Le manadier, lors d’un lâcher de taureaux qu’il supervise, n’est ni commettant des cavaliers ni gardien de leurs chevaux

Note sous Cass. 2e civ., 16 juill. 2020, pourvoi n° 19-14.678 :

Lorsque les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction d’une chose sont répartis entre deux personnes, le caractère en principe unitaire de la garde impose de désigner un gardien unique. La Cour de cassation, par un arrêt du 16 juillet 2020, juge que les pouvoirs d’usage et de contrôle conservés par le propriétaire de la chose l’emportent sur le pouvoir de direction exercé par celui qui, sans avoir la qualité de commettant, possède néanmoins un pouvoir d’instruction sur le propriétaire.

Mise à jour du 07/12/2021 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt, publié à La Semaine juridique édition Générale du 16 novembre 2020 (JCP G 2020, 1282) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

Manadier

Les questions de frontières sont souvent celles qui causent le plus de difficultés au juriste, ainsi que l’illustre l’affaire ici étudiée.

Une association a organisé en 2012 une manifestation, supervisée par un manadier (éleveur de taureaux), consistant en un lâcher de taureaux encadrés par des cavaliers. L’un des chevaux, monté par son propriétaire, s’est emballé et a blessé un spectateur.

La cour d’appel de Nîmes, par un arrêt du 17 janvier 2019, a condamné in solidum l’association, son assureur et le manadier à réparer les préjudices subis par la victime. La condamnation du manadier a été fondée sur la responsabilité du fait des animaux au motif que le cavalier « agissait en qualité de gardian [nom donné aux gardiens de chevaux camarguais] sous les ordres et directives du manadier, lequel bénéficiait, de ce fait, d’un transfert de garde de l’animal impliquant une responsabilité de plein droit, sur le fondement de l’article 1385 [devenu l’article 1243] du code civil, pour les dommages occasionnés par le cheval ».

Le manadier, soutenant que la garde du cheval ne lui avait pas été transférée par son propriétaire, a formé un pourvoi. L’arrêt est cassé : « qu’en statuant ainsi, alors que le seul pouvoir d’instruction du manadier, dont elle constatait qu’il n’avait pas la qualité de commettant, ne permettait pas de caractériser un transfert de garde et qu’il résultait de ses propres constatations que M. Z…, propriétaire du cheval, en était également le cavalier, ce dont il résultait qu’il avait conservé au moins les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal, dont la garde ne pouvait pas avoir été transférée, de ce fait, la cour d’appel a violé le texte susvisé [l’ancien article 1385 du code civil] ».

La réponse de la Cour de cassation est coiffée par un attendu de principe – ou plutôt, devrait-on dire, par un « paragraphe de principe », l’arrêt étant rédigé en style direct – qui n’est pas nouveau (V. par ex. Cass. 2e civ., 4 oct. 1962, Bull. civ. II, n° 628) et qui rappelle les trois pouvoirs qui caractérisent classiquement la garde d’une chose ou d’un animal : « La responsabilité édictée par [l’ancien article 1385 du code civil] à l’encontre du propriétaire d’un animal ou de celui qui s’en sert est fondée sur l’obligation de garde corrélative aux pouvoirs de direction, de contrôle et d’usage qui la caractérisent. » On rappellera à cet égard que les régimes de responsabilité du fait des animaux (art. 1243) et de responsabilité générale du fait des choses (art. 1242, al. 1er) sont identiques, le second ayant été construit par la jurisprudence en prenant pour modèle le premier (M. Bacache-Gibeili, Les obligations, La responsabilité civile extracontractuelle, 3e éd., Economica, 2016, n° 239).

Selon une jurisprudence constante rappelée par la cour d’appel, le propriétaire d’une chose ou d’un animal en est présumé gardien (Cass. req., 12 janv. 1927, DP 1927, I, p. 145, note R. Savatier). Le pouvoir d’instruction du manadier envers le cavalier est jugé insuffisant, en l’absence de lien de préposition, pour emporter un transfert de la garde du cheval entre son propriétaire et le manadier (I). La Cour de cassation ajoute que le cavalier, parce qu’il conservait « au moins » les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal, en demeurait gardien, quand bien même le pouvoir de direction aurait-il été transféré au manadier (II).

