Abandon de la jurisprudence Cruz par la troisième chambre civile : révolution tardive à la Cour de cassation

Obs. sous Cass. 3e civ., 23 juin 2021, n° 20-17.554.

Près de trente ans après son arrêt Consorts Cruz(1), alors que le législateur avait brisé cette jurisprudence pour l’avenir seulement, la Cour de cassation vient d’achever un revirement de jurisprudence pour le passé qui s’est opéré en deux temps.

Tout avait commencé par ce célèbre arrêt du 15 décembre 1993, qui avait provoqué l’ire d’une très grande partie de la doctrine contractualiste. En l’espèce, une personne avait consenti à deux époux une promesse unilatérale de vente ayant pour objet un immeuble, puis s’était rétractée. Les bénéficiaires avaient néanmoins levé l’option postérieurement à la rétractation, puis avaient assigné la promettante en réalisation forcée de la vente. Ils furent déboutés de leur action et la Cour de cassation rejeta leur pourvoi au terme d’un conclusif qui fut abondamment commenté : « tant que les bénéficiaires n’avaient pas déclaré acquérir, l’obligation de la promettante ne constituait qu’une obligation de faire et que la levée d’option, postérieure à la rétractation de la promettante, excluait toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acquérir« . Cet arrêt et ceux, nombreux, qui l’ont ensuite confirmé, ont suscité de nombreux discours eschatologiques de la part d’une doctrine quasi-unanime : « désormais, les conventions, plus précisément les contrats, tiennent lieu de loi à ceux qui les respectent »(2) ; « colonne du temple contractuel, l’article 1134, alinéa premier du code civil vient de subir (…) un coup de boutoir propre à le faire vaciller »(3). Quelques auteurs ont tout de même pu faire valoir des points de vue différents, permettant de relativiser un peu ce concert de critiques qui pouvait paraître unanime(4).

La suite, on la connait : contre vents et marées, malgré quelques évolutions mineures de sa jurisprudence, la Cour de cassation a toujours maintenu le principe de l’efficacité de la rétractation irrégulière des promesses unilatérales de contrat.

Le législateur, à l’occasion de l’ordonnance de réforme du droit des contrats du 10 février 2016, a brisé cette jurisprudence, mais uniquement pour l’avenir. Le nouvel article 1124, alinéa 2, du Code civil, dispose ainsi que « la révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat promis« . L’article 9, alinéas 1 et 2, de l’ordonnance dispose que « les dispositions de la présente ordonnance entreront en vigueur le 1er octobre 2016 » et que « les contrats conclus avant cette date demeurent soumis à la loi ancienne« . La jurisprudence Consorts Cruz était donc maintenue pour les promesses unilatérales conclues avant le 1er octobre 2016 : elle survivait, mais temporairement, condamnée à disparaître progressivement, inexorablement.

Alors que la doctrine majoritaire semblait globalement se contenter de cette « victoire » pour l’avenir et que la Cour de cassation s’y était résignée, refusant de transmettre une QPC ayant pour objet le nouvel article 1124, alinéa 2, du Code civil(5), la Cour opère un revirement de sa jurisprudence applicable aux promesses conclues avant le 1er octobre 2016.

Ce revirement s’est opéré en deux temps.

Premier temps, la chambre sociale, par deux arrêts du 21 septembre 2017(6), a jugé que « la promesse unilatérale de contrat de travail est le contrat par lequel une partie, le promettant, accorde à l’autre, le bénéficiaire, le droit d’opter pour la conclusion d’un contrat de travail, dont l’emploi, la rémunération et la date d’entrée en fonction sont déterminés, et pour la formation duquel ne manque que le consentement du bénéficiaire ; que la révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat de travail promis« . On pouvait alors se demander si ces deux arrêts représentaient la doctrine de toute la Cour de cassation ou de la seule chambre sociale(7). La question était d’autant plus délicate qu’il existait auparavant une divergence entre la jurisprudence de la chambre sociale et celle des autres chambres quant aux notions d’offre de contracter et de promesse unilatérale de contrat : le simple fait, pour l’employeur, de proposer à une personne déterminée un emploi et une date d’entrée en fonction était auparavant analysé par la chambre sociale en une promesse d’embauche qui valait contrat de travail. Cette qualification a été abandonnée par la chambre sociale dans ses deux arrêts du 21 septembre 2017 au profit de la qualification, plus orthodoxe, d’offre.

