La réforme du droit des contrats, source d’inspiration des revirements de la jurisprudence ancienne

Obs. sous Cass. soc., 21 sept. 2017, n° 16-20.103 et 16-20.104 (2 espèces) :

Ces deux arrêts rendus le 21 septembre 2017 par la chambre sociale seront, à n’en pas douter, abondamment commentés dans les jours et mois qui viennent. Daniel Mainguy a déjà formulé à leur propos quelques observations sous l’angle de l’entrée en vigueur immédiate de l’ordonnance de réforme du droit des contrats du 10 février 2016(1).

Les faits étaient fortement similaires dans les deux espèces. Un club de rugby avait formulé une « offre de contrat de travail » à un joueur international puis, quelques mois plus tard, avait indiqué par mail à l’agent du joueur « ne pas pouvoir donner suite aux contacts noués avec ce dernier ». Quelques jours après l’envoi de ce mail, la « promesse d’embauche » signée avait été retournée au club. Le joueur a saisi la juridiction prud’homale afin d’obtenir le paiement de sommes au titre de la rupture du contrat de travail. Il soutenait en effet que la « promesse d’embauche » valait contrat de travail. Plusieurs questions se posaient donc dans ces deux espèces. Premièrement, « l’offre de contrat de travail » doit-elle être qualifiée juridiquement d’offre, ou de promesse unilatérale de contrat ? Deuxièmement, quels sont les effets juridiques de cette offre ou de cette promesse unilatérale de contrat, notamment en ce qui concerne le régime de sa rétractation ?

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Des éléments de réponse à ces questions figurent dans l’ordonnance du 10 février 2016, mais celle-ci n’était a priori pas applicable à ces deux espèces dont les faits s’étaient déroulés en 2012. Rappelons en effet que cette ordonnance énonce, à son article 9, la disposition transitoire suivante  :

Les dispositions de la présente ordonnance entreront en vigueur le 1er octobre 2016.
Les contrats conclus avant cette date demeurent soumis à la loi ancienne.
Toutefois, les dispositions des troisième et quatrième alinéas de l’article 1123 et celles des articles 1158 et 1183 sont applicables dès l’entrée en vigueur de la présente ordonnance.
Lorsqu’une instance a été introduite avant l’entrée en vigueur de la présente ordonnance, l’action est poursuivie et jugée conformément à la loi ancienne. Cette loi s’applique également en appel et en cassation.

Autrement dit, le principe de survie de la loi ancienne pour les contrats conclus avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, proposé par Roubier puis consacré en substance par la jurisprudence, est rappelé par les alinéas 2 et 4 de l’article. C’est pourquoi l’attendu de principe figurant dans les deux arrêts rendus hier interpelle :

Vu les articles 1134 du code civil, dans sa rédaction applicable en la cause, et L. 1221-1 du code du travail ;

Attendu que l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, conduit à apprécier différemment, dans les relations de travail, la portée des offres et promesses de contrat de travail ;

Attendu que l’acte par lequel un employeur propose un engagement précisant l’emploi, la rémunération et la date d’entrée en fonction et exprime la volonté de son auteur d’être lié en cas d’acceptation, constitue une offre de contrat de travail, qui peut être librement rétractée tant qu’elle n’est pas parvenue à son destinataire ; que la rétractation de l’offre avant l’expiration du délai fixé par son auteur ou, à défaut, l’issue d’un délai raisonnable, fait obstacle à la conclusion du contrat de travail et engage la responsabilité extra-contractuelle de son auteur ;

Attendu, en revanche, que la promesse unilatérale de contrat de travail est le contrat par lequel une partie, le promettant, accorde à l’autre, le bénéficiaire, le droit d’opter pour la conclusion d’un contrat de travail, dont l’emploi, la rémunération et la date d’entrée en fonction sont déterminés, et pour la formation duquel ne manque que le consentement du bénéficiaire ; que la révocation de la promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat de travail promis ;

La chambre sociale reprend quasiment mot pour mot des portions des nouveaux articles 1116 et 1124 du Code civil relatifs respectivement à l’offre et à la promesse unilatérale de contrat. Le deuxième de ces articles brise la jurisprudence Consorts Cruz qui conférait une pleine efficacité à la rétractation irrégulière d’une promesse unilatérale de contrat opérée avant la levée de l’option par le bénéficiaire(2). Déjà, par un arrêt très commenté du 24 février 2017, la chambre mixte avait repris mot pour mot, sans le citer, le nouvel article 1179 du Code civil qui fixe les critères de distinction entre la nullité relative et la nullité absolue(3). L’arrêt concernait la nature de la nullité d’un mandat immobilier pour vice de forme et, déjà, la chambre mixte avait jugé que « l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, conduit à apprécier différemment l’objectif poursuivi par les dispositions relatives aux prescriptions formelles que doit respecter le mandat, lesquelles visent la seule protection du mandant dans ses rapports avec le mandataire ».

Pour Daniel Mainguy, il faut voir dans ces arrêts une « application immédiate des normes nouvelles d’ordre public ». Ainsi, l’exigence de survie de la loi ancienne exprimée à l’article 9 de l’ordonnance « en tant qu’elle concerne des dispositions d’ordre public (y compris donc au stade de la formation du contrat) est balayée par la Cour de cassation ».

