La banque prestataire de services d’investissement n’est pas tenue d’informer son cocontractant de sa marge commerciale

Par un arrêt du 17 mars 2015, Société générale c/ SMGM, la chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé, dans un attendu de principe rendu au visa de l’article 1147 du Code civil, que « le prestataire de services d’investissement qui est partie à une opération de couverture à prime nulle contre le risque de fluctuation du cours de matières premières n’est pas tenu de révéler à son cocontractant le profit qu’il compte retirer de cette opération ».

Enseigne société générale

Une fois la complexité des faits surmontée, cet arrêt s’avère très intéressant pour être le premier à exclure toute obligation d’information sur la marge commerciale et sur le profit escompté du contrat lorsque les banques agissent pour leur propre compte. Cette solution est heureuse pour deux raisons : d’une part parce que l’information sur la marge commerciale n’est pas une information utile pour le cocontractant, d’autre part parce que l’obligation d’information sur la marge commerciale dissimulait en l’espèce une obligation d’information sur la valeur, rejetée par la jurisprudence Baldus.

Pour une analyse de cette solution, vous pouvez consulter ma note qui vient d’être publiée au numéro 19 du 7 mai 2015 de la Semaine juridique Entreprise et Affaires : JCP E 2015, 1220, note C. François.

Je profite de ce billet pour remercier de nouveau le cabinet Célice, Blancpain, Soltner et Texidor pour m’avoir signalé cet arrêt. Vous trouverez ci-dessous la partie commentée de l’arrêt. Continuer la lecture

Exemple de commentaire d’arrêt en introduction au droit (application de la loi dans le temps)

En dispensant des TD d’introduction générale au droit cette année, j’ai réalisé que la finalité même de l’exercice du commentaire d’arrêt pouvait paraître très absconse pour des étudiants venant de quitter les bancs du lycée. Même avec une méthode théorique, ce n’est qu’en tâtonnant qu’ils parviennent, très progressivement, à éviter le hors sujet et la paraphrase pour enfin toucher au cœur de l’exercice : l’analyse de l’arrêt. Afin de compléter ma méthode, j’ai entrepris la rédaction d’un commentaire d’arrêt selon les canons de l’exercice pour donner aux étudiants de première année une vue plus concrète de ce qui est attendu d’eux.

Notes cahier

Pour ce faire, j’ai choisi un arrêt sur un thème d’introduction générale au droit : les conflits de lois dans le temps. Les étudiants de première année doivent en principe avoir les connaissances nécessaires, à leur niveau, pour traiter cet exercice. Je vais commencer par donner le sujet, puis je donnerai un devoir type rédigé par mes soins que j’expliquerai étape par étape et, enfin, je donnerai quelques conseils spécifiquement destinés aux étudiants de première année.

Le sujet du commentaire d’arrêt

Commentez l’arrêt rendu le 10 mai 2005 par la chambre commerciale de la Cour de cassation (Bull. civ. IV n° 100, p. 105 ; n° de pourvoi : 03-17.618) :

Attendu, selon l’arrêt déféré (Douai, 28 novembre 2002), que M. X…, producteur de primeurs au Maroc (l’expéditeur) ayant fait réaliser plusieurs acheminements de marchandise par la société Transfrisur (le transporteur) à destination de son commissionnaire en France, la société Honoré primeurs, (le destinataire), le transporteur a assigné le destinataire en paiement du fret ; que la cour d’appel a rejeté la demande ;

Sur le premier moyen, pris en ses deux branches :

Attendu que le transporteur reproche à l’arrêt d’avoir ainsi statué, alors, selon le moyen : (moyen non reproduit)

Et sur le second moyen :

Attendu que le transporteur fait encore le même reproche à l’arrêt, alors, selon le moyen, que la loi nouvelle régit immédiatement les effets des situations juridiques ayant pris naissance avant son entrée en vigueur et non définitivement réalisées ; que l’action directe du voiturier en paiement de ses prestations trouve son fondement dans la loi du 6 février 1998 et non dans les contrats conclus entre les parties, desquels il n’est résulté pour celles-ci aucun droit acquis ; qu’ainsi, le transporteur créancier du fret impayé postérieurement à la loi du 6 février 1998, pouvait exercer une action directe à l’encontre du destinataire de la marchandise, peu important que les contrats de transport aient été conclus antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi nouvelle ; qu’en décidant le contraire, la cour d’appel a violé l’article 2 du Code civil, ensemble l’article 10 de la loi du 6 février 1998, devenu l’article L. 132-8 du Code de commerce ;

Mais attendu que la loi du 6 février 1998 n’est pas applicable aux contrats conclus antérieurement à son entrée en vigueur ;

que l’arrêt, qui relève que les contrats de transport litigieux ont été conclus en mars et avril 1997 n’encourt pas le grief du pourvoi ; que le moyen n’est pas fondé ;

PAR CES MOTIFS :
REJETTE le pourvoi ;
Condamne la société Transfrisur aux dépens ;
Vu l’article 700 du nouveau Code de procédure civile, rejette la demande de la société Transfrisur et la condamne à payer à la société Honoré primeurs la somme de 2 000 euros ;

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L’absence d’immunité civile de l’enfant mineur en présence de parents responsables rappelée

Obs. sous civ. 2e, 11 sept. 2014, n° 13-16.897 (à paraître) :

Il est des règles jurisprudentielles qui paraissent tellement certaines qu’elles ne sont plus contestées devant la Cour de cassation. Les années passent et l’absence de pourvoi empêche la Haute juridiction de rappeler ces règles, ce qui peut finir, paradoxalement, par semer le doute. Une piqûre de rappel est donc toujours la bienvenue, aussi évidente la solution puisse-t-elle paraître.

Une telle occasion a été récemment offerte à la Cour de cassation par un pourvoi dont l’unique moyen affirmait sans ambages que « la responsabilité des parents du fait de leur enfant mineur fait obstacle à ce que celui-ci soit personnellement tenu à indemniser la victime ». La deuxième chambre civile aurait pu se contenter de rejeter le pourvoi dans un arrêt inédit, au lieu de cela elle rend un arrêt publié comportant un attendu de principe on ne peut plus clair : « la condamnation des père et mère sur le fondement de l’article 1384, alinéa 4, du code civil ne fait pas obstacle à la condamnation personnelle du mineur sur le fondement de l’article 1382 du code civil ». Il aurait pu être tentant d’accorder à l’enfant une immunité civile sur le fondement de l’article 1384, alinéa 4, du Code civil à l’instar de celle dont jouit le préposé sur le fondement de l’alinéa 5 du même article. Le pourvoi allait en ce sens mais cette solution est rejetée sans aucune ambiguïté par la Cour de cassation. Les parents et l’enfant sont donc responsables in solidum, à la condition toutefois que l’enfant soit fautif, puisque si le simple fait causal de l’enfant permet d’engager la responsabilité de ses parents(1), elle ne suffit pas en revanche pour engager la responsabilité de l’enfant qui nécessite la preuve d’une faute ou du fait d’une chose se trouvant sous sa garde.

Responsabilité parents immunité civile enfant

La Haute juridiction aurait pu s’arrêter là, mais elle va plus loin, en rappelant que la minorité de l’enfant ne fait pas obstacle à sa responsabilité pour faute sur le fondement de l’article 1382 du Code civil : « Et attendu que l’arrêt retient à bon droit que la minorité de M. X… ne fait pas obstacle à sa condamnation à indemniser la victime pour le dommage qu’elle a subi à la suite de sa faute et qu’il doit l’être in solidum avec ses parents ». Là aussi la solution n’est guère surprenante puisque l’on savait déjà que l’absence de capacité de discernement de l’enfant n’était pas exclusive de sa responsabilité pour faute(2), il en va donc de même, à plus forte raison, de sa minorité.