Deuxième temps, la troisième chambre civile, celle-là même qui avait rendu l’arrêt Consorts Cruz en 1993, abandonne à son tour cette jurisprudence par son arrêt du 23 juin 2021. Le revirement est sans ambiguïté puisque la Cour de cassation rend un arrêt en forme développée, ce qui est désormais l’usage lorsqu’un arrêt opère un revirement de jurisprudence :

7. En application des articles 1101 et 1134 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016, et 1583 du même code, la Cour de cassation jugeait jusqu’à présent, que, tant que les bénéficiaires n’avaient pas déclaré acquérir, l’obligation du promettant ne constituait qu’une obligation de faire.

8. Il en résultait que la levée de l’option, postérieure à la rétractation du promettant, excluait toute rencontre des volontés réciproques de vendre et d’acquérir, de sorte que la réalisation forcée de la vente ne pouvait être ordonnée (3e Civ., 15 décembre 1993, pourvoi n° 91-10.199, Bull. 1993, III, n° 174), la violation, par le promettant, de son obligation de faire ne pouvant ouvrir droit qu’à des dommages-intérêts (3e Civ., 28 octobre 2003, pourvoi n° 02-14.459).

9. Cependant, à la différence de la simple offre de vente, la promesse unilatérale de vente est un avant-contrat qui contient, outre le consentement du vendeur, les éléments essentiels du contrat définitif qui serviront à l’exercice de la faculté d’option du bénéficiaire et à la date duquel s’apprécient les conditions de validité de la vente, notamment s’agissant de la capacité du promettant à contracter et du pouvoir de disposer de son bien.

10. Par ailleurs, en application de l’article 1142 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016, la jurisprudence retient la faculté pour toute partie contractante, quelle que soit la nature de son obligation, de poursuivre l’exécution forcée de la convention lorsque celle-ci est possible (1re Civ., 16 janvier 2007, pourvoi n° 06-13.983, Bull. 2007, I, n° 19 ).

11. Il convient dès lors d’apprécier différemment la portée juridique de l’engagement du promettant signataire d’une promesse unilatérale de vente et de retenir qu’il s’oblige définitivement à vendre dès la conclusion de l’avant-contrat, sans possibilité de rétractation, sauf stipulation contraire.

12. La cour d’appel a relevé que, dans l’acte du 1er avril 1999, Mme [M] avait donné son consentement à la vente sans restriction et que la levée de l’option par les bénéficiaires était intervenue dans les délais convenus.

13. Ayant retenu à bon droit que la rétractation du promettant ne constituait pas une circonstance propre à empêcher la formation de la vente, elle en a exactement déduit que, les consentements des parties s’étant rencontrés lors de la levée de l’option par les bénéficiaires, la vente était parfaite.

La motivation du revirement retient l’attention. La Cour de cassation aurait pu, pour justifier ce revirement, invoquer l’ordonnance du 10 février 2016. Certes, l’ordonnance n’était pas applicable en l’espèce, puisque la promesse unilatérale en cause avait été conclue avant le 1er octobre 2016, mais la Cour de cassation a déjà, par le passé, cité expressément la réforme de 2016 comme source d’inspiration pour justifier le revirement d’une jurisprudence applicable aux contrats conclus avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance. C’est notamment ce qu’avait fait la chambre sociale dans les deux arrêts précités du 21 septembre 2017 : « Attendu que l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, conduit à apprécier différemment, dans les relations de travail, la portée des offres et promesses de contrat de travail« .

La motivation du revirement retient l’attention

L’abandon de cette technique résulte peut-être du souhait de la Cour de cassation de se conformer à la volonté exprimée par le législateur à l’occasion de l’adoption de la loi de ratification du 20 avril 2018. Cette loi a ajouté une précision à la disposition transitoire de l’article 9, alinéa 2, de l’ordonnance du 10 février 2016 : « Les contrats conclus avant cette date [le 1er octobre 2016] demeurent soumis à la loi ancienne, y compris pour leurs effets légaux et pour les dispositions d’ordre public. » La volonté clairement affichée du législateur était de mettre fin à cette nouvelle technique développée par la Cour de cassation consistant à faire évoluer la jurisprudence applicable aux contrats conclus avant le 1er octobre 2016 en citant expressément l’ordonnance, pourtant non applicable à ces contrats, comme cause de ces revirements. Cette technique, bien que n’aboutissant pas formellement à rendre l’ordonnance du 10 février 2016 rétroactive ou d’application immédiate aux contrats en cours, aboutissait dans les faits au même résultat par le chemin détourné de revirements de la jurisprudence antérieure, ce qui était source d’insécurité juridique.