I. Le transfert de la garde exclu du fait de l’absence de lien de préposition

Si le principe d’incompatibilité des qualités de préposé et de gardien, que la Cour de cassation refuse d’étendre, est classique (A), l’exclusion de tout lien de préposition entre le manadier et le gardien apparaît en revanche surprenante (B).

A. Le refus d’étendre le principe d’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé

La Cour de cassation juge de longue date que sont incompatibles les qualités de préposé et de gardien d’une chose (Cass. civ., 27 avr. 1929, DP 1929, 1, p. 129, note G. Ripert ; Cass. 2e civ., 1er avr. 1998, n° 96-17.903) ou d’un animal (Rep. civ. Dalloz, v° « Responsabilité du fait des animaux » par J. Julien, oct. 2018, n° 22). La portée de ce principe est large. D’une part, lorsque la chose manipulée par le préposé appartient au commettant, le lien de préposition fait obstacle au transfert de la garde. D’autre part, lorsque la chose manipulée par le préposé n’appartient pas au commettant, mais à un tiers (Cass. crim., 27 mai 2014, n° 13-80.849) ou au préposé lui-même (Cass. 3e civ., 24 janv. 1973, n° 71-12.861), la garde en est automatiquement transférée au commettant.

Dans l’affaire ici commentée, la Cour de cassation confirme implicitement, à travers une incise, que la garde du cheval aurait été transférée au manadier si celui-ci avait été le commettant du cavalier, puisqu’elle indique que « le seul pouvoir d’instruction du manadier, dont elle constatait qu’il n’avait pas la qualité de commettant, ne permettait pas de caractériser un transfert de garde ».

Selon une première explication, la raison de cette incompatibilité « se trouve dans le fait que le préposé ne disposerait pas de l’intégralité des pouvoirs caractérisant la garde, n’ayant en particulier pas de pouvoir de direction sur la chose (cette direction demeurant au commettant) : en effet, il utilise la chose conformément aux ordres et instructions qu’il a reçus » (J. Julien, op. cit., n° 21). Cette explication est fragilisée par le présent arrêt qui, nous le verrons, affirme que le transfert du seul pouvoir de direction ne suffit pas à entraîner un transfert de la garde.

Selon nous, le commettant exerce les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction de la chose par le truchement de son préposé, concrètement par le biais des ordres qu’il lui donne. C’est donc un pouvoir de garde complet, mais médiat qu’exerce le commettant sur la chose, par l’intermédiaire de son préposé. Si le commettant peut donner des ordres au préposé quant à la direction de la chose, il peut tout autant lui donner des ordres quant à la façon de l’utiliser et de la contrôler.

L’incompatibilité des qualités de préposé et de gardien peut ainsi conduire à retenir une conception juridique de la notion de garde qui est pourtant généralement conçue comme une notion matérielle (M.-A. Péano, « L’incompatibilité entre les qualités de gardien et de préposé », D. 1991, p. 51).

Par cet arrêt, la Cour de cassation fait par ailleurs une interprétation stricte du domaine d’application du principe d’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé en refusant de l’étendre, par analogie, à des hypothèses connexes. Elle juge en effet que le « seul pouvoir d’instruction du manadier […] ne permettait pas de caractériser un transfert de garde ». Seule la caractérisation d’un lien de préposition au sens juridique strict est de nature à exclure la qualité de gardien du subordonné.