On relèvera enfin une dernière précision à la toute fin du conclusif, dans un arrêt décidément pédagogique : l’enfant est obligé « in solidum avec ses parents lesquels, seuls, sont tenus solidairement ». Les coresponsables sont en principe tenus in solidum envers la victime et non solidairement du fait de la conjonction de plusieurs principes : l’obligation conjointe est le principe, l’obligation solidaire est donc l’exception(3), donc d’interprétation stricte, or la loi ne prévoit pas de solidarité en cas de cumul de responsabilités. L’obligation in solidum est donc une invention de la jurisprudence pour contourner l’absence de solidarité en matière de cumul de responsabilités. Il existe toutefois une exception en ce qui concerne la responsabilité des parents du fait de leur enfant qui découle de la lettre de l’article 1384, alinéa 4, du Code civil : « le père et la mère (…) sont solidairement responsables du dommage causé par leurs enfants ». Cette exception résulte de la réforme du 4 juin 1970 puisqu’auparavant l’article 1384, alinéa 4, faisait peser la responsabilité sur celui des deux parents qui exerçait la « puissance paternelle », en principe le père.

On rappellera à cet égard que l’obligation in solidum est calquée sur l’obligation solidaire pour les rapports entre codébiteurs (contribution à la dette), mais ne reprend que les effets principaux de la solidarité pour les rapports entre créancier et débiteurs (obligation à la dette). Les effets principaux de la solidarité sont fondés sur la structure de l’obligation solidaire : elle contient un objet unique, mais une pluralité de liens obligatoires. Ainsi, dans l’obligation solidaire comme dans l’obligation in solidum, le créancier peut demander paiement à n’importe quel débiteur, voire à plusieurs débiteurs, et le paiement effectué par l’un ou plusieurs d’entre eux libère les autres vis-à-vis du créancier. Les effets secondaires de la solidarité ne sont pas fondés sur la structure de l’obligation mais sur l’existence supposée d’une communauté d’intérêts entre les codébiteurs qui conduit à considérer que chacun a qualité, dans une certaine mesure, pour représenter les autres. Ainsi, tout acte interrompant la prescription à l’égard de l’un des débiteurs l’interrompt également à l’égard de tous les autres(4) . On estime qu’une telle solution serait trop sévère vis-à-vis des coresponsables qui ne sont liés par aucune communauté d’intérêts, c’est pourquoi l’obligation in solidum ne reprend que les effets principaux de la solidarité.

On aurait tort de penser que ces questions sont purement académiques

On aurait tort de penser que ces questions sont purement académiques puisque la victime aurait de toute façon intérêt à n’assigner que les parents, toujours plus solvables que l’enfant. Cette croyance largement répandue est aussi largement erronée. Dans la majorité des cas l’enfant sera couvert par l’assurance multirisque habitation contractée par ses parents. Celle-ci contient en effet souvent une assurance « responsabilité du chef de famille » couvrant la responsabilité personnelle de l’enfant(5). Les étudiants ne doivent donc pas oublier qu’il faut toujours, dans un cas pratique, envisager à la fois la responsabilité des parents et celle de l’enfant.

L’arrêt est reproduit in extenso ci-dessous. Continuer la lecture

Notes de bas de page :
  1. Arrêt Levert, civ. 2e, 10 mai 2001, n° 99-11.287. []
  2. Arrêt Fullenwarth, ass. plén., 9 mai 1984, n° 80-93.481 ; civ. 2e, 19 févr. 1997, n° 94-19726. []
  3. C. civ., art. 1202. []
  4. C. civ., art. 1206. []
  5. Lamy Droit de la responsabilité civile, éd. 2014, 243-51. []

Obligation de sécurité de moyens renforcée pour le restaurateur quant à l’aire de jeux réservée à la clientèle

Obs. sous civ. 1re, 10 juill. 2014, n° 12-29.637 (inédit) :

Il y a deux ans, par un arrêt remarqué, la Cour de cassation affirmait que la responsabilité du restaurateur ne pouvait être que contractuelle lorsqu’un enfant se blessait, au cours d’un goûter auquel il participait, en faisant usage d’une aire de jeux exclusivement réservée à la clientèle du restaurant (civ. 1re, 28 juin 2012, n° 10-28.492 ; JCP G 2012, 1069, note J. DUBARRY ; Gaz. Pal. 27 sept. 2012, n° 271, p. 9, obs. M. MEKKI ; RTD Civ. 2012, p. 729, obs. P. JOURDAIN). La solution avait de quoi laisser perplexe : s’il y avait bien un contrat en l’espèce, on se demandait comment celui-ci pouvait lier à la fois l’enfant et les parents, ces derniers, victimes par ricochet, demandant réparation d’un préjudice qui leur était propre.

Enfant jouant sur une aire de jeux

Une autre question concernait la nature et l’étendue de l’obligation contractuelle du restaurateur. La Cour de cassation ne s’était pas prononcée sur ce point en 2012, mais les commentateurs ont estimé qu’il s’agissait très probablement d’une obligation de sécurité de moyens (J. DUBARRY, ibid., M. MEKKI, ibid., P. JOURDAIN, ibid.). La Haute juridiction vient de leur donner raison dans un arrêt inédit (civ. 1re, 10 juill. 2014, n° 12-29.637).

La formulation du conclusif est très intéressante : « Mais attendu que l’arrêt, après avoir énoncé à bon droit qu’il incombait à la société Ammara, tenue d’une obligation de sécurité, d’établir qu’elle avait agi avec la diligence et la prudence nécessaires pour prévenir la survenance d’accidents à l’occasion de l’utilisation normale de la structure de jeu (…) ». L’expression « à bon droit » indique que la Cour de cassation exerce sur cette question un contrôle lourd : dans ce type de contrat, l’obligation de sécurité est nécessairement de moyens, les juges du fond qui retiendraient une solution contraire s’exposeraient à une cassation de leur décision en cas de pourvoi. Par ailleurs, c’est au restaurateur que revient la charge de prouver qu’il « avait agi avec la diligence et la prudence nécessaires pour prévenir la survenance d’accidents à l’occasion de l’utilisation normale de la structure de jeu ». La charge de la preuve est inversée car il revient traditionnellement au créancier d’une obligation de moyens de prouver que celle-ci n’a pas été correctement exécutée, c’est-à-dire que le débiteur n’a pas mis en œuvre tous les moyens qu’il s’était engagé à fournir (FLOUR, AUBERT, E. SAVAUX, Droit civil, Les obligations, t. 3, Le rapport d’obligation, Sirey, 8e éd., 2013, n° 201 et s. ; Rép. civ. Dalloz, v° Responsabilité contractuelle, mars 2014, n° 227 ; pour une illustration à propos de l’obligation de sécurité de moyens du médecin, V. civ. 1re, 4 janv. 2005, n° 03-13.579). La doctrine parle parfois d’obligation de sécurité de moyens « renforcée » lorsqu’il revient au débiteur de prouver qu’il n’a pas commis de faute. Il revient donc au restaurateur de prouver qu’il a correctement exécuté son obligation en mettant en œuvre tous les moyens attendus.