Abandonnant ici cette méthode, la troisième chambre civile préfère fonder son revirement sur des arguments techniques, qui sont ni plus ni moins que ceux mis en avant par la doctrine majoritaire au cours de ces vingt (presque trente) dernières années pour critiquer la jurisprudence Consorts Cruz. Ce qu’affirme en substance la Cour de cassation dans les paragraphes 9 et 11 de l’arrêt, c’est que le promettant, en consentant à la promesse unilatérale, ne s’est pas engagé à une obligation de faire (de consentir au contrat promis en cas de levée de l’option) : il a déjà définitivement consenti au contrat promis pour la formation duquel il ne manque plus que le consentement du bénéficiaire, qui se matérialisera par la levée de l’option. Une fois cette affirmation faite, la troisième chambre civile ne pouvait qu’aboutir à la conclusion faite dans le paragraphe 13 de l’arrêt : « la rétractation du promettant ne constituait pas une circonstance propre à empêcher la formation de la vente« . La référence à l’ancien article 1142 du Code civil et à la question de l’exécution forcée en nature qui est faite dans le paragraphe 10 de l’arrêt est à cet égard superfétatoire.

Bien que la Cour de cassation ne mentionne plus l’ordonnance comme source d’inspiration du revirement, il est fort probable que ce soit celle-ci qui ait conduit la Cour à changer sa jurisprudence

Une question demeure : qu’est-ce qui a conduit la Cour de cassation à changer d’avis sur cette question ? Ce ne sont assurément pas les arguments techniques mis en avant dans la motivation de l’arrêt, puisque ceux-ci ne sont pas nouveaux, ils sont avancés par la doctrine depuis 1993 pour critiquer la jurisprudence Cruz. Le seul élément nouveau depuis 1993, c’est l’ordonnance du 10 février 2016 qui a désavoué la Cour de cassation sur cette question, mais sans rétroactivité. Ainsi, bien que la Cour de cassation ne mentionne plus l’ordonnance comme source d’inspiration du revirement, il est fort probable que ce soit celle-ci qui ait conduit la Cour à changer sa jurisprudence applicable aux promesses conclues avant le 1er octobre 2016. La volonté du législateur exprimée dans la loi du 20 avril 2018 de mettre fin à cette application anticipée indirecte par la Cour de cassation de certaines dispositions de l’ordonnance est donc vraisemblablement vaine.

Je terminerai ce billet par quelques brèves observations sur la portée exacte du revirement. Il serait sans doute hâtif de penser que cet arrêt aligne totalement la jurisprudence antérieure sur le régime du nouvel article 1124 du Code civil. En effet, selon l’alinéa 3 de cet article, « le contrat conclu en violation de la promesse unilatérale avec un tiers qui en connaissait l’existence est nul« . Il n’est pas sûr que cette règle soit applicable aux promesses conclues avant le 1er octobre 2016. Par son arrêt du 23 juin 2021, la troisième chambre civile affirme seulement que la rétractation de la promesse par le promettant n’empêche pas la formation du contrat promis en cas de levée de l’option par le bénéficiaire dans le délai stipulé, ce qui a pour effet d’aligner la jurisprudence antérieure sur le nouvel article 1124, alinéa 2, du Code civil. L’arrêt ne concerne pas directement l’hypothèse dans laquelle la promesse unilatérale est violée par la conclusion du contrat promis avec un tiers, mais il donne peut-être un élément de réponse à son paragraphe 10 « en application de l’article 1142 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016, la jurisprudence retient la faculté pour toute partie contractante, quelle que soit la nature de son obligation, de poursuivre l’exécution forcée de la convention lorsque celle-ci est possible« . En l’espèce, l’exécution forcée du contrat de vente était possible, puisque le promettant n’avait pas conclu le contrat promis avec un tiers, mais l’exécution forcée aurait-elle été possible si le promettant avait contracté avec un tiers avant la levée de l’option ?

Deux interprétations de l’arrêt me semblent possibles.

La première est une interprétation a contrario de l’affirmation suivante formulée au paragraphe 13 de l’arrêt : « la rétractation du promettant ne constituait pas une circonstance propre à empêcher la formation de la vente« . A contrario, si le promettant ne s’était pas contenté de rétracter son consentement, mais avait conclu le contrat promis avec un tiers, cela aurait été constitutif d’une circonstance propre à empêcher la formation de la vente entre le promettant et le bénéficiaire de la promesse. Dans ce cas, toutefois, on ne comprendrait pas la référence à l’ancien article 1142 du Code civil : le contrat de vente n’ayant pas pu être formé, la question de l’exécution forcée du contrat de vente ne se pose pas ; quant à la question de l’exécution forcée en nature de la promesse, la question ne se pose guère plus dès lors que la Cour considère désormais que le promettant a définitivement consenti à la vente en consentant à la promesse et que cette dernière ne recèle plus d’obligation de faire à la charge du promettant.