Interpréter ces arrêts sous l’angle de l’application de la loi dans le temps conduit à des solutions qui paraissent fortement hétérodoxes

La Cour de cassation admettait déjà avant l’ordonnance de 2016 une dérogation au principe de survie de la loi ancienne en matière contractuelle en faveur des dispositions légales nouvelles « qui répondent à des considérations d’ordre public particulièrement impérieuses »(4). Interpréter ces trois arrêts de 2017 sous l’angle de l’application de la loi dans le temps conduit toutefois à des solutions qui paraissent fortement hétérodoxes à au moins trois égards. Premièrement, il semble surprenant de considérer que le critère de qualification des nullités relative et absolue, les définitions de l’offre et de la promesse unilatérale de contracter et leurs régimes respectifs répondent à « des considérations d’ordre public particulièrement impérieuses »(5). Deuxièmement, si on enseigne traditionnellement que le caractère d’ordre public d’une disposition légale nouvelle peut la rendre applicable immédiatement aux effets juridiques futurs des situations contractuelles en cours, la Cour de cassation n’a jamais, à notre connaissance, appliqué une disposition nouvelle pour déterminer les conditions de validité d’un contrat conclu avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle(6). Cela reviendrait non pas à rendre immédiatement applicable aux contrats en cours la disposition nouvelle, mais à conférer à cette dernière un effet rétroactif, ce qui serait bien plus attentatoire à la sécurité juridique. Troisièmement, une partie de la doctrine considère que l’article 9, alinéas 2 et 4, de l’ordonnance a précisément pour finalité d’écarter l’exception jurisprudentielle qui confère une applicabilité immédiate aux dispositions nouvelles d’ordre public(7).

Une lecture des arrêts qui ne conduit pas à conférer un effet rétroactif aux dispositions de l’ordonnance semble possible

Une lecture des arrêts du 24 février et du 21 septembre 2017 qui ne conduit pas à conférer un effet rétroactif aux dispositions de l’ordonnance nous semble possible. Les questions traitées par la Cour de cassation dans ces arrêts ne faisaient l’objet, avant l’ordonnance du 10 février 2016, d’aucune disposition légale. Le critère de distinction des nullités relative et absolue et le régime de l’offre et de la promesse unilatérale de contracter, en raison du silence du Code de 1804, sont de pures créations prétoriennes. Dès lors, on n’est pas dans une hypothèse classique dans laquelle deux dispositions légales précises, tranchant un même problème de droit de deux façons différentes, se succèdent dans le temps. La configuration est, dans les trois arrêts de 2017, légèrement différente : des dispositions légales nouvelles remplacent un régime jurisprudentiel qui n’était pas toujours univoque, en consacrant une partie des solutions anciennes et en innovant sur d’autres points. Il n’est pas aisé d’identifier avec précision les solutions consacrées par l’ordonnance et les points sur lesquels elle innove dès lors que la jurisprudence antérieure n’était pas toujours claire. Par exemple, la question de la sanction irrégulière d’une offre par le pollicitant était discutée(8).

Il est dès lors possible de considérer que la Cour de cassation ne confère pas à strictement parler une portée rétroactive (ou une applicabilité immédiate) à certaines dispositions de l’ordonnance de 2016, mais qu’elle se contente d’effectuer des revirements sur sa jurisprudence applicable aux contrats conclus avant l’entrée en vigueur de cette ordonnance. En retenant une telle analyse, les trois arrêts précités n’apparaissent pas si étonnants que cela. En effet, la Cour de cassation fait évoluer ses jurisprudences en permanence en prenant en compte diverses sources d’inspiration, ce que l’on nomme parfois les « motifs des motifs(9) », notamment les propositions doctrinales, les projets de réforme et parfois même la jurisprudence d’autres chambres ou d’autres juridictions, comme celle du Conseil d’Etat.

Le nouvel article 1179 du Code civil, que la chambre mixte reprend mot pour mot sans le citer dans son arrêt du 24 février 2017, ne fait que consacrer la jurisprudence antérieure. La nature de l’intérêt protégé n’a pas été érigée en critère de distinction des nullités relative et absolue du jour au lendemain par la Cour de cassation. C’est le fruit d’une lente évolution du paradigme que l’on doit en grande partie à la doctrine. Notamment grâce à l’oeuvre de Japiot, la théorie dite moderne des nullités s’est progressivement imposée en lieu et place de la théorie classique qui concevait l’acte juridique comme un organisme vivant et la nullité comme une maladie l’affectant(10). Avant l’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016, il semblait acquis que la jurisprudence avait globalement assimilé la théorie moderne des nullités et le critère de distinction entre intérêt privé et intérêt général. Pour autant, il serait caricatural de prétendre que le problème était définitivement réglé. Ce critère de qualification, on le sait, pose de très importantes difficultés d’application et est critiqué par de nombreux auteurs dont certains proposent des alternatives(11). La jurisprudence sur cette question était donc déjà en constante évolution avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance de 2016 et il n’était pas rare que les hauts magistrats s’inspirent, pour faire évoluer leur jurisprudence, de telle ou telle proposition doctrinale, ou même des arrêts pris par d’autres chambres que la leur.