La solution est moins sévère pour la victime que l’on pouvait le penser

La solution est logique et finalement moins sévère pour la victime que l’on pouvait le penser dans un premier temps. Elle est logique car le créancier de l’obligation de sécurité joue ici un rôle actif dans son exécution, ce qui emporte traditionnellement la qualification d’obligation de moyens (FLOUR, AUBERT et E. SAVAUX, op. cit., n° 204 ; J. DUBARRY, op. cit.). Elle est moins sévère pour la victime que l’on pouvait le penser car si la responsabilité délictuelle du fait des choses (art. 1384, al. 1er, du Code civil) est traditionnellement présentée comme un régime favorable à la victime, c’est à la condition que la chose soit en mouvement et soit entrée en contact avec le siège du dommage, permettant ainsi à la victime de profiter de la présomption irréfragable de rôle actif de la chose (civ. 2e, 29 mars 2001, n° 99-10.735 ; RTD Civ. 2001, p. 598, obs. P. JOURDAIN). A défaut, la victime devra prouver que la chose était bien l’instrument du dommage, c’est-à-dire prouver l’anormalité de la position de la chose ou de son état (civ. 2e, 11 janv. 1995, n° 92-20.162). Or, dans la majorité des cas, il n’est pas certain que l’aire de jeux et sa position pourront être considérées comme anormales, contraignant ainsi la victime à agir sur le fondement de l’article 1382 du Code civil et donc à prouver une faute du restaurateur (M. MEKKI, op. cit.)… Le terrain contractuel s’avèrera alors plus favorable pour la victime puisque l’obligation de moyens renforcée inverse la charge la preuve : la victime n’aura pas à prouver l’inexécution, ce sera au restaurateur de prouver qu’il a correctement exécuté son obligation de sécurité.

L’arrêt est reproduit in extenso ci-dessous. Continuer la lecture

L’infraction pénale non intentionnelle n’est plus exclusive de l’immunité du préposé

Obs. sous Cass. crim., 27 mai 2014 (n° 13-80.849) :

La faute du préposé engageait initialement à la fois la responsabilité du fait d’autrui du commettant (art. 1384, al. 5, du Code civil, sauf abus de fonctions) et la responsabilité personnelle pour faute du préposé (art. 1382 du même code). Depuis l’arrêt Costedoat rendu par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation en 2000, « n’engage pas sa responsabilité à l’égard des tiers le préposé qui agit sans excéder les limites de la mission qui lui a été impartie par son commettant »(1). La victime peut en réalité toujours assigner l’assureur du préposé, ce qui a conduit la Cour de cassation et la doctrine à parler d’immunité du préposé plutôt que d’irresponsabilité(2).

Les contours de cette immunité ont été précisés très progressivement depuis l’arrêt Costedoat au fil des arrêts rendus par la Cour de cassation. C’est d’abord dans l’arrêt Cousin, en 2001, que l’Assemblée plénière a énoncé que « le préposé condamné pénalement pour avoir intentionnellement commis, fût-ce sur l’ordre du commettant, une infraction ayant porté préjudice à un tiers, engage sa responsabilité civile à l’égard de celui-ci »(3). L’immunité du préposé tombe donc en présence d’une condamnation pénale consécutive à la commission d’une infraction pénale intentionnelle. L’exigence d’une condamnation pénale a ensuite été abandonnée en 2004, la caractérisation d’une faute pénale intentionnelle étant suffisante(4). Puis c’est l’exigence d’une faute pénale intentionnelle qui a été assouplie : une faute pénale qualifiée au sens de l’article 121-3 du Code pénal a été jugée suffisante en 2006 pour faire tomber l’immunité du préposé(5). Ce mouvement de réduction de l’immunité du préposé a atteint son apogée lorsque la deuxième chambre civile a déclaré, en 2007, que le préposé bénéficiait d’une immunité « hors le cas où le préjudice de la victime résulte d’une infraction pénale ou d’une faute intentionnelle »(6). Le préposé engageait donc sa responsabilité personnelle dès lors qu’il avait excédé les limites de sa mission, commis une infraction pénale quelconque ou commis une faute civile intentionnelle, solution sévère pour le préposé mais favorable à la victime dans les rares hypothèses où le commettant serait insolvable et non assuré. Solution également favorable au commettant qui peut, en l’absence d’immunité, intenter un recours subrogatoire contre son préposé.

On pouvait penser que les contours de l’immunité du préposé étaient désormais fixés : on conçoit difficilement comment il serait possible de restreindre davantage cette immunité sans l’anéantir totalement. La chambre criminelle vient pourtant de rendre un arrêt le 27 mai 2014 qui fait à nouveau bouger les frontières de l’immunité, mais cette fois à rebours du mouvement initié depuis l’arrêt Cousin de 2001.

L’infraction pénale non intentionnelle ne fait plus tomber l’immunité du préposé

En l’espèce un salarié, marin pêcheur, chargé par son employeur de placer le produit de la pêche dans la glacière de la criée du port, en a été empêché par une fourgonnette arrêtée devant le bâtiment. Il a pénétré dans le véhicule et l’a déplacé, blessant grièvement, dans la manœuvre, son propriétaire qui chargeait des marchandises par la portière latérale gauche. La Cour d’appel de Poitiers a déclaré le salarié coupable du délit de blessures involontaires, mais lui a néanmoins reconnu une immunité pour les intérêts civils. La chambre criminelle ne casse pas l’arrêt sur ce point et approuve la Cour d’appel d’avoir retenu l’immunité du préposé « condamné pour une infraction non intentionnelle ». Il apparaît donc clairement dans cet arrêt que l’infraction pénale non intentionnelle ne suffit pas à faire tomber l’immunité du préposé.

Port de Calais - Bateaux de pêcheLa position de la chambre criminelle de la Cour de cassation est désormais claire. Celle-ci avait en effet cassé en 2010 l’arrêt d’une cour d’appel qui avait retenu que le préposé, « en conduisant un véhicule automobile sans être titulaire du permis de conduire, (…) n’a pu qu’excéder les limites de la mission qui lui avait été impartie »(7). L’interprétation de l’arrêt n’était cependant pas évidente à l’époque car la chambre criminelle s’était contentée d’affirmer que la commission d’une infraction pénale n’entraînait pas nécessairement un dépassement des limites de la mission, ce qui n’est pas nouveau. Le commettant peut en effet ordonner à son préposé de commettre une infraction pénale, le préposé pourra alors commettre l’infraction pénale sans excéder les limites de sa mission. Cependant la chambre criminelle aurait pu, au lieu de casser l’arrêt, relever que l’infraction pénale, même commise dans les limites de la mission, faisait tomber l’immunité. En ne le faisant pas, on pouvait penser que la chambre criminelle avait adopté une solution différente de celle retenue par la deuxième chambre civile en 2007. Il s’agissait cependant d’une interprétation incertaine, et de surcroît cet arrêt de 2010 était inédit. L’arrêt de 2014 permet de dissiper ces doutes.

Trois lectures de cette solution nouvelle me semblent donc possibles : soit il s’agit d’un rétropédalage de la Cour de cassation qui est allée un peu loin dans le mouvement de réduction de l’immunité du préposé, soit les mots choisis par la deuxième chambre civile en 2007 ont dépassé sa pensée, soit il existe une divergence de jurisprudence entre la deuxième chambre civile et la chambre criminelle. Il faudra attendre de nouveaux arrêts pour dire quelle analyse est la bonne.

L’arrêt se prononce par ailleurs sur l’articulation de la loi du 5 juillet 1985 avec la responsabilité du commettant du fait de son préposé : « les dispositions d’ordre public de la loi du 5 juillet 1985 relatives à l’indemnisation des victimes d’accidents de la circulation n’excluent pas celles de l’article 1384, alinéa 5, du code civil relatives à la responsabilité du commettant du fait du préposé ». La deuxième chambre civile avait déjà affirmé en 2009, dans un arrêt de principe, que « n’est pas tenu à indemnisation à l’égard de la victime le préposé conducteur d’un véhicule de son commettant impliqué dans un accident de la circulation qui agit dans les limites de la mission qui lui a été impartie »(8). Cette solution constitue indéniablement une exception au principe d’exclusivité du régime de la loi de 1985 et a pu être critiquée pour cette raison. La loi de 1985 a en effet pour objectif premier l’indemnisation des victimes, c’est pourquoi son régime est fortement dérogatoire au droit commun, autonome et d’application exclusive. Le régime de l’article 1384, alinéa 5, du Code civil vient ici interférer avec cet objectif poursuivi par le législateur en accordant une immunité au préposé qui prive la victime d’un débiteur supplémentaire.