La deuxième interprétation consiste à considérer que la levée de l’option dans le délai forme le contrat de vente, même si le promettant a auparavant conclu un contrat de vente sur le même immeuble avec un tiers. On est alors face à une situation classique de conflit de droits entre ayants cause du même auteur, qu’il faut résoudre en appliquant les règles prévues à cet effet : le contrat de vente conclu par le bénéficiaire de la promesse ne peut pas faire l’objet d’une exécution forcée en nature si celle-ci est juridiquement impossible, ce qui est le cas lorsque l’immeuble a été vendu à un tiers et que cette vente a été publiée en premier, rendant le transfert de propriété opposable erga omnes, y compris au bénéficiaire de la promesse, même si le tiers acquéreur était de mauvaise foi(8). Il ne reste dans ce cas au bénéficiaire de la promesse qu’à agir en responsabilité contractuelle contre le promettant sans pouvoir demander la nullité du contrat de vente conclu entre le promettant et le tiers. En théorie, grâce au revirement opéré le 23 juin 2021, le bénéficiaire d’une promesse conclue avant le 1er octobre 2016 pourrait désormais lever efficacement l’option après que le promettant a vendu le bien à un tiers et publier son titre avant que le tiers acquéreur publie le sien. En pratique, il n’y parviendra pas, car seuls les actes authentiques sont publiables aux services de la publicité foncière. Or, le promettant refusant de conclure la vente avec le bénéficiaire et donc de signer l’acte authentique, il faudrait saisir le juge pour qu’il constate la perfection de la vente et pour ensuite faire publier le jugement, qui est un acte authentique. Compte tenu des délais de jugement, le tiers acquéreur aurait tout le loisir de publier son titre avant que le bénéficiaire de la promesse ait la possibilité de publier le sien…

Ainsi, quelle que soit l’interprétation retenue, il me semble que la portée du revirement opéré par l’arrêt du 23 juin 2021 est limitée : le revirement rend inefficace la rétractation irrégulière d’une promesse conclue avant le 1er octobre 2016 (alignement de la jurisprudence antérieure sur le nouvel article 1124, al. 2, du Code civil) ; il ne devrait pas, en revanche, changer les sanctions applicables en cas de conclusion du contrat promis avec un tiers (la jurisprudence antérieure resterait ainsi en décalage avec le nouvel article 1124, al. 3, du Code civil).

On peut parler de révolution, tant les positions respectives de la Cour de cassation et de la doctrine à propos de la jurisprudence Consorts Cruz ont semblé être figées pendant près de trente ans, mais une révolution tardive puisqu’elle intervient alors que la jurisprudence en question était déjà condamnée à disparaître, n’étant plus applicable qu’aux promesses conclues avant 2016… Ce contexte particulier vient assurément émousser ce revirement de jurisprudence qui aurait été jugé spectaculaire s’il était intervenu cinq ans plus tôt, avant l’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016.

Notes de bas de page :
  1. Cass. 3e civ., 15 déc. 1993, n° 91-10.199. []
  2. R.-N. Schütz, « Comment sauver les promesses unilatérales de vente ? », LPA 23 avr. 1997, p. 18. []
  3. D. Mazeaud, JCP G 1995, II 22366. []
  4. V. par ex. D. Mainguy, « L’efficacité de la rétractation de la promesse de contracter », RTD civ. 2004, p. 1 ; M. Fabre-Magnan, « De l’inconstitutionnalité de l’exécution forcée des promesses unilatérales de vente », D. 2015, p. 826. []
  5. Cass. 3e civ., 17 oct. 2019, no 19-40.028. []
  6. Cass. soc., 21 sept. 2017, n° 16-20.103 et 16-20.104. V. nos obs. : « La réforme du droit des contrats, source d’inspiration des revirements de la jurisprudence ancienne », billet du 22 sept. 2017, https://www.clementfrancois.fr/reforme-droit-contrats-inspiration-revirements-jurisprudence-ancienne/. []
  7. V. nos observations précitées. []
  8. Cass. 3e civ., 12 janv. 2011, n° 10-10.667. Rappelons que, sur ce point, le nouvel article 1198 du Code civil, entré en vigueur le 1er octobre 2016, revient à la solution qui prévalait avant le revirement opéré par la Cour de cassation en 2010 et 2011, à savoir que celui qui publie son titre le premier ne prime l’autre que s’il est de bonne foi. []