De l’appréciation de la perte de chance consécutive à un défaut d’information sur l’adéquation d’un contrat d’assurance groupe à la situation personnelle de l’emprunteur

Obs. sous Cass. 2e civ., 20 mai 2020, pourvoi n° 18-25.440 :

Un particulier a adhéré, pour garantir le remboursement d’un prêt immobilier, au contrat d’assurance groupe souscrit par la banque auprès d’un assureur afin de couvrir les risques décès, invalidité et incapacité. L’emprunteur ayant été victime d’un accident du travail, l’assureur a d’abord pris en charge les échéances du prêt avant de notifier à l’emprunteur son refus du maintien de la garantie en raison d’un taux d’incapacité fonctionnelle ne dépassant pas le minimum prévu par le contrat d’assurance. L’emprunteur assigne alors la banque en réparation de son préjudice découlant d’un manquement de celle-ci à ses devoirs d’information, de conseil et de mise en garde. La cour d’appel considère que le prêteur a effectivement manqué à son devoir de conseil, mais rejette l’action en réparation au motif que l’emprunteur ne démontre pas que, « complètement informé, il aurait contracté une autre assurance qui l’aurait couvert contre l’incapacité de travail qui lui avait été reconnue ». Elle en déduit une absence de préjudice réparable et, plus précisément, l’absence de perte d’une chance de souscrire une assurance garantissant à l’emprunteur le risque d’une incapacité totale de travail. Saisie d’un pourvoi formé par l’emprunteur, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation casse l’arrêt d’appel au visa de l’ancien article 1147 du code civil :

« en statuant ainsi, alors que toute perte de chance ouvre droit à réparation, la cour d’appel, qui a exigé de l’assuré qu’il démontre que s’il avait été parfaitement informé par la banque sur l’adéquation ou non de l’assurance offerte à sa situation, il aurait souscrit, de manière certaine, un contrat mieux adapté, la cour d’appel a violé [l’article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016] »

Mise à jour du 07/12/2021 : Retrouvez ci-dessous mes observations sous cet arrêt, publiées à l’AJ Contrat (AJ contrat 2020, p. 385) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

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La violation par la banque de son « devoir de conseil » (expression retenue par la cour d’appel) n’était pas contestée par le pourvoi car, selon un principe posé par l’assemblée plénière et régulièrement rappelé depuis, « le banquier, qui propose à son client auquel il consent un prêt, d’adhérer au contrat d’assurance de groupe qu’il a souscrit à l’effet de garantir, en cas de survenance de divers risques, l’exécution de tout ou partie de ses engagements, est tenu de l’éclairer sur l’adéquation des risques couverts à sa situation personnelle d’emprunteur, la remise de la notice ne suffisant pas à satisfaire à cette obligation » (Cass. ass. plén., 2 mars 2007, n° 06-15.267 ; D. 2007, 985, note S. Piedelièvre; ibid.  863, obs. V. Avena-Robardet ; D. 2008. 127, obs. H. Groutel ; ibid. 880, obs. R. Martin ; JCP  2007, II, 10098, note A. Gourio ; ibid., I, 158, n° 6, obs. Ph. Simler ; JCP E 2007, 1375, note D. Legeais ; RGDA 2007, 397, note J. Kullmann ; RDI 2007, 319, obs. L. Grynbaum ; RDC 2007, 750, obs. G. Viney ; à propos de l’autonomie de l’obligation d’éclairer du banquier par rapport aux obligations d’information, de mise en garde et de conseil, V. P. Pailler, « Précisions sur les obligations d’information du banquier souscripteur d’une assurance de groupe », D. 2016. Chron. 953). Or, en l’espèce, le prêteur s’était contenté de remettre à l’emprunteur une notice d’information.