Le commettant exerce les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction du véhicule par le truchement de son préposé

Cet arrêt nous donne enfin un éclairage intéressant sur le transfert de la garde entre un propriétaire et un commettant. Rappelons que les responsables sur le fondement de la loi du 5 juillet 1985 relative aux accidents de la circulation sont à la fois le conducteur et le gardien du véhicule. Lorsqu’il y a un rapport de préposition, le préposé sera responsable en tant que conducteur, mais il ne pourra jamais être considéré comme gardien – sauf abus de fonctions – la Cour de cassation ayant jugé à plusieurs reprises que « ces deux qualités sont incompatibles »(9). La solution est donc simple lorsque le commettant est propriétaire du véhicule : il est présumé gardien du véhicule, et cette présomption ne peut être combattue puisque la garde ne peut avoir été transférée au préposé. Mais qui sera reconnu gardien du véhicule lorsque le commettant et le propriétaire seront deux personnes distinctes ? La garde est-elle toujours exercée par le propriétaire du véhicule (présomption simple), ou est-elle transférée au commettant dès lors que son préposé devient conducteur du véhicule ? La seconde solution nous semble plus logique, et c’est celle qui a été retenue dans notre arrêt du 27 mai 2014 où la victime était propriétaire du véhicule. Le commettant exerce les pouvoirs d’usage, de contrôle et de direction du véhicule par le truchement de son préposé, concrètement par le biais des ordres qu’il lui donne. C’est en quelque sorte un pouvoir de garde médiat de la chose. Dès lors que le préposé conduit le véhicule, il n’y aurait aucun sens à considérer que le propriétaire en reste gardien au seul motif que les qualités de préposé et de gardien sont incompatibles. Si ni le propriétaire ni le préposé ne peuvent être considérés comme gardien du véhicule, il ne reste que le commettant.

L’arrêt est reproduit in extenso ci-dessous.

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Notes de bas de page :
  1. Cass. ass. plén., 25 févr. 2000, n° 97-17.378, n° 97-20.152 []
  2. « cette immunité n’emportant pas l’irresponsabilité de son bénéficiaire », Cass. civ. 1re, 12 juill. 2007, n° 06-12.624, n° 06-13.790. V. aussi G. Viney, P. Jourdain, S. Carval, Les conditions de la responsabilité, LGDJ, 2013, 4e éd., n° 811-5, p. 1085. []
  3. Cass. ass. plén., 14 déc. 2001, n° 00-82.066. []
  4. « le préposé qui a intentionnellement commis une infraction ayant porté préjudice à un tiers engage sa responsabilité civile à l’égard de celui-ci, alors même que la juridiction répressive qui, saisie de la seule action civile, a déclaré l’infraction constituée en tous ses éléments, n’a prononcé contre lui aucune condamnation pénale », Cass. crim., 7 avr. 2004, n° 03-86.203. []
  5. Cass. crim., 28 mars 2006, n° 05-82.975. []
  6. Cass. civ. 2e, 20 déc. 2007, n° 07-11.679 []
  7. Cass. crim., 19 oct. 2010, n° 09-87.983 []
  8. Cass. civ. 2e, 28 mai 2009, n° 08-13.310. []
  9. Cass. civ. 2e, 1er avr. 1998, n° 96-17.903, et ce n’est pas un poisson d’avril. []

Méthodologie du commentaire d’arrêts comparés

Les étudiants ayant rarement l’occasion de le pratiquer, le commentaire d’arrêts comparés(1) fait souvent peur. Il s’agit pourtant d’un commentaire d’arrêt ayant pour objet deux arrêts au lieu d’un, ni plus ni moins. La base de la méthodologie est donc identique, on peut dire en quelque sorte que la méthodologie du commentaire d’arrêt « classique » fait office de droit commun.

Commentaire d'arrêt comparé

Je ne vais évoquer dans ce billet que les règles spéciales propres à la méthodologie du commentaire d’arrêts comparés. Je vous recommande par conséquent la lecture préalable de ces deux précédents billets :

Les spécificités du commentaire d’arrêts comparés sont peu nombreuses : sur le fond, il s’agit de comparer ; sur la forme, il suffit d’apporter quelques ajustements afin de s’adapter à la présence de plusieurs arrêts au lieu d’un seul. Les quelques observations qui vont suivre relèvent finalement du bon sens.

Sur le fond : comparaison n’est pas addition

Si dire que le commentaire d’arrêts comparés a pour objet la comparaison de deux ou plusieurs arrêts relève du truisme, encore faut-il s’entendre sur la méthode à employer pour comparer.

Il est impossible de comparer deux arrêts si on les discute successivement et isolément. Autrement dit, le commentaire d’arrêts comparés n’est pas l’addition de deux commentaires isolés de deux arrêts. Les plans du type I) Discussion du premier arrêt / II) Discussion du second arrêt sont donc dirimants.

Si l’on donne deux arrêts à commenter dans un même devoir, c’est nécessairement qu’il existe un lien logique entre ces arrêts. La découverte de ce lien logique est l’objet même de la comparaison, une étape essentielle à la réussite de l’exercice.

Les deux arrêts peuvent par exemple traiter une problématique juridique identique, et y apporter deux solutions divergentes. Il faudra alors mettre en exergue cette divergence dans les développements (sens), tenter de l’expliquer (revirement, divergence de jurisprudence, etc. ; c’est la portée), et y porter un regard critique en évoquant les avantages et inconvénients de chacune des deux solutions pour éventuellement dégager celle qui semble préférable (valeur). On retrouve finalement le fameux triptyque sens-valeur-portée, comme dans le commentaire d’arrêt classique.

Parfois la divergence des deux solutions ne sera qu’apparente, un arrêt pouvant consacrer un principe, l’autre une exception à ce principe. Il y a alors de fortes chances que le meilleur plan soit un plan de type I) Principe / II) Exception. Il est vrai que cela revient finalement à un plan du type I) Discussion du premier arrêt / II) Discussion du second arrêt mais cette summa divisio permet ici de mettre en exergue l’articulation logique entre les deux arrêts, les deux solutions, et c’est l’objet même du commentaire d’arrêts comparés.

Les deux arrêts peuvent aussi, plus rarement, traiter deux problématiques différentes mais se rapportant à une notion commune, la combinaison des deux arrêts permettant alors de déterminer ou de préciser le régime juridique de la notion.

Sur la forme : quelques ajustements à apporter à l’introduction

L’introduction est extrêmement formaliste dans le commentaire d’arrêt classique : on doit toujours y retrouver une phrase d’accroche, les faits, la procédure, la problématique, la solution de la Cour de cassation et l’annonce de plan. Ces éléments doivent toujours apparaître dans cet ordre, et doivent en principe être identiques d’une copie à l’autre à l’exception de la phrase d’accroche et de l’annonce de plan.

L’introduction du commentaire d’arrêts comparés est un peu moins balisée. On doit y retrouver exactement les mêmes éléments, mais certains vont se dédoubler du fait de la présence de deux arrêts au lieu d’un seul. Les deux arrêts doivent donc évidemment être présentés dans l’introduction, mais l’organisation de la présentation de ces deux arrêts est abandonnée à la sagacité de l’étudiant. Il s’agira ici de s’adapter à la morphologie des arrêts à comparer. Si les deux arrêts ont des faits similaires et une problématique commune, il sera sans doute préférable de « mélanger » les deux fiches d’arrêt pour déboucher in fine sur la problématique commune, la ou les solutions (selon qu’elles sont identiques ou différentes) et l’annonce de plan. Si les deux problématiques sont différentes, il sera alors sans doute préférable de dérouler successivement les deux fiches d’arrêt, puis de dégager éventuellement une problématique de la confrontation des deux arrêts, problématique que l’on traitera dans les développements.