La question de la nature de la nullité pour absence de cause est topique (anc. art. 1131 du Code civil). Initialement, on voyait dans le contrat dépourvu de cause un contrat qui, atteint structurellement, était mort-né. Un contrat doit avoir une cause ; un contrat sans cause ne peut pas survivre ; la nullité était donc absolue. Au fur et à mesure que la théorie moderne gagnait du terrain dans la jurisprudence de la Cour de cassation, cette solution devenait de plus en plus critiquée par une partie de la doctrine. L’argument avancé était en substance le suivant : l’absence de cause est ni plus ni moins qu’une forme de lésion poussée à l’extrême ; or un contrat lésionnaire ne porte atteinte qu’à un intérêt privé, celui de la partie victime de la lésion ; la nullité doit donc être relative. La Cour de cassation s’est difficilement laissée convaincre par cette interprétation, le revirement de jurisprudence s’est opéré par vagues successives, chambre par chambre. D’abord la première chambre civile, puis la troisième chambre civile et enfin la chambre commerciale(12). Cette dernière, bien après le revirement opéré par la première chambre civile, continuait à qualifier d’absolue la nullité pour absence de cause. Ce n’est que par un arrêt de 2016 que la chambre commerciale a aligné sa position sur celle des autres chambres. L’intérêt de ce revirement de jurisprudence réside dans la motivation développée retenue par la chambre commerciale. De façon particulièrement inhabituelle à l’époque, la chambre commerciale a expressément constaté la divergence de jurisprudences entre les chambres puis a officialisé son ralliement à la position des autres chambres :

Attendu que la Cour de cassation jugeait depuis longtemps que la vente consentie à vil prix était nulle de nullité absolue (1re Civ., 24 mars 1993, n° 90-21.462) ; que la solution était affirmée en ces termes par la chambre commerciale, financière et économique : « la vente consentie sans prix sérieux est affectée d’une nullité qui, étant fondée sur l’absence d’un élément essentiel de ce contrat, est une nullité absolue soumise à la prescription trentenaire de droit commun » (Com., 23 octobre 2007, n° 06-13.979, Bull. n° 226) ;

Attendu que cette solution a toutefois été abandonnée par la troisième chambre civile de cette Cour, qui a récemment jugé « qu’un contrat de vente conclu pour un prix dérisoire ou vil est nul pour absence de cause et que cette nullité, fondée sur l’intérêt privé du vendeur, est une nullité relative soumise au délai de prescription de cinq ans » (3e Civ., 24 octobre 2012, n° 11-21.980) ; que pour sa part, la première chambre civile énonce que la nullité d’un contrat pour défaut de cause, protectrice du seul intérêt particulier de l’un des cocontractants, est une nullité relative (1re Civ., 29 septembre 2004, n° 03-10.766, Bull. n° 216) ;

Attendu qu’il y a lieu d’adopter la même position ; qu’en effet, c’est non pas en fonction de l’existence ou de l’absence d’un élément essentiel du contrat au jour de sa formation, mais au regard de la nature de l’intérêt, privé ou général, protégé par la règle transgressée qu’il convient de déterminer le régime de nullité applicable ;

La logique des revirements opérés par les trois arrêts de 2017 n’est guère différente. Simplement, au lieu de puiser leur inspiration dans la jurisprudence d’une autre chambre, les hauts magistrats s’inspirent des dispositions de l’ordonnance du 10 février 2016 pour faire évoluer leur jurisprudence régissant les contrats conclus avant le 1er octobre 2016. Cela ne conduit pas, du moins formellement, à conférer une portée rétroactive aux dispositions de l’ordonnance. C’est le revirement de jurisprudence qui est rétroactif.

Ainsi, dans un arrêt du 3 mai de 2009, la chambre commerciale a jugé que « les dispositions de la loi du 15 mai 2001 modifiant l’article L. 441-6 du code de commerce, qui répondent à des considérations d’ordre public particulièrement impérieuses, sont applicables, dès la date d’entrée en vigueur de ce texte, aux contrats en cours ». Une applicabilité immédiate aux effets futurs des contrats en cours est expressément reconnue au nouvel article L. 441-6 du Code de commerce. Dans les trois arrêts de 2017 étudiés, aucune portée rétroactive n’est expressément reconnue aux dispositions de l’ordonnance. Sur un plan formel, l’ordonnance est simplement présentée comme une source d’inspiration du revirement de jurisprudence, tout comme la jurisprudence des autres chambres était présentée comme une source d’inspiration lorsque la chambre commerciale a opéré un revirement de jurisprudence en 2016 sur la question de la nullité pour absence de cause.

Dans l’arrêt du 24 février 2017, on peut lire que « l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, conduit à apprécier différemment l’objectif poursuivi par les dispositions relatives aux prescriptions formelles que doit respecter le mandat ». La note explicative qui accompagne l’arrêt est encore plus claire. Il n’y est aucunement question de rétroactivité ou d’application immédiate de la loi nouvelle. Il est seulement question de « revirement de jurisprudence ». Ainsi, selon Dimitri Houtcieff, « la démarche poursuivie depuis quelque temps par la cour régulatrice – notamment par sa chambre commerciale – est ici clairement affirmée : il s’agit de vivifier les dispositions du Code Napoléon, qui demeurent applicables aux contrats conclus avant le 1er octobre 2016, par une interprétation inspirée du droit nouveau. […] Aussi, tout en admettant conformément à l’ordonnance que les dispositions nouvelles ne s’appliquent pas aux conventions qui sont antérieures à son entrée en vigueur, la cour régulatrice interprète la loi ancienne en s’appuyant sur « l’évolution du droit des obligations, résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ». Plutôt qu’elle ne remet en cause les principes ordinaires de l’application de la loi dans le temps, la Cour de cassation s’ouvre en quelque sorte, par la voie de l’interprétation, à « l’anticipation de la loi dans le temps ». Elle tente ainsi de parvenir à une certaine harmonie des solutions, assurant ce faisant – il est vrai au prix de revirements le cas échéant – une certaine égalité des contractants face à la division chronologique du droit des contrats. La clarté de la motivation enrichie n’en est que plus appréciable(13) ». Nous avions nous-même anticipé cet alignement partiel de la jurisprudence antérieure sur le droit nouveau(14). Ce n’est sans doute pas la première fois que la Cour de cassation modifie sa jurisprudence antérieure à la lumière d’une loi nouvelle non rétroactive. Ce qui surprend, c’est que la Cour de cassation opère cet alignement non pas subrepticement, comme elle en avait l’habitude, mais en expliquant expressément dans les motifs de l’arrêt qu’elle modifie sa jurisprudence antérieure en s’inspirant des dispositions nouvelles de l’ordonnance. Il s’agit là de l’une des conséquences de la nouvelle méthode de rédaction des arrêts de la Cour de cassation qui adopte une motivation légèrement plus développée(15).

