabilité ne pouvait par conséquent pas être engagée sur le fondement de l’article 1382 du Code civil »
  5. Une partie se pourvoit en cassation (avec les moyens du pourvoi) : « la victime se pourvoit en cassation, elle soutient que la faculté de discernement de l’auteur du dommage n’est pas une condition nécessaire à l’engagement de sa responsabilité ». Un pourvoi se décompose en moyens, chaque moyen attaquant un chef du dispositif de l’arrêt de la cour d’appel. Par exemple, si la cour d’appel condamne solidairement deux responsables à indemniser la victime puis prévoit une répartition de la charge finale de la dette par parts viriles, le responsable qui se pourvoit en cassation pourra contester dans un premier moyen sa condamnation à indemniser la victime, puis dans un second moyen la répartition retenue pour la contribution à la dette. Enfin, chaque moyen peut se subdiviser en plusieurs branches, chaque branche correspondant à un argument attaquant le chef de dispositif critiqué par le moyen.

En pratique, il est rare que tous les éléments que l’on vient d’énumérer figurent dans l’arrêt de la Cour de cassation. En effet, les juges du quai de l’Horloge effectuent déjà un tri extrêmement sélectif. Le jugement de première instance est ainsi rarement évoqué, puisque c’est l’arrêt de la cour d’appel qui est attaqué. En outre, en principe, seuls les moyens du pourvoi rejeté sont mentionnés dans les arrêts de rejet et seuls les motifs critiqués de l’arrêt d’appel sont repris dans les arrêts de cassation. Dans ce cas, il est évident que le correcteur ne s’attendra pas à retrouver dans l’introduction des éléments que l’étudiant n’est pas en mesure de trouver dans l’arrêt.

L’étudiant veillera enfin à ne pas confondre pourvoi, arrêt de la cour d’appel et solution de la Cour de cassation. C’est une erreur bien souvent rédhibitoire qui entraînera une mauvaise compréhension de l’arrêt et donc des contresens.

Les éléments à retenir pour retranscrire la procédure étant très nombreux, voyons ce que cela donnerait en pratique avec notre arrêt de 2016 (les éléments figurants en vert entre crochets sont des commentaires ajoutés par mes soins pour expliquer chaque étape). Il ne faut pas hésiter à faire un nouveau paragraphe pour chaque étape majeure de la procédure, la fiche n’en sera que plus claire) :

Procédure : le syndicat assigne la société devant le tribunal de grande instance pour atteinte au principe de l’égalité de traitement. [Dans cet arrêt, il n’est pas précisé quel était l’objet exact de la demande du syndicat (dommages-intérêts ? annulation des barèmes de rémunération de l’établissement de Douai ?…]

Une décision est rendue en première instance puis un appel est interjeté. [Dans cet arrêt, aucune information n’est donnée quant à la décision rendue en première instance ; toutefois, puisqu’une cour d’appel a été saisie, les étudiants doivent savoir qu’une décision a nécessairement été préalablement rendue en première instance.]

La cour d’appel de Douai rejette la demande du syndicat par un arrêt rendu le 30 septembre 2014. [On a la date de l’arrêt de la cour d’appel dans cette partie de l’arrêt de la Cour de cassation : « Attendu, selon l’arrêt attaqué (Douai, 30 septembre 2014) » ; on sait que l’arrêt d’appel a rejeté la demande du syndicat dans cette autre partie de l’arrêt de la Cour de cassation : « Attendu que le syndicat fait grief à l’arrêt de le débouter de ses demandes ». Ce même passage nous indique que c’est le syndicat qui a formé un pourvoi en cassation.]

Le syndicat se pourvoit en cassation. Il soutient que la cour d’appel a violé le principe « à travail égal, salaire égal » en retenant que la différence du coût de la vie entre la ville de Douai et l’Île-de-France pouvait justifier une différence de salaire. En effet, selon le syndicat, une différence de traitement entre salariés ne peut être justifiée que par des raisons objectives liées à l’activité ou aux conditions de travail, ce qui ne serait pas le cas de la différence du coût de la vie selon la zone géographique. [On a pris soin, ici, de reformuler l’argumentation du moyen du pourvoi pour 1) montrer qu’on l’a bien comprise et 2) la résumer. Il faut, dans la mesure du possible, éviter de recopier l’arrêt.]

S’agissant en l’espèce d’un arrêt de rejet, la Cour de cassation a reproduit les moyens du pourvoi, mais pas les motifs de l’arrêt de la cour d’appel. Les motifs de l’arrêt d’appel peuvent souvent être déduits du moyen du pourvoi : la cour d’appel semble avoir jugé que « l’existence de barèmes de rémunération différents entre les établissements de région parisienne de la société Renault et celui de Douai était justifiée », car « la différence de coût de la vie entre l’environnement proche de l’usine de Douai et celui des usines franciliennes était parfaitement établie ». Il existe toutefois un risque à se fier au pourvoi pour connaître les motifs de l’arrêt d’appel : l’objectif du pourvoi est d’obtenir une cassation de l’arrêt d’appel, il peut donc arriver que l’avocat aux Conseils qui a rédigé le mémoire ampliatif ait légèrement modifié les motifs de l’arrêt d’appel pour les tourner à son avantage. Il est donc préférable, dans cette hypothèse, de ne pas se fonder sur les moyens du pourvoi pour déduire les motifs de l’arrêt d’appel.

Il était également possible, en l’espèce, de se fonder sur le conclusif de l’arrêt pour en déduire les motifs de l’arrêt d’appel. Le « conclusif » est la partie de l’arrêt dans laquelle la Cour de cassation énonce sa solution. Dans l’un des deux attendus du conclusif de l’arrêt de 2016, on peut lire qu’ « ayant constaté que la disparité du coût de la vie invoquée par l’employeur pour justifier la différence de traitement qu’il avait mise en place entre les salariés d’un établissement situé en Ile-de-France et ceux d’un établissement de Douai était établie, la cour d’appel en a exactement déduit que cette différence de traitement reposait sur une justification objective pertinente ». On peut donc en déduire que la cour d’appel a rejeté la demande au motif qu’il existe une disparité du coût de la vie entre Douai et l’Île-de-France et qu’il s’agit d’un élément objectif justifiant une différence de traitement. Certains enseignants considèrent, dans cette hypothèse, qu’il faut indiquer les motifs de l’arrêt d’appel dès le stade de la procédure dans la fiche d’arrêt. D’autres considèrent qu’il ne faut les mentionner qu’au stade de la solution de la Cour de cassation (ce que nous ferons ici).