Certains éléments restent cependant invariables. D’une part tous les éléments de l’introduction du commentaire d’arrêt « classique » doivent figurer dans l’introduction du commentaire d’arrêts comparés, la seule différence étant que certains de ces éléments vont se dédoubler et l’étudiant jouira alors d’une certaine liberté quant à l’organisation de ces éléments dédoublés. D’autre part l’introduction doit toujours commencer par une phrase d’accroche et se terminer par l’annonce du plan.

On notera enfin que plus le nombre d’arrêts à comparer sera élevé, plus l’étudiant pourra prendre des libertés avec la méthode traditionnelle de l’introduction dans le commentaire d’arrêt classique. En effet, dès lors qu’il y a trois arrêts ou plus à commenter, il devient fastidieux de développer trois fiches d’arrêt ou plus dans l’introduction : cela sera pénible pour l’étudiant comme pour le correcteur et n’apportera pas grand chose au devoir. Ce surcroît de liberté pourra profiter à l’étudiant s’il l’exploite intelligemment. Il s’agira de présenter les éléments intéressants des différents arrêts afin que l’on puisse saisir, pour chacun d’entre eux, l’enjeu et la réponse apportée par la Cour de cassation. Cette présentation devrait logiquement déboucher sur une problématique plus large découlant directement des arrêts à commenter et donnant l’impulsion aux développements qui vont suivre. La mécanique élémentaire est finalement identique à celle d’un commentaire d’arrêt classique, d’une dissertation ou d’un commentaire de texte : le début de l’introduction doit permettre, progressivement, de replacer le sujet dans son contexte et de dégager son intérêt, ce qui aboutit à une mise en tension du sujet dans la problématique générale qui donnera l’impulsion aux développements qui répondront à cette problématique.

 

Pour conclure, il n’y a pas une méthode unique et universelle du commentaire d’arrêts comparés : il faut adapter avec intelligence la méthodologie du commentaire d’arrêt classique à la morphologie des arrêts à comparer. L’essentiel est que les choix de l’étudiant apparaissent naturels et cohérents au correcteur à la lecture du devoir et que l’objectif de l’exercice, à savoir la comparaison, soit bien atteint.

N’hésitez pas à poser vos questions dans les commentaires de ce billet, elles me permettront peut-être de compléter cette méthodologie.

Notes de bas de page :
  1. Commentaire d’arrêts comparés, commentaire d’arrêt comparé, commentaire d’arrêts comparé, commentaire comparé d’arrêts, commentaire comparé, toutes ces variantes orthographiques peuvent être défendues. En l’absence de convention d’usage bien établie en la matière, et après un débat passionné avec quelques collègues, j’ai opté pour l’écriture « commentaire d’arrêts comparés » qui me semble la moins critiquable sur le fond, même si ce n’est à mon sens pas la plus esthétique. []

Le fichier clients non déclaré à la CNIL est hors du commerce juridique

Obs. sous Cass. com., 25 juin 2013 (n° 12-17.037) :

L’article 22 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 impose une déclaration des traitements automatisés de données à caractère personnel. Cette déclaration doit être antérieure au traitement et se fait auprès de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, plus communément désignée par son acronyme CNIL. Qu’advient-il lorsqu’une personne omet de déclarer un fichier, et le cède à un tiers ? Ce contrat de vente est-il valable ? C’est la question à laquelle a dû répondre la chambre commerciale de la Cour de cassation dans un arrêt du 25 juin 2013.

Logo CNILEn l’espèce une société a constitué un fichier informatisé de 6 000 clients sans le déclarer préalablement à la CNIL comme le prescrit pourtant l’article 22 de la loi du 6 janvier 1978. Le fichier est cédé à un particulier qui demande ensuite l’annulation de la vente.

L’acquéreur est débouté de sa demande et la Cour d’appel de Rennes confirme le jugement par un arrêt du 17 janvier 2012 au motif que « si le traitement du fichier clients de la société BOUT-CHARD doit faire l’objet d’une déclaration simplifiée qui en l’espèce n’a pas été faite, il apparaît que la loi n’a pas prévu que la sanction de l’absence de déclaration du traitement du fichier clients soit la nullité du fichier, son illicéité, de sorte que la vente du fichier portant sur ce fichier serait nulle, pour l’illicéité d’objet, ou pour illicéité de cause ».

On éprouve quelque difficulté à concevoir comment un fichier informatique pourrait être « nul ». La nullité est une fiction juridique, un droit de critique qui ne peut concerner qu’un acte juridique. Le fichier informatique relève du domaine du factuel et ne peut donc pas être « nul ». Il peut être illicite, hors du commerce juridique, mais il ne peut pas être nul, cela n’aurait aucun sens. Si l’on excepte cette imprécision terminologique, l’argument de la Cour d’appel de Rennes parait convaincant de prime abord : la loi de 1978 ne sanctionne pas le fichier en lui même en cas de non déclaration préalable. En effet, l’arsenal des sanctions prévues aux articles 45 et suivants de la loi concerne exclusivement le responsable du fichier : la CNIL peut prononcer un avertissement, une sanction pécuniaire pouvant aller jusqu’à 150 000 euros, ou encore une injonction de cesser le traitement. Rien n’indique que le fichier en lui-même ne pourrait être cédé. Les sanctions subjectives semblent donc préférées aux sanctions objectives.

La Cour d’appel poursuit un peu plus loin dans son arrêt que « la déclaration simplifiée peut être faite à tout moment », sous-entendu que l’acquéreur du fichier a la possibilité d’effectuer lui-même la déclaration postérieurement à la vente pour pouvoir exploiter le fichier clients en toute légalité et ainsi faire cesser tout risque d’éviction de la chose vendue.

Pourtant l’arrêt est cassé au double visa de l’article 1128 du Code civil et de l’article 22 de la loi du 6 janvier 1978 : « en statuant ainsi, alors que tout fichier informatisé contenant des données à caractère personnel doit faire l’objet d’une déclaration auprès de la CNIL et que la vente par la société Bout-Chard d’un tel fichier qui, n’ayant pas été déclaré, n’était pas dans le commerce, avait un objet illicite, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

La solution semble opportune car elle confère une effectivité beaucoup plus importante aux prescriptions de l’article 22 de la loi de 1978. Certes on pourrait autoriser le commerce des fichiers non déclarés à la CNIL, à charge pour l’acquéreur, qui devient responsable du fichier à la place du vendeur, de régulariser la situation en le déclarant à la CNIL sous peine de s’exposer aux sanctions prévues aux articles 45 et suivants. Mais donner un blanc seing à ces contrats risquerait de créer une sorte de commerce sous-terrain des fichiers non déclarés : tant que la CNIL n’est pas informée de l’existence de ces fichiers, le vendeur comme l’acquéreur ne risquent rien, et si le contrat de vente est juridiquement inattaquable ni le vendeur ni l’acquéreur n’ont intérêt à déclarer le fichier. A contrario déclarer ces contrats nuls pour objet illicite retire toute valeur marchande aux fichiers illicites non déclarés et oblige les propriétaires de tels fichiers à les déclarer avant de pouvoir les mobiliser par le biais d’un acte juridique.