Il est tentant de transposer cette solution à la responsabilité du fait d’autrui des associations sportives fondée sur l’article 1242, alinéa 1er, du code civil. Bien que ces associations disposent d’une forme de pouvoir d’instruction sur leurs membres lors des manifestations sportives, les arrêts fondateurs de 1995 reposent sur un refus d’assimiler ce pouvoir d’instruction à un lien de préposition (Cass. 2e civ., 22 mai 1995, nos 92-21.197 et 92-21.871, JCP G 1995, II, 22550, note C. Mouly ; RCA 1995, chron. 36, note H. Groutel ; RTD civ. 1995, p. 899, obs. P. Jourdain). Il est donc possible de considérer que les qualités de gardien d’une chose et de membre d’une association sportive ne sont pas incompatibles, de sorte qu’il n’y a pas de transfert au profit de l’association de la garde des choses utilisées par ses membres : ballons, raquettes, etc.

La caractérisation d’un lien de préposition est donc déterminante. La Cour de cassation entretient pourtant la confusion quant aux critères de qualification.

B. L’exclusion d’un lien de préposition occasionnel entre le manadier et le cavalier

La cour d’appel de Nîmes a considéré que le manadier n’était pas le commettant du gardian. Cette conclusion apparaît pourtant incompatible avec ses prémisses : il revenait « au manadier d’établir le parcours de l’abrivado, de sélectionner […] les cavaliers, de leur assigner la place qui convient dans l’escorte » et le gardian agissait « sous les ordres et directives du manadier ». La Cour de cassation fait quant à elle référence au « pouvoir d’instruction » du manadier. Ces éléments correspondent en tout point au rapport d’autorité qui caractérise classiquement le lien de préposition (A. Bénabent, Droit des obligations, 18e éd., LGDJ, 2019, n° 570).

Selon une formule que l’on retrouve dans plusieurs arrêts, « le lien de subordination […] suppose essentiellement que [les commettants] ont le droit de faire acte d’autorité en donnant à leurs préposes des ordres ou des instructions sur la manière de remplir, à titre temporaire ou permanent, avec ou sans rémunération, fût-ce en l’absence de tout louage de services, les emplois qui leur ont été confiés pour un temps et un objet déterminés » (Cass. crim., 7 nov. 1968, n° 68-90.118). Le lien de préposition peut ainsi être occasionnel et exister malgré l’absence de tout contrat entre le commettant et le préposé (L. Leveneur, « Le lien de préposition », Resp. civ. et assur. 2013, dossier 12, spéc. n° 55). Existe alors une « autorité de fait […] souvent limitée à une opération éphémère » (A. Bénabent, op. cit., n° 572), comme cela semblait être le cas en l’espèce.

Plutôt que de prendre acte de l’exclusion d’un lien de préposition effectuée par la cour d’appel, la Haute juridiction aurait pu opérer une substitution de motif qui aurait permis de revenir à une solution plus orthodoxe techniquement tout en sauvant l’arrêt de la cassation (CPC, art. 620, al. 1er ; J. Boré et L. Boré, La cassation en matière civile, 6e éd., Dalloz, 2015, n° 83.81). En effet, ainsi que nous l’avons vu, la garde des choses utilisées par un préposé est automatiquement transférée à son commettant. La caractérisation d’un lien de préposition entre le manadier et le gardian aurait donc pu fonder le transfert de la garde du cheval retenu par la cour d’appel.

Peut-être faut-il voir dans cet arrêt la mise en œuvre du critère de l’activité pour le compte et dans l’intérêt d’autrui qui, selon certains auteurs, concurrencerait dans la jurisprudence le critère de l’autorité pour caractériser le lien de préposition (G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, Traité de droit civil, Les conditions de la responsabilité, 4e éd., LGDJ, 2013, n° 792). Ce serait parce que le préposé agit « pour le compte » du commettant que ce dernier devrait « in fine assumer les risques de son entreprise », d’autant plus qu’il « peut s’assurer en conséquence » (M. Bacache-Gibeili, op. cit., n° 259). En l’espèce, le gardian n’agissait pas pour le compte et dans l’intérêt du manadier puisque ce n’est pas celui-ci qui avait organisé la manifestation taurine, mais une association.