La problématique

On connait les arguments de la cour d’appel (les motifs de son arrêt qui fondent le chef de dispositif critiqué) et/ou les arguments du demandeur au pourvoi (à travers les moyens de son pourvoi), on peut donc désormais en déduire le problème de droit qui se pose aux magistrats de la Cour de cassation.

La question de droit doit être déduite du pourvoi et/ou de l’arrêt de la cour d’appel et non pas induite de la solution de la Cour de cassation. En effet, il arrive – même si c’est relativement rare – que la Cour de cassation ne réponde pas au problème qui était soulevé par le pourvoi (dit vulgairement, elle « répond à côté de la plaque »), ou se prononce ultra petita (« au-delà de la demande », sous forme d’obiter dictum), ce qui aura alors une importance dans l’analyse de l’arrêt. Or la seule façon de détecter cet écart entre la question posée et la réponse apportée est de déduire la question du pourvoi et de l’arrêt d’appel et non pas de l’induire de la solution… Pour ne pas se tromper, l’étudiant peut se mettre à la place des magistrats de la Haute juridiction lorsque ceux-ci sont saisis du pourvoi. Il va de soi que ces derniers ne peuvent pas induire la question de droit de la solution, puisqu’ils ne pourront donner la solution qu’après avoir déterminé la question qui leur est posée…

Une fois la problématique cernée, il faut savoir comment la rédiger. Malheureusement, les règles de forme sur ce point varient sensiblement d’une matière à l’autre et d’un enseignant à l’autre. Cependant, on peut dégager quelques règles qui, à défaut de faire consensus, semblent majoritairement admises, au moins en droit privé.

Tout d’abord, comme son nom l’indique, il s’agit d’une question de droit et non pas de fait. Si les juridictions du fond jugent en droit et en fait, la Cour de cassation, elle, ne juge en principe que du droit, sa mission étant d’unifier l’application du droit sur le territoire français. La Cour de cassation n’est pas un troisième degré de juridiction, mais une cour suprême(2). Ainsi, par exemple, il importe peu à la Cour de cassation de savoir s’il existe réellement des différences de traitement entre les salariés de Douai et les salariés d’Île-de-France, c’est aux juges du fond de le dire. En revanche, la question de savoir si cette différence de traitement est légale est une question qui peut être posée à la Cour de cassation. La question doit donc être formulée en des termes les plus juridiques possibles, en s’extrayant le plus possible des éléments factuels de l’espèce. La difficulté est toutefois de bien placer le curseur entre le droit et le fait, car il peut arriver que la question juridique posée à la Cour de cassation porte sur un cas de figure très particulier, de sorte qu’il faille faire figurer des éléments factuels dans la question de droit.

Ensuite, la question doit être abstraite, c’est-à-dire qu’elle doit garder son sens une fois extraite de son contexte. Autrement dit, un juriste qui ne connait pas les faits de l’arrêt doit être en mesure de comprendre la problématique. Une problématique du type « le syndicat peut-il demander la condamnation de l’employeur à payer des dommages-intérêts ? » est donc à proscrire. Cette question n’a aucun sens une fois extraite de son contexte : de quel syndicat parle-t-on ? de quel employeur ? quel est le fondement de la demande de dommages-intérêts ?

La problématique doit être la plus concise possible, mais elle doit également être complète, suffisamment précise. Par exemple, en l’espèce, une question du type « un employeur peut-il fixer des barèmes de rémunération différents pour des salariés qui fournissent un travail identique ? » serait incorrecte. En effet, la question porte plus précisément sur la possibilité de fonder la différence de rémunération sur l’existence d’une différence du coût de la vie : cet élément doit figurer dans la problématique.

Enfin, on préfèrera une véritable question de droit, c’est-à-dire posée sous la forme interrogative directe et donc se terminant par un point d’interrogation. Il s’agit cependant de l’un des points les plus contestés, certains enseignants acceptant les problématiques posées sous la forme interrogative indirecte, voire exigeront qu’elles soient formulées de la sorte. Quoi qu’il en soit, la problématique doit être rédigée en bon français. Par conséquent, un mélange des formes interrogatives directe et indirecte est à proscrire : « la question est de savoir si une différence de traitement peut-elle être justifiée par une différence du coût de la vie ? » (la syntaxe n’est pas correcte).

Mettons encore une fois tout cela en pratique avec notre arrêt de 2016 :

Problématique : Une différence du coût de la vie peut-elle justifier l’application, par un employeur, de deux barèmes de rémunération différents aux salariés de deux établissements distincts ?

Il y a souvent plusieurs façons valables de formuler la problématique d’un arrêt. Par exemple, en l’espèce, il était possible d’adopter une question de droit un peu plus précise :

Problématique : Une différence du coût de la vie est-elle une raison objective qui peut justifier l’application, par un employeur, de deux barèmes de rémunération différents aux salariés de deux établissements distincts ?

La solution

Le problème soulevé par le pourvoi appelle logiquement une réponse de la Cour de cassation. C’est l’élément le plus important de la fiche d’arrêt, celui qu’il faut retenir lors de ses révisions (avec la problématique). Il faut donc montrer que la solution a bien été comprise.

S’il existe un attendu de principe, c’est-à-dire une règle énoncée par la Cour de cassation en des termes généraux, le mieux est de le recopier intégralement, entre guillemets. A défaut, il faudra faire un effort de généralisation pour dégager une réponse à la question de droit soulevée qui se détache des particularités de l’espèce : la question de droit doit être générale et abstraite, la réponse doit l’être également.