Cette jurisprudence de la chambre commerciale de la Cour de cassation a donc pour effet d’immobiliser juridiquement les fichiers non déclarés en les plaçant hors du commerce juridique : ils ne peuvent pas faire l’objet d’actes juridiques, ces derniers sont nuls. Le propriétaire du fichier non déclaré peut donc l’exploiter personnellement, mais le jour où il voudra mobiliser le fichier en faisant intervenir un tiers dans son exploitation par le biais d’un acte juridique (acte de cession, licence d’utilisation, etc), il devra régulariser sa situation en déclarant le fichier. S’il tente de passer outre et de conclure malgré tout un contrat ayant pour objet le fichier non déclaré, alors le contrat sera nul, et ce ne sera que justice : le propriétaire du fichier a voulu ignorer le droit en ne déclarant pas son fichier, le droit ignorera son contrat en refusant de lui reconnaître une quelconque force obligatoire et d’apporter son concours à son exécution forcée. Une solution fortement comminatoire et qui ne nécessite la mise en œuvre d’aucune sanction pécuniaire, d’aucune injonction de faire. Une simple fiction juridique, la nullité, suffit. Et cette sanction est automatique, elle ne requiert pas l’intervention, trop rare en pratique, de la CNIL, contrairement aux sanctions énumérées dans la loi de 1978 : le titulaire du fichier sait que son contrat sera nul s’il ne déclare pas préalablement son fichier, or à quoi bon conclure un contrat que l’on sait nul alors que l’intérêt du contrat est d’être un instrument d’anticipation censé offrir prévisibilité et sécurité juridique ?

L’arrêt est reproduit in extenso ci-dessous.

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Résolution et survie des clauses relatives à la résiliation unilatérale

Obs. sous Cass. com., 3 mai 2012 (n° 11-17.779 ; D. 2012, p. 1719, note A. Étienney de Sainte-Marie ; JCP G 2012, 901, note A. Hontebeyrie ; RLDC 2012, n° 95, p. 14, obs. E. Pouliquen) :

La chambre commerciale de la Cour de cassation a rendu le 3 mai 2012 un arrêt très énigmatique. La solution se situe au confluent de deux débats doctrinaux animés par une jurisprudence incertaine, la question de la nature et des effets de la résiliation unilatérale consacrée par l’arrêt Tocqueville (civ. 1re, 13 oct. 1998, n° 96-21.485 ; RTD Civ. 1999, p. 506, obs. J. Raynard ; D. 1999, p. 197, note C. Jamin) d’une part, la question de la survie de certaines clauses à la résolution du contrat pour inexécution d’autre part.

Contrat résilié

En l’espèce, en substance, deux sociétés ont conclu un contrat de service le 2 janvier 2007. Dès le début de l’année 2008, le créancier conteste la qualité des prestations réalisées et retient ses paiements. Le contrat est « interrompu » (sic) sans préavis le 30 juillet 2012 par lettre du groupe dont fait partie la société créancière, puis par lettre de cette dernière le 12 septembre 2008.

Le contrat contenait une clause intitulée « résiliation anticipée » et rédigée en ces termes : « en cas de résiliation anticipée du contrat de manière unilatérale par GFI Monetic [le créancier de la prestation de services], quel qu’en soit le motif, et sauf si ladite résiliation anticipée est causée par une faute constituant une infraction pénale de la société Mansit [le débiteur de la prestation de services] dans le cadre du contrat, celle-ci devra être signifiée à la société Mansit par lettre recommandée avec accusé de réception en respectant un préavis de six mois. De plus, la société Mansit percevra en dédommagement une indemnité d’un montant équivalent à cent jours de facturation ». La société débitrice se fonde sur cette stipulation pour assigner la société créancière en paiement d’une indemnité contractuelle de résiliation et de préavis de 300 000 euros hors taxes. Il y a ici un paradoxe évident à ce que le débiteur responsable de l’inexécution demande le paiement d’une indemnité au créancier du fait de sa résiliation, comme si les positions étaient inversées.

La Cour d’appel de Paris déboute la société débitrice de ses demandes au terme d’une motivation très ambiguë : « la gravité des manquements [de la société débitrice] à ses obligations envers la société SAS GFI Monetic justifi[ait] l’exception d’inexécution dont cette dernière s’est prévalue pour mettre fin au contrat et, en conséquence, la résolution pour inexécution du contrat, aux torts exclusifs de la SAS Mansit, en application des dispositions de l’article 1184 du Code civil. La gravité du comportement de la SAS Mansit, tel qu’il a été exposé ci-dessus, justifiait que la SAS GFI Monetic ait mis fin au contrat de façon unilatérale, le 30 juillet 2008, à ses risques et périls. (…) La résolution pour inexécution du contrat entraîne son anéantissement et donc la disparition des clauses de ce contrat sur lesquelles la SAS Mansit ne peut plus se fonder. Celle-ci ne peut donc se prévaloir de l’article 6 du contrat, concernant la résiliation anticipée ». Cette motivation est ambiguë car elle donne l’impression d’être un condensé de tous les mécanismes envisageables, comme si l’accumulation de fondements rendait la motivation moins soumise à la critique. On retrouve ainsi dans ces motifs l’exception d’inexécution qui aurait « mis fin » (sic) au contrat, la résolution pour inexécution de l’article 1184 du Code civil, et enfin l’attendu de principe de l’arrêt Tocqueville selon lequel la gravité du comportement d’une partie à un contrat peut justifier que l’autre partie y mette fin de façon unilatérale à ses risques et périls.

L’arrêt de rejet de la Cour de cassation aurait pu être l’occasion de mettre un peu d’ordre dans ces motifs, malheureusement il n’en est rien. La solution est approuvée, les fondements restent énigmatiques. La première branche de l’unique moyen ne sera pas commentée ici car elle ne concerne pas le sujet qui nous intéresse. C’est la seconde branche du moyen qui présente un véritable intérêt : « les clauses aménageant à l’avance la rupture anticipée d’un contrat ont vocation à s’appliquer en cas de résolution ou résiliation judiciaires de celui-ci ». Ce à quoi la Haute juridiction répond « qu’ayant retenu que la gravité des manquements de la société Mansit justifiait la résolution du contrat aux torts exclusifs de cette dernière, en application des dispositions de l’article 1184 du Code civil, la cour d’appel en a déduit à bon droit que le contrat résolu étant anéanti, la société Mansit n’était pas fondée à se prévaloir des stipulations contractuelles régissant les conditions et les conséquences de sa résiliation unilatérale par la société GFI Monetic ».

Plusieurs interprétations de cette solution sont possibles. L’une d’entre elles consisterait à conférer une portée générale à la formule selon laquelle « le contrat résolu étant anéanti, la société Mansit n’était pas fondée à se prévaloir des stipulations contractuelles ». Cet arrêt serait alors à rapprocher d’un autre, rendu le 5 octobre 2010 par la même chambre, dans lequel on pouvait lire que « la résolution de la vente emportant anéantissement rétroactif du contrat et remise des choses en leur état antérieur, la cour d’appel en a exactement déduit qu’il n’y avait pas lieu d’appliquer les clauses limitatives de responsabilité » (n° 08-11.630, inédit ; JCP G 2011, 63, obs. P. Grosser ; RDC 2011/2, p. 431, note T. Genicon). Cet arrêt avait été unanimement critiqué, la doctrine ayant toujours considéré que les clauses régissant les effets de l’inexécution et de la résolution avaient vocation à survivre à cette dernière, à l’exclusion de celles qui mettent en œuvre une exécution par équivalent, le créancier devant choisir entre la résolution et l’exécution du contrat. Si cet arrêt de 2012 confirme et même étend le principe affirmé dans l’arrêt de 2010 à toutes les clauses du contrat sans distinction, alors il a de quoi inquiéter. Il existe heureusement des raisons d’en douter.