La référence à l’ordonnance de 2016 était au demeurant, dans cet arrêt, parfaitement superfétatoire dans la mesure où la Cour de cassation reconnaît elle-même, dans sa note explicative, que « l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations a consacré la distinction jurisprudentielle entre nullité absolue et nullité relative fondée sur la nature de l’intérêt protégé, en énonçant que la nullité est absolue lorsque la règle violée a pour objet la sauvegarde de l’intérêt général, elle est relative lorsque la règle violée a pour seul objet la sauvegarde d’un intérêt privé (article 1179 nouveau du code civil) ». La chambre mixte opère donc un revirement de jurisprudence en s’inspirant d’une disposition nouvelle… qui consacre sa propre jurisprudence ! Le serpent se mord la queue !

Les arrêts de la chambre sociale interviennent sur une question qui faisait l’objet d’une divergence de jurisprudences

Les arrêts de la chambre sociale du 21 septembre 2017 sont encore plus intéressants dans la mesure où ils interviennent sur une question de droit qui faisait l’objet d’une divergence de jurisprudences avec les autres chambres. Les chambres civiles et commerciale ont toujours distingué clairement l’offre de contracter, acte juridique unilatéral, de la promesse unilatérale de contracter, avant-contrat constitutif d’un véritable contrat. En outre, au moins depuis l’arrêt Consorts Cruz de 1993, ces chambres considèrent que la rétractation irrégulière d’une promesse unilatérale de contracter avant la levée de l’option par le bénéficiaire empêche la formation du contrat promis. La jurisprudence de la chambre sociale s’opposait radicalement à ces solutions, puisque le simple fait, pour l’employeur, de proposer à une personne déterminée un emploi et une date d’entrée en fonction était analysé en une promesse d’embauche qui valait contrat de travail(16). Autrement dit, ce qui s’apparentait selon les critères des chambres civiles et commerciale à un simple acte unilatéral était analysé par la chambre sociale en un contrat de travail. Cette solution était à la fois dérogatoire aux définitions de l’offre et de la promesse unilatérale de contracter retenues par les autres chambres et à la jurisprudence Consorts Cruz qui reconnaissait au promettant la possibilité de rétracter efficacement sa promesse avant la levée de l’option, simplement en engageant sa responsabilité civile.

Ainsi, il nous semble que le revirement opéré par la chambre sociale découle d’un double constat opéré par les magistrats de cette chambre. D’une part, il existait une divergence de jurisprudences avec les autres chambres et la chambre sociale était en position minoritaire. D’autre part, le législateur a clairement tranché, par l’ordonnance du 10 février 2016, en faveur de la jurisprudence des autres chambres, sauf en ce qui concerne la sanction de la rétractation irrégulière de la promesse unilatérale de contracter. C’est ce double constat qui motive le revirement de jurisprudence, comme semble le confirmer la note explicative qui accompagne les deux arrêts du 21 septembre 2017 :

« Suivant une méthode adoptée par la Chambre mixte (Ch. mixte, 24 février 2017, n° 15-20.411, publié au Bulletin) la chambre sociale a choisi de réexaminer sa jurisprudence au regard de l’évolution du droit résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, et, en conséquence, d’apprécier différemment la portée des offres et promesses de contrat de travail, même si cette ordonnance n’était pas applicable aux faits de l’espèce. […]

La chambre sociale a pris acte des choix opérés pour l’avenir par le législateur avec l’ordonnance du 10 février 2016 ainsi que de la jurisprudence des autres chambres civiles de la Cour de cassation pour modifier sa jurisprudence en précisant les définitions respectives de l’offre et de la promesse unilatérale de contrat de travail ».

La chambre sociale, par ces deux arrêts, aligne donc sa jurisprudence sur celle des autres chambres en cessant de considérer qu’un simple acte unilatéral de l’employeur puisse être qualifié de promesse d’embauche valant contrat de travail.

Il nous semble audacieux d’affirmer, à ce stade, que ces arrêts opèrent un abandon de la jurisprudence Consorts Cruz