Une fois la solution posée en des termes généraux, il faudra préciser pourquoi l’arrêt de la cour d’appel a été cassé ou pourquoi le pourvoi a été rejeté eu égard à la solution énoncée. Autrement dit, il faut appliquer la solution générale aux faits particuliers de l’espèce pour expliquer la cassation ou le rejet. Cette étape est particulièrement importante si la réponse à la question de droit figure dans un attendu de principe que l’étudiant s’est contenté de recopier entre guillemets : c’est au moment d’expliquer comment la solution a été appliquée par la Cour de cassation au cas d’espèce que l’enseignant pourra vérifier si l’étudiant a bien compris cette solution.

Au stade de la fiche d’arrêt, on n’exige aucune analyse de fond de la solution, ce sera l’objet d’un autre exercice, le commentaire d’arrêt. En revanche, il faut mentionner toutes les informations utiles se rapportant à la solution que l’on peut dégager des seuls éléments de technique de cassation. Par exemple, si l’arrêt comporte un visa (c’est en principe jamais le cas dans les arrêts de rejet, mais cela peut-être le cas dans les arrêts de cassation), il faudra mentionner que la Cour de cassation rend sa solution au visa de tel(s) texte(s) ; si la solution est formulée dans un attendu de principe, alors il faudra l’indiquer ; si le type de contrôle effectué par la Cour de cassation peut être déduit de l’arrêt, il sera également utile de le mentionner. Pour identifier le type de contrôle opéré, on consultera l’article très complet de Jean-François Weber disponible sur le site de la Cour de cassation (ce dernier point n’est en principe pas attendu des étudiants de première année, car il nécessite une maîtrise de la technique de cassation qui implique un certain recul sur le système judiciaire français).

Enfin, il faut bien sûr indiquer si le pourvoi est rejeté ou l’arrêt de la cour d’appel cassé.

Pour notre arrêt de 2016 cela donnerait :

Solution (rejet) : la chambre sociale énonce, dans un attendu de principe, « qu’une différence de traitement établie par engagement unilatéral ne peut être pratiquée entre des salariés relevant d’établissements différents et exerçant un travail égal ou de valeur égale, que si elle repose sur des raisons objectives, dont le juge doit contrôler la réalité et la pertinence » et elle juge que la disparité du coût de la vie est une raison objective de nature à justifier une différence de traitement. Le pourvoi est donc rejeté, au terme d’un contrôle lourd, puisque la cour d’appel de Douai a constaté qu’il existait une disparité du coût de la vie entre Douai et l’Île-de-France qui justifiait la différence de traitement mise en place par l’employeur entre les salariés des établissements de ces deux zones géographiques.

Dans cet arrêt, le contrôle lourd est identifiable à l’emploi de l’expression « a exactement déduit que » dans le conclusif(3).

Illustration finale

Mettons maintenant bout à bout les différentes parties de notre fiche de l’arrêt du 14 septembre 2016 utilisé pour illustrer ce billet :

Faits : une société applique aux salariés de ses établissements situés en Ile-de-France des rémunérations supérieures à celles appliquées aux salariés de son établissement de Douai, pour des fonctions pourtant identiques. Un syndicat estime que cela constitue une atteinte au principe de l’égalité de traitement.

Procédure : le syndicat assigne la société devant le tribunal de grande instance pour atteinte au principe de l’égalité de traitement.

Une décision est rendue en première instance puis un appel est interjeté.

La cour d’appel de Douai rejette la demande du syndicat.

Le syndicat se pourvoit en cassation. Il soutient que la cour d’appel a violé le principe « à travail égal, salaire égal » en retenant que la différence du coût de la vie entre la ville de Douai et l’Île-de-France pouvait justifier une différence de salaire. En effet, selon le syndicat, une différence de traitement entre salariés ne peut être justifiée que par des raisons objectives liées à l’activité ou aux conditions de travail, ce qui ne serait pas le cas de la différence du coût de la vie selon la zone géographique.

Problématique : Une différence du coût de la vie est-elle une raison objective qui peut justifier l’application, par un employeur, de deux barèmes de rémunération différents aux salariés de deux établissements distincts ?

Solution (rejet) : la chambre sociale énonce, dans un attendu de principe, « qu’une différence de traitement établie par engagement unilatéral ne peut être pratiquée entre des salariés relevant d’établissements différents et exerçant un travail égal ou de valeur égale, que si elle repose sur des raisons objectives, dont le juge doit contrôler la réalité et la pertinence » et elle juge que la disparité du coût de la vie est une raison objective de nature à justifier une différence de traitement. Le pourvoi est donc rejeté, au terme d’un contrôle lourd, puisque la cour d’appel de Douai a constaté qu’il existait une disparité du coût de la vie entre Douai et l’Île-de-France qui justifiait la différence de traitement mise en place par l’employeur entre les salariés des établissements de ces deux zones géographiques.

Cette méthode n’a pas la prétention d’être exhaustive ou parfaite mais, appliquée, elle devrait en général garantir une bonne note. Je dis en général, parce que la méthodologie peut varier d’un enseignant à l’autre, les différences sont souvent minimes mais réservent parfois des surprises.

L’arrêt utilisé dans ce billet pour illustrer la méthode de la fiche d’arrêt est un arrêt de rejet. J’ai par ailleurs rédigé une fiche d’arrêt annotée étape par étape en prenant cette fois pour exemple un arrêt de cassation.

La fiche d’arrêt est la base de l’introduction du commentaire d’arrêt. Les étudiants intéressés peuvent consulter ma méthodologie consacrée plus spécifiquement à l’introduction du commentaire d’arrêt.