La doctrine dénonce de longue date l’absence de conception jurisprudentielle claire du lien de préposition (L. Leveneur, op. cit. ; N. Dejean de la Bâtie, Droit civil français, t. VI-2, Responsabilité délictuelle, 8e éd., Librairies Techniques, 1989, n° 103). Le présent arrêt entretient malheureusement la confusion.

Une fois actés l’exclusion du lien de préposition et le refus de déduire un transfert de la garde de la seule existence d’un pouvoir d’instruction, il ne restait qu’une échappatoire pour le cavalier : démontrer un transfert matériel des pouvoirs qui caractérisent la garde. Cette éventualité est également balayée par la Cour de cassation.

II. Le transfert de la garde exclu du fait du maintien des pouvoirs d’usage et de contrôle

L’arrêt nous enseigne que le seul transfert du pouvoir de direction est insuffisant pour établir un transfert de la garde de la chose (A). Cette décomposition de la notion de garde, que l’arrêt tente de mettre en œuvre, apparaît difficilement praticable (B).

A. L’insuffisance du pouvoir de direction pour caractériser la garde

La Cour de cassation décompose son raisonnement en deux temps.

D’abord, c’est parce que le propriétaire du cheval en était également le cavalier que celui-ci avait conservé « au moins » les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal. L’usage est, au sens commun du terme, « le fait de se servir de quelque chose » (Trésor de la langue française informatisé, v° « Usage ») et le contrôle correspondrait « à l’idée que le gardien a le pouvoir d’éviter que la chose cause un dommage » (Rép. civ. Dalloz, v° « Responsabilité du fait des choses inanimées » par L. Grynbaum, juin 2011, n° 175). Le cavalier est par définition celui qui se sert du cheval et il est le mieux placé, en principe, pour éviter que celui-ci cause un dommage.

Ensuite, c’est parce que le cavalier « avait conservé au moins les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal » que la garde ne pouvait avoir été transférée.

La solution apparaît cohérente, de prime abord, avec le refus d’étendre le principe d’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé à des hypothèses connexes dans lesquelles il n’y a pas de lien de préposition. En effet, la direction « représente le pouvoir de guider la chose » (L. Grynbaum, op. cit.). Si le propriétaire du cheval avait perdu son pouvoir de direction, c’était en raison du pouvoir d’instruction qu’exerçait le manadier puisqu’il revenait à ce dernier « d’établir le parcours de l’abrivado » et d’assigner aux chevaux et cavaliers « la place qui convient dans l’escorte ». Or, la Cour de cassation ayant affirmé que ce seul pouvoir d’instruction ne permettait pas de caractériser un transfert de la garde, il eût été contradictoire de déduire un tel transfert du seul constat du transfert du pouvoir de direction.

La solution peut paraître discutable si l’on considère que c’est le pouvoir de direction du commettant qui justifie l’incompatibilité des qualités de gardien et de préposé (B. Waltz-Teracol, D. 2020, p. 1704). Elle apparaît moins discutable si l’on considère, comme nous l’avons fait, que cette incompatibilité se justifie par le pouvoir du commettant de donner des ordres au préposé non seulement quant à la direction de la chose, mais aussi quant à la façon d’utiliser et de contrôler celle-ci. Le préposé n’est en réalité indépendant dans l’exercice d’aucun des trois pouvoirs qui caractérisent la garde, de sorte qu’il y a lieu de considérer que le réel détenteur de ces pouvoirs est, en dernière analyse, le commettant qui les exerce par le truchement des ordres qu’il donne à son préposé.

B. L’illusoire décomposition de la notion de garde

En dehors de tout rapport de préposition caractérisé par les juges, il arrive qu’une personne soit qualifiée de gardienne alors même que le pouvoir d’usage de la chose était exercé par un tiers. Il en va ainsi de la personne qui invite un tiers à cueillir des cerises dans son jardin et qui lui prête à cette fin son échelle tout en demeurant à proximité de celle-ci. La Cour de cassation juge que le propriétaire de l’échelle en « conserv[e] les pouvoirs de direction et de contrôle » de sorte qu’elle en « rest[e] gardienne » (Cass. 2e civ., 11 févr. 1999, n° 97-15.615 ; RTD civ. 1999, p. 630, obs. P. Jourdain).