La nature contractuelle de la responsabilité du prêteur, que l’on déduit du visa de l’arrêt, est également classique. Les obligations précontractuelles d’information (au sens large) du banquier ont été construites et façonnées par la jurisprudence et celle-ci, faute de fondement textuel plus adapté, a rattaché artificiellement ces obligations au contrat. Ce rattachement est critiqué par la doctrine tant on peine à concevoir comment une obligation précontractuelle d’information pourrait trouver sa source dans un contrat qui n’existe pas encore au moment où elle a vocation à être exécutée (B. Fages, Droit des obligations, 6e éd., LGDJ, 2016, n° 99). L’ordonnance du 10 février 2016, qui n’était pas applicable en l’espèce, pourrait faire évoluer la jurisprudence sur ce point. Il semble peu probable que les obligations d’information du banquier d’origine jurisprudentielle soient rattachées au nouvel article 1112-1 du code civil, l’obligation précontractuelle d’information générale qu’il fonde étant trop corsetée. En effet, cette nouvelle obligation légale ne s’impose qu’à « celle des parties qui connaît une information dont l’importance est déterminante pour le consentement de l’autre » (al. 1er), alors que l’obligation du banquier d’éclairer l’emprunteur lui impose de se renseigner sur les besoins de son client pour pouvoir informer celui-ci du caractère adapté ou non de l’assurance proposée (D. Legeais, J.-Cl. Commercial, Fasc. 344, Assurance de groupe, oct. 2016, n° 13). Le banquier ne peut donc pas exciper de son ignorance pour prétendre échapper à son obligation. En revanche, il est possible que la Cour de cassation trouve dans le nouvel article 1104 du code civil un nouveau fondement textuel aux obligations d’information du banquier. Selon cette disposition, les contrats doivent être négociés et formés de bonne foi. Cela permettrait de conférer une nature extracontractuelle plus orthodoxe à la responsabilité du banquier en cas de manquement à ses obligations précontractuelles d’information, même si un tel changement de nature de la responsabilité n’affecterait probablement pas son régime. Philippe le Tourneau relevait en effet, il y a trois décennies de cela, que le droit des responsabilités professionnelles jouit d’une certaine autonomie qui « permet de dépasser les obsolètes oppositions du droit civil et du droit commercial, de la responsabilité délictuelle et de la responsabilité contractuelle » (« Les professionnels ont-ils du cœur ? », D. 1990. Chron. 21).

1. L’existence d’une perte de chance. La faute et la nature de la responsabilité n’étant pas contestées, c’est l’existence de la perte d’une chance, c’est-à-dire de « la disparition actuelle et certaine d’une éventualité favorable » selon la définition jurisprudentielle classique (V. par ex. Civ. 1re, 21 nov. 2006, n° 05-15.674, JCP G 2007, II, 10181, note F. Ferrière ; ibid., I, 115, n° 2, obs. Ph. Stoffel-Munck ; RDC 2007, 266, obs. D. Mazeaud), qui l’était.

Sur ce point, la motivation de la cour d’appel de Lyon paraît surprenante. Celle-ci reprochait à l’emprunteur de ne pas démontrer que, « complètement informé, il aurait contracté une autre assurance qui l’aurait couvert contre l’incapacité de travail qui lui avait été reconnue ». Or, si l’emprunteur était parvenu à apporter cette preuve, ce n’est pas d’une simple perte de chance d’éviter le préjudice dont il aurait pu obtenir réparation (soit d’une fraction de son préjudice), mais de l’intégralité de son préjudice. En effet, s’il est certain que, dûment informé, l’emprunteur aurait contracté une assurance le couvrant contre l’incapacité de travail, alors on n’est plus en présence de la disparition d’une simple « éventualité » favorable. Ce fonctionnement classique de la notion de perte d’une chance a été illustré notamment par la célèbre affaire Perruche. Pour rappel, dans cette espèce, une femme enceinte avait décidé de recourir à une interruption volontaire de grossesse (IVG) en cas d’atteinte rubéolique et elle n’avait pas pu exercer ce choix en raison d’une erreur de diagnostic médical ayant empêché la détection de la maladie. Dès lors qu’il était certain que la mère aurait eu recours à une IVG si elle avait été informée que le fœtus était atteint par la rubéole, son préjudice ne pouvait pas être une simple perte de chance : tous les préjudices découlant du dommage devaient être réparés (Cass. ass. plén., 17 nov. 2000, n° 99-13.701 ; D. 2001, 332, note D. Mazeaud et note P. Jourdain ; ibid. somm. 2796, obs. F. Vasseur-Lambry ; JCP G 2000, II, 10438, rapp. P. Sargos, concl. contraires J. Sainte-Rose, note F. Chabas ; Gaz. Pal. 2001, 37, note J. Guigue ; Dr. fam. 2001, n° 11, note P. Murat ; CCC 2001, n° 39, note L. Leveneur ; RTD civ. 2001, 103, obs. J. Hauser ; ibid. 149, obs. P. Jourdain ; ibid. 226, obs. R. Libchaber). La cour d’appel de Lyon a donc déplacé l’objet de la preuve : alors que l’emprunteur prétendait prouver la perte d’une simple chance, la cour d’appel a exigé qu’il démontre que, dûment informé, il aurait avec certitude contracté une autre assurance.