Notes de bas de page :
  1. Ce point est discuté, certains auteurs considèrent qu’il n’existe qu’une seule cour d’appel de Paris en France et qu’il s’agit donc d’une institution unique qui doit prendre une majuscule. Il me semble que les typographes considèrent majoritairement que seules les institutions qui ont une portée nationale doivent prendre une majuscule, ce qui n’est pas le cas des cours d’appel. On ne mettra donc jamais de majuscule à « cour d’appel », c’est cet usage typographique qui est notamment retenu par l’éditeur Dalloz et par la Cour de cassation pour la rédaction de ses arrêts. []
  2. Encore que la qualification de « cour suprême » soit discutée. []
  3. V. l’article de Jean-François Weber précité. []

La réforme du droit des contrats, source d’inspiration des revirements de la jurisprudence ancienne

Obs. sous Cass. soc., 21 sept. 2017, n° 16-20.103 et 16-20.104 (2 espèces) :

Ces deux arrêts rendus le 21 septembre 2017 par la chambre sociale seront, à n’en pas douter, abondamment commentés dans les jours et mois qui viennent. Daniel Mainguy a déjà formulé à leur propos quelques observations sous l’angle de l’entrée en vigueur immédiate de l’ordonnance de réforme du droit des contrats du 10 février 2016(1).

Les faits étaient fortement similaires dans les deux espèces. Un club de rugby avait formulé une « offre de contrat de travail » à un joueur international puis, quelques mois plus tard, avait indiqué par mail à l’agent du joueur « ne pas pouvoir donner suite aux contacts noués avec ce dernier ». Quelques jours après l’envoi de ce mail, la « promesse d’embauche » signée avait été retournée au club. Le joueur a saisi la juridiction prud’homale afin d’obtenir le paiement de sommes au titre de la rupture du contrat de travail. Il soutenait en effet que la « promesse d’embauche » valait contrat de travail. Plusieurs questions se posaient donc dans ces deux espèces. Premièrement, « l’offre de contrat de travail » doit-elle être qualifiée juridiquement d’offre, ou de promesse unilatérale de contrat ? Deuxièmement, quels sont les effets juridiques de cette offre ou de cette promesse unilatérale de contrat, notamment en ce qui concerne le régime de sa rétractation ?

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Des éléments de réponse à ces questions figurent dans l’ordonnance du 10 février 2016, mais celle-ci n’était a priori pas applicable à ces deux espèces dont les faits s’étaient déroulés en 2012. Rappelons en effet que cette ordonnance énonce, à son article 9, la disposition transitoire suivante  :

Les dispositions de la présente ordonnance entreront en vigueur le 1er octobre 2016.
Les contrats conclus avant cette date demeurent soumis à la loi ancienne.
Toutefois, les dispositions des troisième et quatrième alinéas de l’article 1123 et celles des articles 1158 et 1183 sont applicables dès l’entrée en vigueur de la présente ordonnance.
Lorsqu’une instance a été introduite avant l’entrée en vigueur de la présente ordonnance, l’action est poursuivie et jugée conformément à la loi ancienne. Cette loi s’applique également en appel et en cassation.

Autrement dit, le principe de survie de la loi ancienne pour les contrats conclus avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, proposé par Roubier puis consacré en substance par la jurisprudence, est rappelé par les alinéas 2 et 4 de l’article. C’est pourquoi l’attendu de principe figurant dans les deux arrêts rendus hier interpelle :

Vu les articles 1134 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause, et L. 1221-1 du code du travail ;

Attendu que l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, conduit à apprécier différemment, dans les relations de travail, la portée des offres et promesses de contrat de travail ;

Attendu que l’acte par lequel un employeur propose un engagement précisant l’emploi, la rémunération et la date d’entrée en fonction et exprime la volonté de son auteur d’être lié en cas d’acceptation, constitue une offre de contrat de travail, qui peut être librement rétractée tant qu’elle n’est pas parvenue à son destinataire ; que la rétractation de l’offre avant l’expiration du délai fixé par son auteur ou, à défaut, l’issue d’un délai raisonnable, fait obstacle à la conclusion du contrat de travail et engage la responsabilité extra-contractuelle de son auteur ;

Attendu, en revanche, que la promesse unilatérale de contrat de travail est le contrat par lequel une partie, le promettant, accorde à l’autre, le bénéficiaire, le droit d’opter pour la conclusion d’un contrat de travail, dont l’emploi, la rémunération et la date d’entrée en fonction sont déterminés, et pour la formation duquel ne manque que le consentement du bénéficiaire ; que la révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat de travail promis ;

La chambre sociale reprend quasiment mot pour mot des portions des nouveaux articles 1116 et 1124 du Code civil relatifs respectivement à l’offre et à la promesse unilatérale de contrat. Le deuxième de ces articles brise la jurisprudence Consorts Cruz qui conférait une pleine efficacité à la rétractation irrégulière d’une promesse unilatérale de contrat opérée avant la levée de l’option par le bénéficiaire(2). Déjà, par un arrêt très commenté du 24 février 2017, la chambre mixte avait repris mot pour mot, sans le citer, le nouvel article 1179 du Code civil qui fixe les critères de distinction entre la nullité relative et la nullité absolue(3). L’arrêt concernait la nature de la nullité d’un mandat immobilier pour vice de forme et, déjà, la chambre mixte avait jugé que « l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, conduit à apprécier différemment l’objectif poursuivi par les dispositions relatives aux prescriptions formelles que doit respecter le mandat, lesquelles visent la seule protection du mandant dans ses rapports avec le mandataire ».

Pour Daniel Mainguy, il faut voir dans ces arrêts une « application immédiate des normes nouvelles d’ordre public ». Ainsi, l’exigence de survie de la loi ancienne exprimée à l’article 9 de l’ordonnance « en tant qu’elle concerne des dispositions d’ordre public (y compris donc au stade de la formation du contrat) est balayée par la Cour de cassation ».