L’ambiguïté des motifs de l’arrêt d’appel non levée par le conclusif de l’arrêt de la Cour de cassation laisse suffisamment de marge à l’interprète pour esquisser d’autres hypothèses plausibles. Même si certains auteurs considèrent que la distinction entre « résiliation » et « résolution » est galvaudée, y compris par la Cour de cassation (J. Dupichot, Gaz. Pal., 1983, 1, Doctr. 215, obs. sous com. 9 déc. 1981), il est fort probable que l’utilisation de ces deux termes distincts dans un même attendu ne soit pas anodin et ait une signification dans l’esprit des hauts magistrats. Le contrat a été « résolu », « en application des dispositions de l’article 1184 du Code civil », il n’y a donc pas lieu d’appliquer la stipulation contractuelle qui avait vocation à « régir les conditions et les conséquences de la résiliation unilatérale ». Autrement dit la clause avait pour objet la résiliation unilatérale, non la résolution judiciaire, elle n’a donc pas vocation à survivre à cette dernière.

Ce à quoi l’on pourrait rétorquer deux arguments. D’abord, la résiliation unilatérale ne serait-elle pas qu’une forme d’application extrajudiciaire de l’article 1184 du Code civil que l’on aurait amputé de son dernier alinéa ? Le régime de la résiliation unilatérale est encore très incertain, mais les arrêts rendus en la matière par la Cour de cassation semblent indiquer que la résiliation unilatérale est dépourvue d’effet rétroactif, ce qui transparait dans l’expression peu juridique « mettre fin au contrat » employée de manière récurrente depuis l’arrêt Tocqueville (en ce sens, T. Genicon, « Point d’étape sur la rupture unilatérale du contrat aux risques et périls du créancier », RDC 2010, p. 44). Mettre fin au contrat, c’est « mettre un terme anticipé à la relation contractuelle » (ibid.). L’image selon laquelle la résiliation unilatérale ne serait qu’une « sorte de prolongement renforcé de l’exception d’inexécution » a également pu être utilisée (A. Bénabent, Droit civil, Les obligations, Montchrestien, 12e éd., n° 393), ce n’est peut-être pas un hasard si la cour d’appel retient que le créancier « s’est prévalu [de l’exception d’inexécution] pour mettre fin au contrat ».

Mais vient alors un second argument, si la cour d’appel a jugé que le créancier avait « mis fin au contrat de façon unilatérale, le 30 juillet 2008, à ses risques et périls », et si la résiliation unilatérale ne produit pas d’effet rétroactif, pourquoi le contrat a-t-il été anéanti rétroactivement en l’espèce, emportant avec lui la clause de résiliation anticipée ? Peut-être parce que la résiliation unilatérale extrajudiciaire s’est doublée en l’espèce d’une résolution judiciaire fondée sur l’article 1184 du Code civil. Dès lors que la gravité du comportement du débiteur justifie que le créancier mette fin unilatéralement au contrat, ce comportement devrait justifier a fortiori une résolution judiciaire du contrat pour inexécution. Cette analyse est renforcée par la formule « en conséquence » employée par la cour d’appel : « la gravité des manquements à ses obligations envers la SAS GFI Monetic justifi[ait] l’exception d’inexécution dont cette dernière s’est prévalue pour mettre fin au contrat et, en conséquence, la résolution pour inexécution du contrat (…) en application des dispositions de l’article 1184 du code civil ».

Le cheminement intellectuel serait ainsi le suivant : l’exception d’inexécution permet au créancier de mettre fin unilatéralement au contrat de manière non rétroactive, mais la saisine du juge permet d’apporter le caractère rétroactif qui fait défaut à la résiliation unilatérale, et ce par l’application de l’article 1184. L’assimilation du droit général pour une partie d’anéantir rétroactivement un contrat sans recourir au juge serait très difficile pour un droit français qui ne tolère les moyens de justice privée que de manière marginale, sans compter l’insécurité juridique que cela créerait vis-à-vis des tiers -sauf à considérer que l’effet rétroactif ne joue qu’inter partes– et les difficultés liées aux restitutions. Il parait donc plus prudent de considérer que le créancier a seulement le pouvoir de mettre fin au contrat pour l’avenir, pouvoir que l’on pourrait qualifier de « droit de résiliation unilatérale ». Une fois ce droit exercé, le débiteur pourrait alors saisir le juge s’il estime la résiliation abusive (contrôle a posteriori), mais le créancier le pourrait également, pour obtenir la résolution judiciaire du contrat, s’il souhaite in fine que le contrat ne soit pas seulement « interrompu » mais anéanti rétroactivement. Dans ce dernier cas de figure, la résiliation unilatérale extrajudiciaire ne serait qu’une mesure provisoire, transitoire, conversatoire, ce qui correspond bien à l’idée de « prolongement renforcé de l’exception d’inexécution » exprimée par A. Bénabent (op. cit.).

L’arrêt de la Cour de cassation est parfaitement compatible avec cette analyse. Le conclusif répondant à la seconde branche du moyen semble distinguer la résolution judiciaire (1184) de la résiliation unilatérale. En l’espèce il y a bien eu résiliation unilatérale dans un premier temps, mais une résolution judiciaire lui a succédé. La résolution judiciaire opérant rétroactivement, elle efface la résiliation unilatérale qui devient sans objet (on ne peut résilier un contrat qui n’existe pas) et, tel un jeu de dominos qui s’effondre, elle emporte avec elle la stipulation contractuelle régissant les conditions et les conséquences de la résiliation unilatérale qui devient à son tour, ipso jure, sans objet.

Cet arrêt soulève tellement d’interrogations et la jurisprudence offre si peu d’éléments de réponse à l’heure actuelle que l’on risque de se perdre en conjectures. On aurait par exemple également pu s’attarder sur le fait qu’il parait inique que le débiteur responsable de l’inexécution puisse se prévaloir d’une clause lui attribuant une indemnité en cas de résiliation, ce qui a peut-être influé sur la solution. La seule prétention de ces quelques observations est par conséquent de démontrer qu’il est probablement encore trop tôt pour affirmer que, selon la Cour de cassation, la résolution du contrat emporterait avec elle la disparition de toutes les clauses dudit contrat. On ne dispose pour l’instant que de cet arrêt de 2012 au sens très incertain, et de l’arrêt du 5 octobre 2010 déjà évoqué à la portée très incertaine. A propos de ce dernier, le rapport du conseiller rapporteur me fait penser qu’il relève plutôt d’un malentendu. Le conseiller rapporteur conclut en effet que « le moyen invite donc la Cour de cassation à changer sa jurisprudence concernant l’effet rétroactif de la résolution judiciaire d’un contrat », les hauts magistrats ont donc vraisemblablement rejeté le moyen en pensant aller dans le sens d’une jurisprudence constante, d’où l’absence de publication, alors que la solution est en réalité révolutionnaire sur le fond. Les hauts magistrats n’ont donc probablement pas eu la volonté d’opérer un revirement de jurisprudence dans cet arrêt inédit de 2010.

L’arrêt est reproduit in extenso ci-dessous.

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Méthodologie du commentaire d’arrêt : les développements (suite)

Après avoir abordé dans un premier billet la méthodologie de l’introduction du commentaire d’arrêt (dont je vous recommande la lecture préalable), continuons avec la méthodologie du reste du commentaire d’arrêt, à savoir les développements. Je rappelle que je ne formule ici que quelques conseils méthodologiques, sans prétention à l’exhaustivité et sans prétendre détenir la vérité absolue.