La cassation est donc logique. Il restera toutefois à l’emprunteur à démontrer devant la cour d’appel de renvoi qu’il a réellement perdu une chance de souscrire à une assurance plus adaptée. Sur ce point, la deuxième chambre civile guide la cour de renvoi en précisant que « toute perte de chance ouvre droit à réparation ». On se souvient en effet que la première chambre civile, après avoir jugé que « la perte certaine d’une chance même faible est indemnisable » (Civ. 1re, 16 janv. 2013, n° 12-14.439 ; D. 2013. 619, obs. I. Gallmeister, note M. Bacache ; JCP  2013, II, 1291, n° 1, obs. Ph. Stoffel-Munck ; RCA 2013, comm. 108, F. Leduc ; Gaz. Pal. 23 avr. 2013, 14, A. Guégan-Lécuyer ; RTD civ. 2013, 380, obs. P. Jourdain), avait paru revenir sur cette solution en exigeant que la chance perdue soit « raisonnable » (Civ. 1re, 30 avr. 2014, deux espèces, n° 13-16.380, AJ fam. 2014, 570, obs. S. Thouret, et n° 12-22.567, RCA 2014. comm. 215, obs. F. Leduc ; JCP  2014, 1381, note J.-S. Borghetti ; D. 2015, 124, obs. Ph. Brun ; Civ. 1re, 25 nov. 2015, n° 14-25.109). La première chambre civile a fini par réaffirmer la solution de 2013 en jugeant que « toute perte de chance ouvre droit à réparation », « même minime » (Civ. 1re, 12 oct. 2016, n° 15-23.230 ; D. 2016, 46, note J. Traullé ; ibid. 24, obs. Ph. Brun ; RDC 2017, 27, note J.-S. Borghetti), ce que la deuxième chambre civile confirme par le présent arrêt. Il faut toutefois garder à l’esprit qu’au-delà de ces principes dont la bonne application est contrôlée par la Cour de cassation, la détermination du quantum de la chance perdue ne peut être qu’abandonnée au pouvoir souverain d’appréciation des juges du fond ;  ces derniers conservent donc, par ce biais, une marge de manœuvre considérable.

2. La preuve de la perte de chance. Comment l’emprunteur peut-il prouver qu’il a perdu une chance, même minime, de souscrire à une assurance plus adaptée ? Il ressort de la jurisprudence que l’emprunteur doit démontrer la réunion de deux critères.