Interpréter ces arrêts sous l’angle de l’application de la loi dans le temps conduit à des solutions qui paraissent fortement hétérodoxes

La Cour de cassation admettait déjà avant l’ordonnance de 2016 une dérogation au principe de survie de la loi ancienne en matière contractuelle en faveur des dispositions légales nouvelles « qui répondent à des considérations d’ordre public particulièrement impérieuses »(4). Interpréter ces trois arrêts de 2017 sous l’angle de l’application de la loi dans le temps conduit toutefois à des solutions qui paraissent fortement hétérodoxes à au moins trois égards. Premièrement, il semble surprenant de considérer que le critère de qualification des nullités relative et absolue, les définitions de l’offre et de la promesse unilatérale de contracter et leurs régimes respectifs répondent à « des considérations d’ordre public particulièrement impérieuses »(5). Deuxièmement, si on enseigne traditionnellement que le caractère d’ordre public d’une disposition légale nouvelle peut la rendre applicable immédiatement aux effets juridiques futurs des situations contractuelles en cours, la Cour de cassation n’a jamais, à notre connaissance, appliqué une disposition nouvelle pour déterminer les conditions de validité d’un contrat conclu avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle(6). Cela reviendrait non pas à rendre immédiatement applicable aux contrats en cours la disposition nouvelle, mais à conférer à cette dernière un effet rétroactif, ce qui serait bien plus attentatoire à la sécurité juridique. Troisièmement, une partie de la doctrine considère que l’article 9, alinéas 2 et 4, de l’ordonnance a précisément pour finalité d’écarter l’exception jurisprudentielle qui confère une applicabilité immédiate aux dispositions nouvelles d’ordre public(7).

Une lecture des arrêts qui ne conduit pas à conférer un effet rétroactif aux dispositions de l’ordonnance semble possible

Une lecture des arrêts du 24 février et du 21 septembre 2017 qui ne conduit pas à conférer un effet rétroactif aux dispositions de l’ordonnance nous semble possible. Les questions traitées par la Cour de cassation dans ces arrêts ne faisaient l’objet, avant l’ordonnance du 10 février 2016, d’aucune disposition légale. Le critère de distinction des nullités relative et absolue et le régime de l’offre et de la promesse unilatérale de contracter, en raison du silence du Code de 1804, sont de pures créations prétoriennes. Dès lors, on n’est pas dans une hypothèse classique dans laquelle deux dispositions légales précises, tranchant un même problème de droit de deux façons différentes, se succèdent dans le temps. La configuration est, dans les trois arrêts de 2017, légèrement différente : des dispositions légales nouvelles remplacent un régime jurisprudentiel qui n’était pas toujours univoque, en consacrant une partie des solutions anciennes et en innovant sur d’autres points. Il n’est pas aisé d’identifier avec précision les solutions consacrées par l’ordonnance et les points sur lesquels elle innove dès lors que la jurisprudence antérieure n’était pas toujours claire. Par exemple, la question de la sanction irrégulière d’une offre par le pollicitant était discutée(8).

Il est dès lors possible de considérer que la Cour de cassation ne confère pas à strictement parler une portée rétroactive (ou une applicabilité immédiate) à certaines dispositions de l’ordonnance de 2016, mais qu’elle se contente d’effectuer des revirements sur sa jurisprudence applicable aux contrats conclus avant l’entrée en vigueur de cette ordonnance. En retenant une telle analyse, les trois arrêts précités n’apparaissent pas si étonnants que cela. En effet, la Cour de cassation fait évoluer ses jurisprudences en permanence en prenant en compte diverses sources d’inspiration, ce que l’on nomme parfois les « motifs des motifs(9) », notamment les propositions doctrinales, les projets de réforme et parfois même la jurisprudence d’autres chambres ou d’autres juridictions, comme celle du Conseil d’Etat.

Le nouvel article 1179 du Code civil, que la chambre mixte reprend mot pour mot sans le citer dans son arrêt du 24 février 2017, ne fait que consacrer la jurisprudence antérieure. La nature de l’intérêt protégé n’a pas été érigée en critère de distinction des nullités relative et absolue du jour au lendemain par la Cour de cassation. C’est le fruit d’une lente évolution du paradigme que l’on doit en grande partie à la doctrine. Notamment grâce à l’oeuvre de Japiot, la théorie dite moderne des nullités s’est progressivement imposée en lieu et place de la théorie classique qui concevait l’acte juridique comme un organisme vivant et la nullité comme une maladie l’affectant(10). Avant l’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016, il semblait acquis que la jurisprudence avait globalement assimilé la théorie moderne des nullités et le critère de distinction entre intérêt privé et intérêt général. Pour autant, il serait caricatural de prétendre que le problème était définitivement réglé. Ce critère de qualification, on le sait, pose de très importantes difficultés d’application et est critiqué par de nombreux auteurs dont certains proposent des alternatives(11). La jurisprudence sur cette question était donc déjà en constante évolution avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance de 2016 et il n’était pas rare que les hauts magistrats s’inspirent, pour faire évoluer leur jurisprudence, de telle ou telle proposition doctrinale, ou même des arrêts pris par d’autres chambres que la leur.

La question de la nature de la nullité pour absence de cause est topique (anc. art. 1131 du Code civil). Initialement, on voyait dans le contrat dépourvu de cause un contrat qui, atteint structurellement, était mort-né. Un contrat doit avoir une cause ; un contrat sans cause ne peut pas survivre ; la nullité était donc absolue. Au fur et à mesure que la théorie moderne gagnait du terrain dans la jurisprudence de la Cour de cassation, cette solution devenait de plus en plus critiquée par une partie de la doctrine. L’argument avancé était en substance le suivant : l’absence de cause est ni plus ni moins qu’une forme de lésion poussée à l’extrême ; or un contrat lésionnaire ne porte atteinte qu’à un intérêt privé, celui de la partie victime de la lésion ; la nullité doit donc être relative. La Cour de cassation s’est difficilement laissée convaincre par cette interprétation, le revirement de jurisprudence s’est opéré par vagues successives, chambre par chambre. D’abord la première chambre civile, puis la troisième chambre civile et enfin la chambre commerciale(12). Cette dernière, bien après le revirement opéré par la première chambre civile, continuait à qualifier d’absolue la nullité pour absence de cause. Ce n’est que par un arrêt de 2016 que la chambre commerciale a aligné sa position sur celle des autres chambres. L’intérêt de ce revirement de jurisprudence réside dans la motivation développée retenue par la chambre commerciale. De façon particulièrement inhabituelle à l’époque, la chambre commerciale a expressément constaté la divergence de jurisprudences entre les chambres puis a officialisé son ralliement à la position des autres chambres :