Pour conclure, il nous semble que ces arrêts conduisent de facto à conférer une certaine portée rétroactive aux dispositions de l’ordonnance, mais cette rétroactivité nous semble indirecte et découler de revirements de jurisprudence. Même si le résultat est le même, il existe une différence entre l’analyse de ces arrêts en termes d’application immédiate ou rétroactive de la loi nouvelle et l’analyse en termes de revirements de jurisprudence. Alors que la rétroactivité (ou l’application immédiate) des dispositions nouvelles de l’ordonnance pourrait être guidée par un critère formel, celui des « considérations impérieuses d’ordre public », les revirements de jurisprudence demeurent fondamentalement discrétionnaires(17) et peuvent être motivés (dans le sens « motifs des motifs ») par une multitude de facteurs qu’il est probablement vain de chercher à systématiser. La Cour de cassation décide aujourd’hui d’aligner sa jurisprudence antérieure sur les nouveaux articles 1116, 1124 et 1179 du Code civil. Quelles autres dispositions de l’ordonnance influeront demain la jurisprudence ancienne de la Cour de cassation ? Une telle question nous semble relever, en l’état actuel des choses, de l’art divinatoire. Il nous semble même audacieux d’affirmer, à ce stade, que les deux arrêts du 21 septembre 2017 opèrent un abandon de la jurisprudence Consorts Cruz pour les promesses unilatérales de contracter conclues avant le 1er octobre 2016. En effet, comme nous l’avons vu, la chambre sociale ne suivait déjà pas cette jurisprudence avant l’adoption de l’ordonnance du 10 février 2016. Les deux arrêts du 21 septembre 2017 ne modifient donc pas, sur ce point, la jurisprudence de la chambre sociale et ne sont pas nécessairement représentatifs de la position des autres chambres.

Notes de bas de page :
  1. D. Mainguy, « Nouvelle (et considérable) avancée de l’entrée en vigueur immédiate de la réforme des contrats », 21 sept. 2017, http://www.daniel-mainguy.fr/2017/09/nouvelle-et-considerable-avancee-de-l-entree-en-vigueur-imediate-de-la-reforme-des-contrats.html [consulté le 22/09/2017]. []
  2. Civ. 3e, 15 déc. 1993, n° 91 10.199, Bull. civ. III, n° 174, p. 115 ; D. 1994, p. 507, note F. Benac-Schmidt ; ibid. somm. p. 230, obs. O. Tournafond ; D. 1995, somm. p. 88, obs. L. Aynès ; JCP G 1995, II 22366, note D. Mazeaud ; Defrénois 1994, art. 35845, note Ph. Delebecque ; RTD civ. 1994, p. 588, obs. J. Mestre ; V. notre présentation de l’article 1124, alinéa 2 : C. François, « Présentation des articles 1123 à 1124 de la nouvelle sous-section 3 “Le pacte de préférence et la promesse unilatérale” », La réforme du droit des contrats présentée par l’IEJ de Paris 1, https:/​/​iej.univ-paris1.fr/​openaccess/​reforme-contrats/​titre3/​stitre1/​chap2/​sect1/​ssect3-pacte-preference-promesse/​ [consulté le 22/09/2017]. []
  3. Ch. mixte, 24 févr. 2017, n° 15-20.411 ; D. 2017, p. 793, note B. Fauvarque-Cosson ; ibid., p. 1149, obs. N. Damas ; AJ Contrat 2017, p. 175, obs. D. Houtcieff ; RTD civ. 2017, p. 377, obs. H. Barbier. []
  4. Com. 3 mars 2009, n° 07-16.527, D. 2009, p. 725, obs. E. Chevrier, et 2888, obs. D. Ferrier ; Gaz. Pal. 25 juill. 2009, p. 11, note L. Mordefroy ; CCC 2009, comm. 156, obs. L. Leveneur. []
  5. V. B. Fauvarque-Cossin, « Première influence de la réforme du droit des contrats », D. 2017, p. 793. Pour l’auteur, le nouvel article 1179 du Code civil ne répond pas à des considérations d’ordre public particulièrement impérieuses. []
  6. JCl Civil Code, v° « Synthèse – Application de la loi et de la jurisprudence dans le temps » par S. Gaudemet, 13 janv. 2017, n° 12 et 19. []
  7. O. Deshayes, Th. Genicon et Y.‑M. Laithier, Réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, LexisNexis, 2016, p. 19 et 20 ; nous avons nous-même émis cette hypothèse : C. François, « Application dans le temps et incidence sur la jurisprudence antérieure de l’ordonnance de réforme du droit des contrats », D. 2016, p. 506 et s., spéc. p. 507. []
  8. C. François, op. cit., spéc. p. 508 et 509. []
  9. P. Deumier, « Les « motifs des motifs » des arrêts de la Cour de cassation », Mélanges en l’honneur de Jean-François Burgelin, Dalloz, 2008, p. 125. []
  10. R. Japiot, Des nullités en matière d’actes juridiques, Essai d’une théorie nouvelle, thèse Dijon, Arthur Rousseau, 1909, p. 531 et s. L’attribution à Japiot de la paternité de la summa divisio entre l’intérêt privé et l’intérêt général, aussi classique soit-elle, est considérée par certains comme caricaturale et largement erronée (V. par ex. A. Posez, « La théorie des nullités », RTD civ. 2011, p. 647 : l’auteur parle de « mystification » ; G. Chantepie et M. Latina, La réforme du droit des obligations, Commentaire théorique et pratique dans l’ordre du Code civil, 1re éd., Dalloz, 2016, p. 393, no 472). []
  11. V. par ex. l’article précité d’Alexis Posez. []
  12. Com., 22 mars 2016, n° 14‑14.218, à paraître ; D. 2016, p. 1037, obs. S. Tréard ; RTD civ. 2016, p. 343, obs. H. Barbier ; RTD com. 2016, p. 317, obs. B. Bouloc ; Civ. 3e, 24 oct. 2012, no 11‑21.980, AJDI 2013, p. 540, obs. S. Porcheron ; Civ. 1re, 29 sept. 2004, no 03‑10.766, Bull. civ. I, no 216, p. 181 ; AJ fam. 2004, p. 458, obs. F. Bicheron. []
  13. D. Houtcieff, « Par la loi, mais au-delà de la loi », AJ contrat 2017, p. 175. []
  14. C. François, op. cit., spéc. p. 508 et s. ; billet du 11 février 2016, « L’application dans le temps de la réforme du droit des obligations« . []
  15. Cette évolution n’est plus une surprise, le premier président de la Cour de cassation, Bertrand Louvel, en fait régulièrement la promotion. V. par ex. son discours du 14 septembre 2015, https://www.courdecassation.fr/cour_cassation_1/reforme_cour_7109/travaux_commission_8180/motivation_arrets_7856/cour_cassation_32510.html : « La Cour est ainsi logiquement soumise à une demande de motivation plus développée des arrêts et des avis qu’elle rend. Beaucoup attendent d’elle en particulier qu’elle explicite la part du raisonnement proprement juridique entrant dans la décision et celle des données techniques, économiques et sociales qui l’ont déterminée […] ». []
  16. S. François, « Promesse de vente et promesse d’embauche, Regards croisés sur le sort réservé aux promesses de contrat par la jurisprudence », JCP G 2012, doctr. 529 ; Soc., 25 nov. 2015, n° 14-19.068, inédit. V. aussi la note explicative publiée en même temps que les deux arrêts du 21 septembre 2017 : « La chambre sociale jugeait de façon constante que la “promesse” d’embauche précisant l’emploi proposé et la date d’entrée en fonction valait contrat de travail (Soc., 15 décembre 2010, n° 08-42.951, Bull. V, n° 296 ; Soc., 12 juin 2014, pourvoi n° 13-14.258, Bull. 2014, V, n° 138). Cette solution, qui ne s’attachait qu’au contenu de la promesse d’embauche, était certes protectrice du salarié, mais présentait quelques difficultés en ce qu’elle ne prenait pas en compte la manifestation du consentement du salarié pour s’attacher exclusivement au contenu de l’acte émanant de l’employeur. Ainsi, un acte unilatéral emportait les effets d’un contrat synallagmatique. » []
  17. Dans la limite de l’atteinte aux droits et libertés fondamentaux qui pourrait être sanctionnée par la Cour européenne des droits de l’homme. []