Plusieurs arrêts, même s’ils ne sont pas aussi explicites, semblent pouvoir être rattachés à cette idée (Cass. 2e civ., 19 juin 2003, n° 01-17.575 ; 7 mai 2002, n° 00-14.594, D. 2003, somm. 463, obs. P. Jourdain ; Dr. et patr. 12/2002, p. 80, obs. F. Chabas ; 2 févr. 1966, Gaz. Pal. 1966, 1, 310).

Peut-on en déduire qu’en cas de division des trois pouvoirs qui caractérisent la garde, la qualité de gardien est systématiquement reconnue à celui qui exerce conjointement soit les pouvoirs d’usage et de contrôle, soit les pouvoirs de direction et de contrôle, mais jamais à celui qui exerce le seul pouvoir de direction ? Ces distinctions permettraient de donner à la jurisprudence relative au transfert de la garde les apparences d’un jardin à la française, ce qu’elle n’est malheureusement pas. En effet, les notions de direction, de contrôle et d’usage demeurent bien nébuleuses. La jurisprudence ne s’est jamais risquée à les définir ; la doctrine guère plus.

Aucune tentative de distinction ne semble résister à l’analyse, a fortiori lorsque l’on ajoute à l’équation la question du lien de préposition.

En l’espèce, si le cavalier a conservé les pouvoirs d’usage et de contrôle de l’animal, on conçoit difficilement comment il pourrait avoir transféré le pouvoir de direction : il en garde nécessairement au moins une partie. Les instructions du manadier quant à la direction du cheval sont très générales et c’est le cavalier qui continue de guider précisément ce dernier.

Quant aux arrêts qui jugent que le propriétaire avait conservé les pouvoirs de contrôle et de direction de la chose tout en transférant son usage, c’est pourtant celui qui utilise matériellement la chose qui semble le mieux à même de la diriger et de la contrôler. Si le propriétaire conserve juridiquement les pouvoirs de direction et de contrôle, c’est parce qu’il peut donner des instructions à celui qui utilise la chose. Mais dans ce cas, le propriétaire n’a-t-il pas également le pouvoir de donner des instructions quant à la façon d’utiliser la chose ? Le propriétaire devrait selon nous être qualifié de commettant dans ces hypothèses, ce que la Cour de cassation n’a pas hésité à faire dans des espèces proches (G. Viney, P. Jourdain et S. Carval, op. cit., n° 796).

Ce flou qui entoure la notion de garde n’est pas près de s’estomper, car il sied aux magistrats. Plus les critères sont vagues, plus ils laissent la place à une certaine casuistique motivée par des considérations d’opportunité. Le législateur semble pour l’instant s’en satisfaire puisque ni le projet de réforme de la responsabilité civile de la Chancellerie de mars 2017 (art. 1243, al. 4) ni la récente proposition de loi du Sénat de juillet 2020 (art. 1242, al. 4) ne définissent les notions d’usage, de contrôle et de direction qu’ils proposent pourtant de consacrer dans la loi.

Responsabilité du commettant et du préposé – Fiche notion

Abus de fonctions, limites de la mission excédées, agissements hors des fonctions, sans autorisation, et à des fins étrangères aux attributions, etc., il est facile de s’emmêler les pinceaux lorsqu’il est question de la responsabilité du commettant ou de celle de son préposé. Il n’y a pourtant rien de compliqué dès lors que l’on a compris une chose élémentaire : la question de la responsabilité du commettant et celle de la responsabilité du préposé doivent être examinées indépendamment l’une de l’autre. Ces deux questions doivent être rigoureusement distinguées car elles font l’objet de deux régimes distincts.