Attendu que la Cour de cassation jugeait depuis longtemps que la vente consentie à vil prix était nulle de nullité absolue (1re Civ., 24 mars 1993, n° 90-21.462) ; que la solution était affirmée en ces termes par la chambre commerciale, financière et économique : « la vente consentie sans prix sérieux est affectée d’une nullité qui, étant fondée sur l’absence d’un élément essentiel de ce contrat, est une nullité absolue soumise à la prescription trentenaire de droit commun » (Com., 23 octobre 2007, n° 06-13.979, Bull. n° 226) ;

Attendu que cette solution a toutefois été abandonnée par la troisième chambre civile de cette Cour, qui a récemment jugé « qu’un contrat de vente conclu pour un prix dérisoire ou vil est nul pour absence de cause et que cette nullité, fondée sur l’intérêt privé du vendeur, est une nullité relative soumise au délai de prescription de cinq ans » (3e Civ., 24 octobre 2012, n° 11-21.980) ; que pour sa part, la première chambre civile énonce que la nullité d’un contrat pour défaut de cause, protectrice du seul intérêt particulier de l’un des cocontractants, est une nullité relative (1re Civ., 29 septembre 2004, n° 03-10.766, Bull. n° 216) ;

Attendu qu’il y a lieu d’adopter la même position ; qu’en effet, c’est non pas en fonction de l’existence ou de l’absence d’un élément essentiel du contrat au jour de sa formation, mais au regard de la nature de l’intérêt, privé ou général, protégé par la règle transgressée qu’il convient de déterminer le régime de nullité applicable ;

La logique des revirements opérés par les trois arrêts de 2017 n’est guère différente. Simplement, au lieu de puiser leur inspiration dans la jurisprudence d’une autre chambre, les hauts magistrats s’inspirent des dispositions de l’ordonnance du 10 février 2016 pour faire évoluer leur jurisprudence régissant les contrats conclus avant le 1er octobre 2016. Cela ne conduit pas, du moins formellement, à conférer une portée rétroactive aux dispositions de l’ordonnance. C’est le revirement de jurisprudence qui est rétroactif.

Ainsi, dans un arrêt du 3 mai de 2009, la chambre commerciale a jugé que « les dispositions de la loi du 15 mai 2001 modifiant l’article L. 441-6 du code de commerce, qui répondent à des considérations d’ordre public particulièrement impérieuses, sont applicables, dès la date d’entrée en vigueur de ce texte, aux contrats en cours ». Une applicabilité immédiate aux effets futurs des contrats en cours est expressément reconnue au nouvel article L. 441-6 du Code de commerce. Dans les trois arrêts de 2017 étudiés, aucune portée rétroactive n’est expressément reconnue aux dispositions de l’ordonnance. Sur un plan formel, l’ordonnance est simplement présentée comme une source d’inspiration du revirement de jurisprudence, tout comme la jurisprudence des autres chambres était présentée comme une source d’inspiration lorsque la chambre commerciale a opéré un revirement de jurisprudence en 2016 sur la question de la nullité pour absence de cause.

Dans l’arrêt du 24 février 2017, on peut lire que « l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, conduit à apprécier différemment l’objectif poursuivi par les dispositions relatives aux prescriptions formelles que doit respecter le mandat ». La note explicative qui accompagne l’arrêt est encore plus claire. Il n’y est aucunement question de rétroactivité ou d’application immédiate de la loi nouvelle. Il est seulement question de « revirement de jurisprudence ». Ainsi, selon Dimitri Houtcieff, « la démarche poursuivie depuis quelque temps par la cour régulatrice – notamment par sa chambre commerciale – est ici clairement affirmée : il s’agit de vivifier les dispositions du Code Napoléon, qui demeurent applicables aux contrats conclus avant le 1er octobre 2016, par une interprétation inspirée du droit nouveau. […] Aussi, tout en admettant conformément à l’ordonnance que les dispositions nouvelles ne s’appliquent pas aux conventions qui sont antérieures à son entrée en vigueur, la cour régulatrice interprète la loi ancienne en s’appuyant sur « l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ». Plutôt qu’elle ne remet en cause les principes ordinaires de l’application de la loi dans le temps, la Cour de cassation s’ouvre en quelque sorte, par la voie de l’interprétation, à « l’anticipation de la loi dans le temps ». Elle tente ainsi de parvenir à une certaine harmonie des solutions, assurant ce faisant – il est vrai au prix de revirements le cas échéant – une certaine égalité des contractants face à la division chronologique du droit des contrats. La clarté de la motivation enrichie n’en est que plus appréciable(13) ». Nous avions nous-même anticipé cet alignement partiel de la jurisprudence antérieure sur le droit nouveau(14). Ce n’est sans doute pas la première fois que la Cour de cassation modifie sa jurisprudence antérieure à la lumière d’une loi nouvelle non rétroactive. Ce qui surprend, c’est que la Cour de cassation opère cet alignement non pas subrepticement, comme elle en avait l’habitude, mais en expliquant expressément dans les motifs de l’arrêt qu’elle modifie sa jurisprudence antérieure en s’inspirant des dispositions nouvelles de l’ordonnance. Il s’agit là de l’une des conséquences de la nouvelle méthode de rédaction des arrêts de la Cour de cassation qui adopte une motivation légèrement plus développée(15).