L’application dans le temps de la réforme du droit des obligations

Mise à jour du 02/03/2016 : le présent billet a servi d’ébauche à un article plus complet publié au Recueil Dalloz du 3 mars 2016 : « Application dans le temps et incidence sur la jurisprudence antérieure de l’ordonnance de réforme du droit des contrats », D. 2016, chron., p. 506-509.Couverture Recueil Dalloz 2016 n° 9Le Gouvernement a publié aujourd’hui la très attendue ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations. La teneur générale du texte était connue depuis que la Chancellerie a publié un projet d’ordonnance l’année dernière, mais une question restait en suspens : celle de l’application dans le temps de la réforme. La question est particulièrement sensible en matière contractuelle puisque le contrat est un outil de prévision, il est donc souhaitable que le législateur ne déjoue pas les prévisions des parties. Ce billet propose une synthèse des dispositions transitoires de l’ordonnance et de l’incidence de celle-ci sur le droit positif.

Calendrier réforme droit des obligations

L’entrée en vigueur de l’ordonnance le 1er octobre 2016

La date d’entrée en vigueur d’une loi est la date de sa « mise en application », le « moment où le texte devient obligatoire »(1). Selon l’article 1er du Code civil, les lois « entrent en vigueur à la date qu'[elles] fixent ou, à défaut, le lendemain de leur publication ».

En l’occurrence l’article 9 de l’ordonnance prévoit que toutes les dispositions de celle-ci entreront en vigueur le 1er octobre 2016. Ces dispositions ne pourront donc pas être appliquées avant le 1er octobre 2016. Cela ne signifie cependant pas que toutes ces dispositions deviendront applicables à tous les contrats dès le 1er octobre 2016, des distinctions doivent être faites.

L’application dans le temps des dispositions de l’ordonnance

Selon l’article 2 du Code civil, « La loi ne dispose que pour l’avenir, elle n’a point d’effet rétroactif. » Suite aux propositions de Roubier, la doctrine et la jurisprudence raisonnent désormais essentiellement en termes de situations juridiques. En ce qui concerne les situations juridiques légales formées antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi nouvelle, leurs conditions de formation et leurs effets antérieurs à l’entrée en vigueur de la loi nouvelle demeurent régis par la loi ancienne (la loi « n’a point d’effet rétroactif », selon l’article 2 du Code civil), cependant que leurs effets postérieurs sont immédiatement régis par la loi nouvelle (« la loi ne dispose que pour l’avenir », c’est le principe de l’application immédiate de la loi nouvelle).

Le contrat étant un outil de prévision, les situations juridiques contractuelles sont traitées différemment. La jurisprudence écarte le principe de l’application immédiate de la loi nouvelle et lui substitut un principe dit de « survie de la loi ancienne ». Tous les contrats conclus avant l’entrée en vigueur de la loi nouvelle restent donc en principe régis par la loi en vigueur à l’époque de leur conclusion, aussi bien en ce qui concerne leurs conditions de formation que leurs effets passés et futurs(2). Seuls les contrats conclus après l’entrée en vigueur de la loi nouvelle sont donc, en principe, régis par celle-ci.