Alors que l’introduction est enserrée dans un formalisme lourd et ne doit varier que très peu d’une copie à l’autre, les développements laissent place à plus de liberté. Il y a malgré tout quelques règles à respecter, et on n’atteint pas sur le fond le degré de liberté d’une dissertation dont le sujet peut très souvent être appréhendé sous différents angles selon les affinités de l’étudiant, dans une certaine mesure bien sûr.

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Le délai de paiement de la soulte est sans incidence sur le calcul de la lésion

Obs. sous Cass. civ. 1re, 6 juin 2012 (n° 11-20.062, à paraître) :

La première chambre civile de la Cour de cassation a rendu le 6 juin 2012 un arrêt en matière de partage successoral où se mélangent soulte, délai de paiement et méthode de calcul de la lésion, de quoi donner une solution intéressante à analyser aussi bien techniquement qu’en opportunité.

Etude notariale Département successions

En l’espèce, les biens des successions des père et mère de deux enfants ont été partagés entre ces deux derniers par un acte notarié du 3 juin 2002. Les biens attribués à la fille étant d’une valeur supérieure à sa part successorale, elle devait verser une soulte à son frère. Une première partie de cette soulte, d’un montant inconnu, a été payée au moyen de la cession de droits indivis portant sur un bien déterminé. Une deuxième partie de la soulte, d’un montant de 48 500€, est exigible dès la signature de l’acte de partage. Enfin, une troisième et dernière partie de la soulte, d’un montant de 15 300€, est assortie d’un délai de paiement courant jusqu’au 31 décembre 2003, sans intérêt ni indexation. Je passe rapidement sur le fait qu’il existe une contestation portant sur l’interprétation de la quittance donnée dans l’acte de partage, car cela n’a pas d’incidence sur l’apport de l’arrêt (le demandeur au pourvoi conteste avoir reçu la somme de 48 500€ à titre de soulte alors que la Cour d’appel de Bastia a retenu qu’il en avait consenti quittance aux termes de l’acte notarié).

Le reliquat de la soulte reste impayé et, plutôt que de chercher à obtenir le paiement forcé de celle-ci, son bénéficiaire décide de demander la rescision du partage pour lésion de plus du quart (art. 887 anc. C. civ.). Pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? Probablement parce que les nombreux immeubles attribués à la fille (un appartement, cinq studios et un lot dans un lotissement) ont pris entre temps beaucoup de valeur, et qu’il est alors apparu préférable au copartageant d’obtenir un nouveau partage plutôt que le paiement d’une soulte non indexée et non assortie d’intérêts… L’argumentation développée dans la seconde branche de l’unique moyen est plutôt originale : « il doit être tenu compte, pour le calcul de la lésion, de l’avantage résultant pour un copartageant du délai qui lui a été accordé pour le paiement de la soulte sans intérêt ni indexation ». Selon le demandeur à la cassation, il devrait être tenu compte pour le calcul de la lésion non seulement de l’avantage retiré du délai de paiement accordé sans contrepartie sur les 15 300€, mais aussi de l’avantage retiré du délai qui s’est écoulé depuis l’acte de partage sans que la soulte de 48 500€ n’ait été payée. Autrement dit, en ne payant pas la soulte comptant dès la signature de l’acte de partage, le copartageant s’accorderait en quelque sorte unilatéralement et de facto un délai de paiement qui devrait être pris en compte pour apprécier la lésion, ce délai de paiement ne faisant l’objet d’aucune contrepartie financière (ni intérêt, ni indexation).

La Haute juridiction rejette le pourvoi au motif que « la lésion ne peut jamais résulter que d’une mauvaise évaluation des biens à partager ou d’un allotissement dont la valeur est inférieure à celle à laquelle le co-partageant était en droit de prétendre dans la masse partageable ; que, dès lors, le défaut de paiement prétendu d’une partie de la soulte et l’avantage allégué résultant du délai accordé pour le paiement du surplus payable à terme, sans intérêt, ni indexation, étaient sans incidence sur le calcul de la lésion ».

La soulte peut être analysée en une obligation. Prise sous l’angle de l’actif, l’obligation est une créance, donc un bien qui vient augmenter la valeur du lot de son bénéficiaire. Prise sous l’angle du passif, l’obligation est une dette qui vient au contraire diminuer la valeur du lot du copartageant qui doit la payer. La soulte permet ainsi de rétablir l’équilibre entre la valeur des biens perçus par chaque copartageant et leurs droits respectifs dans l’indivision successorale. Le délai de paiement accordé au débiteur de la soulte dans l’acte de partage n’est par conséquent ni plus ni moins, juridiquement, qu’un terme, donc une modalité de l’obligation. La modalité d’une obligation peut-elle affecter la valeur de cette obligation? Indéniablement. Nul doute qu’une créance de 100 affectée d’un terme de dix ans sans intérêt ni indexation pourra être cédée à un prix moindre qu’une créance de 100 déjà exigible, le cessionnaire prendra en effet un risque beaucoup plus important avec une créance à terme, il courra d’abord le risque que le débiteur devienne insolvable d’ici l’échéance, et il s’exposera également aux effets de la dévaluation monétaire. On peut donc en conclure que la valeur réelle d’une soulte assortie d’un délai de paiement sans intérêt ni indexation est inférieure à sa valeur nominale, dès lors il paraitrait plus équitable de prendre en compte la valeur réelle et non pas la valeur nominale de la soulte pour apprécier la lésion du quart.

Une seconde interprétation est cependant possible qui expliquerait la solution de la Cour de cassation. Le délai de paiement consenti dans l’acte de partage pourrait être analysé en un crédit consenti, à défaut de stipulation contraire, à titre gratuit (M. Grimaldi, Droit patrimonial de la famille, Dalloz action, 2008, 271.83). Le crédit serait, dans une certaine mesure, détachable de l’acte de partage. Ce crédit ne participerait pas activement à l’opération de partage (en influant sur la valeur des lots) mais trouverait sa cause dans un élément extérieur à l’opération de partage, ce serait un « service d’ami » pour reprendre l’expression du doyen Carbonnier (Variations sur les petits contrats in Flexible droit : pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 2001, p. 331), à l’instar du mutuum stipulé sans intérêt. Cette seconde interprétation ne parait pas moins équitable que la première dans la mesure où le copartageant avait tout le loisir de stipuler des intérêts et une clause d’indexation dans l’acte de partage, rien ne l’obligeant par ailleurs à consentir un délai de paiement (art. 832 dern. al. anc. C. civ.).

En ce qui concerne la fraction de la soulte payable comptant mais restée impayée, la Cour de cassation refuse également de prendre en compte le délai écoulé pour calculer la lésion. Cette fois la solution semble s’imposer, il ne faut pas mélanger la question de la valeur du lot tel qu’il est défini dans l’acte de partage avec la question de l’exécution de l’acte de partage qui lui est nécessairement postérieure. Il est évident que l’exécution ou la non-exécution d’un contrat ne peut avoir aucune incidence sur la substance de ce contrat. La rescision pour lésion n’est pas une action conçue pour sanctionner un défaut d’exécution du contrat postérieur à la conclusion de ce dernier, mais pour sanctionner un défaut congénital de l’acte. Le droit français offre d’autres moyens au créancier pour obtenir son dû, en l’espèce le copartageant aurait dû employer les voies d’exécution à sa disposition pour obtenir le paiement de la soulte, la rescision pour lésion n’en étant pas une.

Pour conclure on peut constater que la propension du droit civil français au rejet de la lésion comme cause de nullité d’un contrat est toujours bien vivace. Lorsque la loi admet exceptionnellement la rescision pour lésion du partage successoral, la jurisprudence veille à ce que les modalités de calcul de la lésion ne soient pas trop favorables à celui qui se prétend lésé, sans doute avec le dessein louable de préserver la sécurité juridique et la force obligatoire des contrats.

L’arrêt est reproduit in extenso ci-dessous.

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