La référence à l’ordonnance de 2016 était au demeurant, dans cet arrêt, parfaitement superfétatoire dans la mesure où la Cour de cassation reconnaît elle-même, dans sa note explicative, que « l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations a consacré la distinction jurisprudentielle entre nullité absolue et nullité relative fondée sur la nature de l’intérêt protégé, en énonçant que la nullité est absolue lorsque la règle violée a pour objet la sauvegarde de l’intérêt général, elle est relative lorsque la règle violée a pour seul objet la sauvegarde d’un intérêt privé (article 1179 nouveau du code civil) ». La chambre mixte opère donc un revirement de jurisprudence en s’inspirant d’une disposition nouvelle… qui consacre sa propre jurisprudence ! Le serpent se mord la queue !

Les arrêts de la chambre sociale interviennent sur une question qui faisait l’objet d’une divergence de jurisprudences

Les arrêts de la chambre sociale du 21 septembre 2017 sont encore plus intéressants dans la mesure où ils interviennent sur une question de droit qui faisait l’objet d’une divergence de jurisprudences avec les autres chambres. Les chambres civiles et commerciale ont toujours distingué clairement l’offre de contracter, acte juridique unilatéral, de la promesse unilatérale de contracter, avant-contrat constitutif d’un véritable contrat. En outre, au moins depuis l’arrêt Consorts Cruz de 1993, ces chambres considèrent que la rétractation irrégulière d’une promesse unilatérale de contracter avant la levée de l’option par le bénéficiaire empêche la formation du contrat promis. La jurisprudence de la chambre sociale s’opposait radicalement à ces solutions, puisque le simple fait, pour l’employeur, de proposer à une personne déterminée un emploi et une date d’entrée en fonction était analysé en une promesse d’embauche qui valait contrat de travail(16). Autrement dit, ce qui s’apparentait selon les critères des chambres civiles et commerciale à un simple acte unilatéral était analysé par la chambre sociale en un contrat de travail. Cette solution était à la fois dérogatoire aux définitions de l’offre et de la promesse unilatérale de contracter retenues par les autres chambres et à la jurisprudence Consorts Cruz qui reconnaissait au promettant la possibilité de rétracter efficacement sa promesse avant la levée de l’option, simplement en engageant sa responsabilité civile.

Ainsi, il nous semble que le revirement opéré par la chambre sociale découle d’un double constat opéré par les magistrats de cette chambre. D’une part, il existait une divergence de jurisprudences avec les autres chambres et la chambre sociale était en position minoritaire. D’autre part, le législateur a clairement tranché, par l’ordonnance du 10 février 2016, en faveur de la jurisprudence des autres chambres, sauf en ce qui concerne la sanction de la rétractation irrégulière de la promesse unilatérale de contracter. C’est ce double constat qui motive le revirement de jurisprudence, comme semble le confirmer la note explicative qui accompagne les deux arrêts du 21 septembre 2017 :

« Suivant une méthode adoptée par la Chambre mixte (Ch. mixte, 24 février 2017, n° 15-20.411, publié au Bulletin) la chambre sociale a choisi de réexaminer sa jurisprudence au regard de l’évolution du droit résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, et, en conséquence, d’apprécier différemment la portée des offres et promesses de contrat de travail, même si cette ordonnance n’était pas applicable aux faits de l’espèce. […]

La chambre sociale a pris acte des choix opérés pour l’avenir par le législateur avec l’ordonnance du 10 février 2016 ainsi que de la jurisprudence des autres chambres civiles de la Cour de cassation pour modifier sa jurisprudence en précisant les définitions respectives de l’offre et de la promesse unilatérale de contrat de travail ».

La chambre sociale, par ces deux arrêts, aligne donc sa jurisprudence sur celle des autres chambres en cessant de considérer qu’un simple acte unilatéral de l’employeur puisse être qualifié de promesse d’embauche valant contrat de travail.

Il nous semble audacieux d’affirmer, à ce stade, que ces arrêts opèrent un abandon de la jurisprudence Consorts Cruz

Pour conclure, il nous semble que ces arrêts conduisent de facto à conférer une certaine portée rétroactive aux dispositions de l’ordonnance, mais cette rétroactivité nous semble indirecte et découler de revirements de jurisprudence. Même si le résultat est le même, il existe une différence entre l’analyse de ces arrêts en termes d’application immédiate ou rétroactive de la loi nouvelle et l’analyse en termes de revirements de jurisprudence. Alors que la rétroactivité (ou l’application immédiate) des dispositions nouvelles de l’ordonnance pourrait être guidée par un critère formel, celui des « considérations impérieuses d’ordre public », les revirements de jurisprudence demeurent fondamentalement discrétionnaires(17) et peuvent être motivés (dans le sens « motifs des motifs ») par une multitude de facteurs qu’il est probablement vain de chercher à systématiser. La Cour de cassation décide aujourd’hui d’aligner sa jurisprudence antérieure sur les nouveaux articles 1116, 1124 et 1179 du Code civil. Quelles autres dispositions de l’ordonnance influeront demain la jurisprudence ancienne de la Cour de cassation ? Une telle question nous semble relever, en l’état actuel des choses, de l’art divinatoire. Il nous semble même audacieux d’affirmer, à ce stade, que les deux arrêts du 21 septembre 2017 opèrent un abandon de la jurisprudence Consorts Cruz pour les promesses unilatérales de contracter conclues avant le 1er octobre 2016. En effet, comme nous l’avons vu, la chambre sociale ne suivait déjà pas cette jurisprudence avant l’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016. Les deux arrêts du 21 septembre 2017 ne modifient donc pas, sur ce point, la jurisprudence de la chambre sociale et ne sont pas nécessairement représentatifs de la position des autres chambres.