Le législateur peut toutefois déroger à ces règles en prévoyant des dispositions transitoires, dans la mesure où l’article 2 du Code civil n’a qu’une valeur légale(3). C’est ce que le Gouvernement a fait avec l’ordonnance du 10 février 2016 dont l’article 9 dispose que :

« Les dispositions de la présente ordonnance entreront en vigueur le 1er octobre 2016.
Les contrats conclus avant cette date demeurent soumis à la loi ancienne.
Toutefois, les dispositions des troisième et quatrième alinéas de l’article 1123 et celles des articles 1158 et 1183 sont applicables dès l’entrée en vigueur de la présente ordonnance.
Lorsqu’une instance a été introduite avant l’entrée en vigueur de la présente ordonnance, l’action est poursuivie et jugée conformément à la loi ancienne. Cette loi s’applique également en appel et en cassation. »

La disposition n’est pas des plus claires, mais il me semble qu’une interprétation littérale de celle-ci permet de comprendre que :

L’alinéa 1er prévoit que l’ordonnance ne pourra commencer à être appliquée qu’à compter du 1er octobre 2016, c’est ce que l’on vient de voir.

L’alinéa 2 rappelle le principe de survie de la loi ancienne en matière contractuelle : les contrats conclus avant le 1er octobre 2016 demeurent régis par la loi qui était en vigueur au moment de leur conclusion, y compris pour leurs effets postérieurs au 1er octobre 2016. Cet alinéa n’est cependant pas superfétatoire, car s’il existe un principe jurisprudentiel de survie de la loi ancienne en matière contractuelle, la Cour de cassation en a consacré quelques exceptions, elle juge notamment que la loi nouvelle s’applique immédiatement aux effets légaux des contrats conclus avant son entrée en vigueur(4). L’alinéa 2 de l’article 9 de l’ordonnance semble exclure expressément cette exception : l’ordonnance ne s’appliquera pas aux contrats conclus avant le 1er octobre sans que l’on ait à distinguer entre leurs effets contractuels et leurs effets légaux.

L’alinéa 3 consacre trois exceptions au principe de survie de la loi ancienne posé à l’alinéa 2 : l’action interrogatoire en matière de pactes de préférence (art. 1123, alinéas 3 et 4), l’action interrogatoire en matière de représentation (art. 1158) et l’action interrogatoire/en confirmation forcée en matière de nullités (art. 1183) sont applicables « dès l’entrée en vigueur de la présente ». Il faut comprendre par là que ces dispositions seront applicables à tous les contrats, passés comme futurs, à compter du 1er octobre 2016. Cette dérogation au principe de survie de la loi ancienne semble raisonnable dès lors que ces actions interrogatoires visent uniquement à renforcer la sécurité juridique des tiers ou des parties sans déjouer les prévisions initiales de celles-ci. On est ici dans une hypothèse d’application immédiate de la loi nouvelle aux contrats en cours et non dans une hypothèse de rétroactivité puisque les effets produits par les contrats avant le 1er octobre 2016 demeurent régis par la loi ancienne(5).

L’alinéa 4, enfin, précise que l’ordonnance ne s’applique pas aux instances en cours et aux instances introduites avant le 1er octobre 2016. Cet alinéa semble superfétatoire puisque l’alinéa 2 dispose que les contrats conclus avant le 1er octobre 2016 demeurent régis par la loi ancienne… La seule hypothèse que pourrait viser cet alinéa est celle dans laquelle une action serait introduite avant le 1er octobre 2016 sur le fondement d’un contrat conclu avant le 1er octobre 2016 et pour laquelle l’une des actions interrogatoires visées à l’alinéa 3 serait exercée, en cours d’instance, après le 1er octobre… L’hypothèse semble hautement improbable.

La tentation de l’interprétation de la loi ancienne à la lumière de la loi nouvelle

En théorie, les contrats conclus avant le 1er octobre 2016 resteront régis par la loi ancienne, hors exceptions visées à l’alinéa 3 de l’article 9 de l’ordonnance. En pratique, on peut se demander si la Cour de cassation ne sera pas tentée de faire évoluer subrepticement son interprétation du droit ancien pour l’aligner progressivement sur le droit nouveau.

Sur certains points le Gouvernement a souhaité « moderniser » le droit des contrats, par exemple en consacrant la cession de dettes. Sur d’autres, le Gouvernement a cherché à codifier à droit constant les solutions jurisprudentielles antérieures pour les rendre plus accessibles, notamment aux juristes étrangers dans l’éventualité d’une uniformisation future du droit des contrats à l’échelle européenne. Pourtant ce travail de codification ne s’effectue pas toujours « à droit constant » car la jurisprudence manquait de clarté sur de nombreuses questions. L’ordonnance opère donc des changements subtils, mais bien réels, du droit positif sur ces questions. Dès lors que ces changements subtils sont généralement motivés par une jurisprudence confuse, il est probable que la Cour de cassation clarifie sa jurisprudence, voire opère des revirements, en s’alignant, sans le dire, sur le texte de l’ordonnance. Cela ne me semblerait pas choquant et me semblerait même parfois opportun, à condition de ne pas opérer de revirements de jurisprudence… pour l’avenir !

Blague à part, il est par exemple acquis en jurisprudence que le pollicitant ne peut rétracter son offre avant l’écoulement du délai dont il l’a assortie, mais la sanction d’une rétractation irrégulière fait l’objet d’un vif débat doctrinal que la Cour de cassation n’a jamais clairement tranché à ce jour. Selon certains, la rétractation irrégulière de l’offre ne peut être sanctionnée que par l’attribution de dommages-intérêts ; pour d’autres, la sanction de l’irrégularité de la rétractation est son inefficacité : la rétractation est considérée comme inefficace et l’acceptation formulée après la rétractation de l’offre, mais avant l’expiration du délai dont elle était assortie, permet de former le contrat. Le nouvel article 1116 du Code civil, introduit par l’ordonnance, dispose en son alinéa 2 que « La rétractation de l’offre en violation de cette interdiction empêche la conclusion du contrat. » Il serait étonnant que la Cour de cassation juge inefficaces les rétractations irrégulières effectuées avant le 1er octobre 2016… Elle va probablement profiter de l’ordonnance pour clarifier sa jurisprudence antérieure en jugeant que la rétractation irrégulière de l’offre, qu’elle soit faite avant ou après le 1er octobre 2016, entraîne la caducité de l’offre et engage simplement la responsabilité de son auteur.