Responsabilité du commettant et du préposé

La seule condition commune aux deux régimes est l’existence d’un lien de préposition. Il faut en effet commencer par caractériser ce lien de préposition car sans lui il n’y a ni commettant ni préposé. « Le rapport de subordination d’où découle la responsabilité mise à la charge des commettants par l’article 1384, alinéa 5, du Code civil suppose de la part de ceux-ci le pouvoir de faire acte d’autorité en donnant à leurs préposés des ordres ou instructions sur la manière de remplir, fût-ce à titre temporaire et sans contrepartie financière, l’emploi confié »(1). Dans l’écrasante majorité des cas, le lien de préposition sera caractérisé par la présence d’un contrat de travail car celui-ci implique l’existence d’un lien de subordination, qui est une forme de lien de préposition. On notera à cet égard que « l’indépendance professionnelle dont jouit le médecin dans l’exercice même de son art n’est pas incompatible avec l’état de subordination qui résulte d’un contrat de louage de services le liant à un tiers », un médecin salarié est donc bien un préposé(2). Il reste possible de caractériser un lien de préposition en dehors de tout contrat de travail, pour ces cas particuliers on renverra à la jurisprudence agrégée par les éditeurs Dalloz et Litec sous l’article 1384 du Code civil.

Une fois le lien de préposition caractérisé, on peut étudier la responsabilité du fait d’autrui du commettant (I), puis la responsabilité personnelle du préposé (II). Ces deux questions sont totalement indépendantes, il est donc possible que les deux responsabilités se cumulent, il faudra alors envisager la contribution à la dette (III).

Continuer la lecture

Notes de bas de page :
  1. Cass. crim., 14 juin 1990, n° 88-87.396, solution constante. []
  2. Cass. crim., 5 mars 1992, n° 91-81.888. []

L’infraction pénale non intentionnelle n’est plus exclusive de l’immunité du préposé

Obs. sous Cass. crim., 27 mai 2014 (n° 13-80.849) :

La faute du préposé engageait initialement à la fois la responsabilité du fait d’autrui du commettant (art. 1384, al. 5, du Code civil, sauf abus de fonctions) et la responsabilité personnelle pour faute du préposé (art. 1382 du même code). Depuis l’arrêt Costedoat rendu par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation en 2000, « n’engage pas sa responsabilité à l’égard des tiers le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant »(1). La victime peut en réalité toujours assigner l’assureur du préposé, ce qui a conduit la Cour de cassation et la doctrine à parler d’immunité du préposé plutôt que d’irresponsabilité(2).

Les contours de cette immunité ont été précisés très progressivement depuis l’arrêt Costedoat au fil des arrêts rendus par la Cour de cassation. C’est d’abord dans l’arrêt Cousin, en 2001, que l’Assemblée plénière a énoncé que « le préposé condamné pénalement pour avoir intentionnellement commis, fût-ce sur l’ordre du commettant, une infraction ayant porté préjudice à un tiers, engage sa responsabilité civile à l’égard de celui-ci »(3). L’immunité du préposé tombe donc en présence d’une condamnation pénale consécutive à la commission d’une infraction pénale intentionnelle. L’exigence d’une condamnation pénale a ensuite été abandonnée en 2004, la caractérisation d’une faute pénale intentionnelle étant suffisante(4). Puis c’est l’exigence d’une faute pénale intentionnelle qui a été assouplie : une faute pénale qualifiée au sens de l’article 121-3 du Code pénal a été jugée suffisante en 2006 pour faire tomber l’immunité du préposé(5). Ce mouvement de réduction de l’immunité du préposé a atteint son apogée lorsque la deuxième chambre civile a déclaré, en 2007, que le préposé bénéficiait d’une immunité « hors le cas où le préjudice de la victime résulte d’une infraction pénale ou d’une faute intentionnelle »(6). Le préposé engageait donc sa responsabilité personnelle dès lors qu’il avait excédé les limites de sa mission, commis une infraction pénale quelconque ou commis une faute civile intentionnelle, solution sévère pour le préposé mais favorable à la victime dans les rares hypothèses où le commettant serait insolvable et non assuré. Solution également favorable au commettant qui peut, en l’absence d’immunité, intenter un recours subrogatoire contre son préposé.