Notes de bas de page :
  1. D. Mainguy, « Nouvelle (et considérable) avancée de l’entrée en vigueur immédiate de la réforme des contrats », 21 sept. 2017, http://www.daniel-mainguy.fr/2017/09/nouvelle-et-considerable-avancee-de-l-entree-en-vigueur-imediate-de-la-reforme-des-contrats.html [consulté le 22/09/2017]. []
  2. Civ. 3e, 15 déc. 1993, n° 91 10.199, Bull. civ. III, n° 174, p. 115 ; D. 1994, p. 507, note F. Benac-Schmidt ; ibid. somm. p. 230, obs. O. Tournafond ; D. 1995, somm. p. 88, obs. L. Aynès ; JCP G 1995, II 22366, note D. Mazeaud ; Defrénois 1994, art. 35845, note Ph. Delebecque ; RTD civ. 1994, p. 588, obs. J. Mestre ; V. notre présentation de l’article 1124, alinéa 2 : C. François, « Présentation des articles 1123 à 1124 de la nouvelle sous-section 3 “Le pacte de préférence et la promesse unilatérale” », La réforme du droit des contrats présentée par l’IEJ de Paris 1, https:/​/​iej.univ-paris1.fr/​openaccess/​reforme-contrats/​titre3/​stitre1/​chap2/​sect1/​ssect3-pacte-preference-promesse/​ [consulté le 22/09/2017]. []
  3. Ch. mixte, 24 févr. 2017, n° 15-20.411 ; D. 2017, p. 793, note B. Fauvarque-Cosson ; ibid., p. 1149, obs. N. Damas ; AJ Contrat 2017, p. 175, obs. D. Houtcieff ; RTD civ. 2017, p. 377, obs. H. Barbier. []
  4. Com. 3 mars 2009, n° 07-16.527, D. 2009, p. 725, obs. E. Chevrier, et 2888, obs. D. Ferrier ; Gaz. Pal. 25 juill. 2009, p. 11, note L. Mordefroy ; CCC 2009, comm. 156, obs. L. Leveneur. []
  5. V. B. Fauvarque-Cossin, « Première influence de la réforme du droit des contrats », D. 2017, p. 793. Pour l’auteur, le nouvel article 1179 du Code civil ne répond pas à des considérations d’ordre public particulièrement impérieuses. []
  6. JCl Civil Code, v° « Synthèse – Application de la loi et de la jurisprudence dans le temps » par S. Gaudemet, 13 janv. 2017, n° 12 et 19. []
  7. O. Deshayes, Th. Genicon et Y.‑M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, LexisNexis, 2016, p. 19 et 20 ; nous avons nous-même émis cette hypothèse : C. François, « Application dans le temps et incidence sur la jurisprudence antérieure de l’ordonnance de réforme du droit des contrats », D. 2016, p. 506 et s., spéc. p. 507. []
  8. C. François, op. cit., spéc. p. 508 et 509. []
  9. P. Deumier, « Les « motifs des motifs » des arrêts de la Cour de cassation », Mélanges en l’honneur de Jean-François Burgelin, Dalloz, 2008, p. 125. []
  10. R. Japiot, Des nullités en matière d’actes juridiques, Essai d’une théorie nouvelle, thèse Dijon, Arthur Rousseau, 1909, p. 531 et s. L’attribution à Japiot de la paternité de la summa divisio entre l’intérêt privé et l’intérêt général, aussi classique soit-elle, est considérée par certains comme caricaturale et largement erronée (V. par ex. A. Posez, « La théorie des nullités », RTD civ. 2011, p. 647 : l’auteur parle de « mystification » ; G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, 1re éd., Dalloz, 2016, p. 393, no 472). []
  11. V. par ex. l’article précité d’Alexis Posez. []
  12. Com., 22 mars 2016, n° 14‑14.218, à paraître ; D. 2016, p. 1037, obs. S. Tréard ; RTD civ. 2016, p. 343, obs. H. Barbier ; RTD com. 2016, p. 317, obs. B. Bouloc ; Civ. 3e, 24 oct. 2012, no 11‑21.980, AJDI 2013, p. 540, obs. S. Porcheron ; Civ. 1re, 29 sept. 2004, no 03‑10.766, Bull. civ. I, no 216, p. 181 ; AJ fam. 2004, p. 458, obs. F. Bicheron. []
  13. D. Houtcieff, « Par la loi, mais au-delà de la loi », AJ contrat 2017, p. 175. []
  14. C. François, op. cit., spéc. p. 508 et s. ; billet du 11 février 2016, « L’application dans le temps de la réforme du droit des obligations« . []
  15. Cette évolution n’est plus une surprise, le premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, en fait régulièrement la promotion. V. par ex. son discours du 14 septembre 2015, https://www.courdecassation.fr/cour_cassation_1/reforme_cour_7109/travaux_commission_8180/motivation_arrets_7856/cour_cassation_32510.html : « La Cour est ainsi logiquement soumise à une demande de motivation plus développée des arrêts et des avis qu’elle rend. Beaucoup attendent d’elle en particulier qu’elle explicite la part du raisonnement proprement juridique entrant dans la décision et celle des données techniques, économiques et sociales qui l’ont déterminée […] ». []
  16. S. François, « Promesse de vente et promesse d’embauche, Regards croisés sur le sort réservé aux promesses de contrat par la jurisprudence », JCP G 2012, doctr. 529 ; Soc., 25 nov. 2015, n° 14-19.068, inédit. V. aussi la note explicative publiée en même temps que les deux arrêts du 21 septembre 2017 : « La chambre sociale jugeait de façon constante que la “promesse” d’embauche précisant l’emploi proposé et la date d’entrée en fonction valait contrat de travail (Soc., 15 décembre 2010, n° 08-42.951, Bull. V, n° 296 ; Soc., 12 juin 2014, pourvoi n° 13-14.258, Bull. 2014, V, n° 138). Cette solution, qui ne s’attachait qu’au contenu de la promesse d’embauche, était certes protectrice du salarié, mais présentait quelques difficultés en ce qu’elle ne prenait pas en compte la manifestation du consentement du salarié pour s’attacher exclusivement au contenu de l’acte émanant de l’employeur. Ainsi, un acte unilatéral emportait les effets d’un contrat synallagmatique. » []
  17. Dans la limite de l’atteinte aux droits et libertés fondamentaux qui pourrait être sanctionnée par la Cour européenne des droits de l’homme. []