Le premier critère est objectif : l’emprunteur avait-il la possibilité de souscrire à une assurance plus adaptée à sa situation ? Cela implique, d’une part, que l’emprunteur avait les moyens financiers de souscrire à une assurance offrant une meilleure couverture (les primes étant en principe plus élevées) et, d’autre part, qu’il existait sur le marché des assureurs qui, compte tenu de la situation personnelle de l’emprunteur, auraient pu lui proposer une assurance plus complète que l’assurance groupe à laquelle il a souscrit. La jurisprudence est pour le moins instable sur ce point. Ainsi, dans une affaire où un emprunteur reprochait à la banque de ne pas lui avoir conseillé de souscrire à une assurance couvrant le risque de perte totale irréversible d’autonomie et d’incapacité de travail au-delà de 65 ans, la cour d’appel avait conclu à l’absence de perte de chance au motif que l’emprunteur ne démontrait « pas qu’il aurait pu obtenir d’un autre assureur une garantie de ce type au-delà de l’âge de 65 ans, compte tenu du risque important de survenance d’une maladie invalidante à cette période de la vie ». La chambre commerciale a jugé ce motif « impropre à exclure toute probabilité de réalisation de la perte de chance invoquée » (Com. 13 janv. 2015, n° 13-24.026, inédit). Quelques mois plus tard, dans une espèce très similaire où une cour d’appel avait adopté une motivation quasiment identique, la chambre commerciale rejette cette fois le pourvoi (Com. 1er déc. 2015, n° 14-22.134). Dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt ici commenté, l’emprunteur reprochait à la banque de ne pas l’avoir informé de la méthode de calcul de l’incapacité de travail prévue par le contrat d’assurance, qui ne se basait pas sur la seule notion d’incapacité de travail reconnue par la sécurité sociale, mais qui pondérait ce critère de l’incapacité professionnelle par un critère d’incapacité fonctionnelle. La cour d’appel de Lyon a retenu que « les assurances ne couvrent pas l’incapacité de travail dans les termes de l’incapacité reconnue par la sécurité sociale ». Autrement dit, il n’y aurait pas d’alternative à cette méthode de calcul sur le marché des assurances. Il est pourtant douteux que cette constatation suffise à écarter l’existence d’une perte de chance dans la mesure où l’emprunteur peut toujours souscrire à une assurance qui couvre le risque d’un taux d’incapacité fonctionnelle plus faible.

Le second critère est subjectif : s’il existait sur le marché une assurance plus adaptée à la situation de l’emprunteur et que celui-ci avait les moyens d’y souscrire, l’emprunteur doit encore démontrer qu’il aurait pu avoir la volonté de souscrire à cette autre assurance s’il avait été dûment informé de l’inadéquation du contrat d’assurance groupe à sa situation. En effet, plus les risques couverts par l’assurance sont importants, plus les primes sont élevées et si l’emprunteur, par exemple, avait fait savoir qu’il ne souhaitait pas payer des primes supérieures à un certain montant, cela pourrait être de nature à exclure toute perte de chance. Il a ainsi pu être jugé, dans une autre affaire, qu’il revient aux emprunteurs de rapporter la preuve que, « dûment informés, ils auraient eu la volonté et les moyens de souscrire une assurance plus complète, nécessairement plus coûteuse, alors même qu’ils n’ont pas entendu s’assurer contre le risque de chômage » (Civ. 1re, 29 juin 2016, n° 15-17.502, inédit ; RD bancaire et fin. 2016, comm. 201, obs. J. Djoudi). L’analogie avec l’affaire Perruche est, ici encore, possible. La mère avait légalement la possibilité de faire pratiquer une IVG, mais si elle avait déclaré, pendant sa grossesse, être contre toute IVG par principe, alors elle n’aurait pas pu se prévaloir d’une perte de chance de faire pratiquer une IVG en raison des fautes commises par les professionnels de santé.

Pour illustrer la mise en œuvre de ces deux critères, on peut renvoyer par exemple à un arrêt de la chambre commerciale du 10 mars 2015 (n° 14-10.712, inédit) : l’existence d’une perte de chance y a été exclue, car les emprunteurs n’avaient pas démontré « qu’un autre assureur aurait accepté de garantir le risque lié à [la] pathologie au regard des antécédents avérés, graves et répétés [critère objectif] et que, s’ils avaient trouvé un assureur consentant à les garantir, ils auraient accepté le surcoût nécessairement appliqué par cette autre compagnie [critère subjectif] ».

À retenir : Lorsque la banque manque à son obligation d’éclairer l’emprunteur sur l’adéquation des risques couverts par l’assurance groupe à sa situation personnelle, l’emprunteur ne doit pas prouver qu’il aurait souscrit, de manière certaine, un contrat mieux adapté s’il avait été parfaitement informé. Celui-ci doit simplement établir qu’il a perdu une éventualité favorable, c’est-à-dire qu’il aurait pu, s’il avait été dûment informé, souscrire une assurance plus adaptée. La deuxième chambre civile confirme par ailleurs que « toute perte de chance ouvre droit à réparation », même minime.