On pouvait penser que les contours de l’immunité du préposé étaient désormais fixés : on conçoit difficilement comment il serait possible de restreindre davantage cette immunité sans l’anéantir totalement. La chambre criminelle vient pourtant de rendre un arrêt le 27 mai 2014 qui fait à nouveau bouger les frontières de l’immunité, mais cette fois à rebours du mouvement initié depuis l’arrêt Cousin de 2001.

L’infraction pénale non intentionnelle ne fait plus tomber l’immunité du préposé

En l’espèce un salarié, marin pêcheur, chargé par son employeur de placer le produit de la pêche dans la glacière de la criée du port, en a été empêché par une fourgonnette arrêtée devant le bâtiment. Il a pénétré dans le véhicule et l’a déplacé, blessant grièvement, dans la manœuvre, son propriétaire qui chargeait des marchandises par la portière latérale gauche. La Cour d’appel de Poitiers a déclaré le salarié coupable du délit de blessures involontaires, mais lui a néanmoins reconnu une immunité pour les intérêts civils. La chambre criminelle ne casse pas l’arrêt sur ce point et approuve la Cour d’appel d’avoir retenu l’immunité du préposé « condamné pour une infraction non intentionnelle ». Il apparaît donc clairement dans cet arrêt que l’infraction pénale non intentionnelle ne suffit pas à faire tomber l’immunité du préposé.

Port de Calais - Bateaux de pêcheLa position de la chambre criminelle de la Cour de cassation est désormais claire. Celle-ci avait en effet cassé en 2010 l’arrêt d’une cour d’appel qui avait retenu que le préposé, « en conduisant un véhicule automobile sans être titulaire du permis de conduire, (…) n’a pu qu’excéder les limites de la mission qui lui avait été impartie »(7). L’interprétation de l’arrêt n’était cependant pas évidente à l’époque car la chambre criminelle s’était contentée d’affirmer que la commission d’une infraction pénale n’entraînait pas nécessairement un dépassement des limites de la mission, ce qui n’est pas nouveau. Le commettant peut en effet ordonner à son préposé de commettre une infraction pénale, le préposé pourra alors commettre l’infraction pénale sans excéder les limites de sa mission. Cependant la chambre criminelle aurait pu, au lieu de casser l’arrêt, relever que l’infraction pénale, même commise dans les limites de la mission, faisait tomber l’immunité. En ne le faisant pas, on pouvait penser que la chambre criminelle avait adopté une solution différente de celle retenue par la deuxième chambre civile en 2007. Il s’agissait cependant d’une interprétation incertaine, et de surcroît cet arrêt de 2010 était inédit. L’arrêt de 2014 permet de dissiper ces doutes.

Trois lectures de cette solution nouvelle me semblent donc possibles : soit il s’agit d’un rétropédalage de la Cour de cassation qui est allée un peu loin dans le mouvement de réduction de l’immunité du préposé, soit les mots choisis par la deuxième chambre civile en 2007 ont dépassé sa pensée, soit il existe une divergence de jurisprudence entre la deuxième chambre civile et la chambre criminelle. Il faudra attendre de nouveaux arrêts pour dire quelle analyse est la bonne.