En revanche il est probable que la Cour de cassation ne fasse pas évoluer son interprétation du droit antérieur sur d’autres points, même si elle diverge du droit nouveau. Je pense essentiellement à la jurisprudence Cruz sur la rétractation de la promesse unilatérale de vente. La Cour de cassation a maintenu cette jurisprudence depuis 1993 malgré des critiques doctrinales extrêmement virulentes, il est donc probable que les rétractations de PUV conclues avant le 1er octobre 2016 demeurent efficaces, empêchant le bénéficiaire de la PUV de lever efficacement l’option postérieurement à la rétractation irrégulière. Seules les PUV conclues après le 1er octobre 2016 ne pourront plus être efficacement rétractées avant l’expiration du délai d’option (article 1124, alinéa 2, introduit par l’ordonnance).

La ratification éventuelle de l’ordonnance

L’article 38, alinéa 2, de la Constitution prévoit que les ordonnances « entrent en vigueur dès leur publication mais deviennent caduques si le projet de loi de ratification n’est pas déposé devant le Parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation ». Le texte contient une subtilité, souvent exploitée sous la Ve République, qui permet au Gouvernement d’assurer l’efficacité de son ordonnance sans avoir à obtenir sa ratification par le Parlement. L’ordonnance ne devient en effet caduque que si elle n’est pas déposée au Parlement avant la date fixée par la loi d’habilitation, mais la Constitution ne prévoit aucun délai pour sa ratification. Le Gouvernement ayant une large maitrise de l’ordre du jour des assemblées (c’est un peu moins vrai depuis la révision constitutionnelle de 1995 qui a créé une « niche parlementaire »(6)), il peut s’arranger pour que la question de la ratification ne soit jamais débattue au Parlement.

Dès lors, trois hypothèses sont désormais possibles :

Première hypothèse, la ratification de l’ordonnance n’est jamais débattue au Parlement. Dans ce cas l’ordonnance entrera néanmoins en vigueur le 1er octobre 2016, mais aura une valeur réglementaire. En pratique cela signifie que le Conseil constitutionnel ne pourra pas contrôler la constitutionnalité de l’ordonnance, y compris dans le cadre d’une QPC, mais le Conseil d’Etat sera compétent pour contrôler à la fois sa légalité(7) et sa constitutionnalité(8).

Seconde hypothèse, le Parlement ratifie l’ordonnance, dans ce cas elle acquiert une valeur légale : la loi de ratification pourra être contrôlée par le Conseil constitutionnel. Dans cette hypothèse le Parlement aura la possibilité de modifier l’ordonnance en la ratifiant.

Troisième hypothèse, le Parlement refuse de ratifier l’ordonnance, elle deviendrait alors caduque.

La Garde des Sceaux de l’époque, Mme Taubira, avait annoncé lors des débats sur la loi d’habilitation que l’ordonnance serait soumise à la ratification dans les six mois de sa publication afin que les parlementaires puissent l’amender. Il faut toutefois noter que Mme Taubira a quitté ses fonctions récemment et que les attentats de janvier et novembre 2015 ont eu lieu depuis. Le Gouvernement et le Parlement semblant enlisés dans le débat sur la révision constitutionnelle, il n’est pas certain que la promesse puisse être tenue. Si l’ordonnance peut être débattue au Parlement, il est très peu probable que celui-ci refuse de la ratifier, ce cas de figure ne se produisant jamais(9).

Notes de bas de page :
  1. Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, G. Cornu (dir.), 10e éd., PUF, 2014, v° « vigueur ». []
  2. Cass. civ. 3e, 3 juill. 1979, n° 77-15.552. Ce principe a encore été rappelé récemment par la Cour de cassation : Cass. civ. 1re, 12 juin 2013, n° 12-15.688. []
  3. Si le législateur peut déroger à l’article 2 du Code civil, il y a en revanche des limites constitutionnelles et conventionnelles (essentiellement la Convention EDH) de plus en plus importantes à la rétroactivité de la loi. []
  4. Par « effet légal du contrat » il faut entendre « effet attaché par la loi au contrat », c’est-à-dire un effet que le contrat produit indépendamment de la volonté de ses parties. La Cour de cassation a par exemple jugé en 1981 que l’action directe consacrée par la loi nouvelle en matière de sous-traitance était un effet attaché par la loi au contrat et non un effet contractuel stricto sensu et en a conclu que les dispositions de la loi nouvelle relatives à l’action directe devaient s’appliquer immédiatement aux contrats en cours : Cass. ch. mixte, 13 mars 1981, n° 80-12.125. []
  5. Une action interrogatoire exercée avant le 1er octobre 2016 ne produirait donc aucun effet. []
  6. V. le pénultième alinéa de l’article 48 de la Constitution. []
  7. CE, 12 févr. 1960, Société Eky. []
  8. Cons. constit., déc. n° 2011-219 QPC du 10 févr. 2012, Patrick E. []
  9. M. Verpeaux, Droit constitutionnel français, 2e éd., PUF, 2015, p. 571-572, n° 333. Les deux décisions précitées sont extraites de cet ouvrage. []