L’arrêt se prononce par ailleurs sur l’articulation de la loi du 5 juillet 1985 avec la responsabilité du commettant du fait de son préposé : « les dispositions d’ordre public de la loi du 5 juillet 1985 relatives à l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation n’excluent pas celles de l’article 1384, alinéa 5, du code civil relatives à la responsabilité du commettant du fait du préposé ». La deuxième chambre civile avait déjà affirmé en 2009, dans un arrêt de principe, que « n’est pas tenu à indemnisation à l’égard de la victime le préposé conducteur d’un véhicule de son commettant impliqué dans un accident de la circulation qui agit dans les limites de la mission qui lui a été impartie »(8). Cette solution constitue indéniablement une exception au principe d’exclusivité du régime de la loi de 1985 et a pu être critiquée pour cette raison. La loi de 1985 a en effet pour objectif premier l’indemnisation des victimes, c’est pourquoi son régime est fortement dérogatoire au droit commun, autonome et d’application exclusive. Le régime de l’article 1384, alinéa 5, du Code civil vient ici interférer avec cet objectif poursuivi par le législateur en accordant une immunité au préposé qui prive la victime d’un débiteur supplémentaire.

Le commettant exerce les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction du véhicule par le truchement de son préposé

Cet arrêt nous donne enfin un éclairage intéressant sur le transfert de la garde entre un propriétaire et un commettant. Rappelons que les responsables sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985 relative aux accidents de la circulation sont à la fois le conducteur et le gardien du véhicule. Lorsqu’il y a un rapport de préposition, le préposé sera responsable en tant que conducteur, mais il ne pourra jamais être considéré comme gardien – sauf abus de fonctions – la Cour de cassation ayant jugé à plusieurs reprises que « ces deux qualités sont incompatibles »(9). La solution est donc simple lorsque le commettant est propriétaire du véhicule : il est présumé gardien du véhicule, et cette présomption ne peut être combattue puisque la garde ne peut avoir été transférée au préposé. Mais qui sera reconnu gardien du véhicule lorsque le commettant et le propriétaire seront deux personnes distinctes ? La garde est-elle toujours exercée par le propriétaire du véhicule (présomption simple), ou est-elle transférée au commettant dès lors que son préposé devient conducteur du véhicule ? La seconde solution nous semble plus logique, et c’est celle qui a été retenue dans notre arrêt du 27 mai 2014 où la victime était propriétaire du véhicule. Le commettant exerce les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction du véhicule par le truchement de son préposé, concrètement par le biais des ordres qu’il lui donne. C’est en quelque sorte un pouvoir de garde médiat de la chose. Dès lors que le préposé conduit le véhicule, il n’y aurait aucun sens à considérer que le propriétaire en reste gardien au seul motif que les qualités de préposé et de gardien sont incompatibles. Si ni le propriétaire ni le préposé ne peuvent être considérés comme gardien du véhicule, il ne reste que le commettant.

L’arrêt est reproduit in extenso ci-dessous.

Continuer la lecture

Notes de bas de page :
  1. Cass. ass. plén., 25 févr. 2000, n° 97-17.378, n° 97-20.152 []
  2. « cette immunité n’emportant pas l’irresponsabilité de son bénéficiaire », Cass. civ. 1re, 12 juill. 2007, n° 06-12.624, n° 06-13.790. V. aussi G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, Les conditions de la responsabilité, LGDJ, 2013, 4e éd., n° 811-5, p. 1085. []
  3. Cass. ass. plén., 14 déc. 2001, n° 00-82.066. []
  4. « le préposé qui a intentionnellement commis une infraction ayant porté préjudice à un tiers engage sa responsabilité civile à l’égard de celui-ci, alors même que la juridiction répressive qui, saisie de la seule action civile, a déclaré l’infraction constituée en tous ses éléments, n’a prononcé contre lui aucune condamnation pénale », Cass. crim., 7 avr. 2004, n° 03-86.203. []
  5. Cass. crim., 28 mars 2006, n° 05-82.975. []
  6. Cass. civ. 2e, 20 déc. 2007, n° 07-11.679 []
  7. Cass. crim., 19 oct. 2010, n° 09-87.983 []
  8. Cass. civ. 2e, 28 mai 2009, n° 08-13.310. []
  9. Cass. civ. 2e, 1er avr. 1998, n° 96-17.903, et ce n’est pas un poisson d’avril. []