Note sous Cass. com., 3 juill. 2024, pourvoi n° 21-14.947 :
« Le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage ». Sans remettre en cause ce principe, énoncé en assemblée plénière à deux reprises, la chambre commerciale en atténue les principaux effets néfastes en admettant que le tiers puisse désormais « se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants ». Ce revirement partiel consacre une solution plus équilibrée entre les intérêts du tiers et ceux du débiteur. Il soulève de nombreuses questions pratiques auxquelles quelques éléments de réponse peuvent déjà être apportés.

Mise à jour du 20/12/2025 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt publié à la Revue Lamy Droit des affaires (« Revirement partiel de la jurisprudence Myr’Ho : enfin un rééquilibrage en faveur du débiteur ! », note sous Cass. com., 3 juill. 2024, RLDA 2024/207, n° 8050) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

1. La doctrine ne doit jamais désespérer de voir ses critiques entendues. Le présent arrêt le démontre une nouvelle fois. Il opère un revirement partiel majeur clair, mais sans aucun signe annonciateur et avec une motivation à peine enrichie. Il reste à espérer que cette réserve ne soit pas le signe d’un revirement précaire que des dissensions internes à la Cour de cassation pourraient remettre en cause.
2. Lorsqu’un tiers cherchait à obtenir la réparation d’un dommage causé par l’inexécution d’un contrat, la Cour de cassation exigeait initialement la démonstration d’une faute délictuelle distincte du manquement contractuel[1]. Cette faute distincte pouvait alors résider, selon la conception classique de la faute délictuelle, soit dans la violation d’une norme spéciale préexistante – autre que la norme contractuelle, en raison de l’effet relatif des contrats –, soit dans la violation du devoir général de prudence et de diligence pesant sur toute personne.
3. Par son célèbre arrêt Myr’Ho ou Boot shop rendu en 2006, la Cour de cassation réunie en assemblée plénière a fini par permettre aux tiers d’invoquer un manquement contractuel. Pour ce faire, elle a été conduite à assimiler les fautes contractuelle et délictuelle : « le tiers à un contrat peut invoquer, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel dès lors que ce manquement lui a causé un dommage »[2].
La solution a été vivement critiquée en ce qu’elle malmenait le principe de l’effet relatif des contrats et les prévisions des parties. Elle plaçait même parfois le tiers dans une situation plus favorable que le créancier lui-même puisque les clauses du contrat, comme les clauses limitatives de réparation, ne lui étaient pas opposables[3].
Ces critiques ainsi que la résistance de certaines de ses chambres n’ont pas empêché la Cour de cassation, de nouveau réunie en assemblée plénière, de réaffirmer clairement cette solution par l’arrêt Bois rouge rendu en 2020[4]. L’arrêt fait reposer cette solution sur un argument d’opportunité assez fruste : la volonté « de ne pas entraver l’indemnisation [du] dommage » causé au tiers par le manquement contractuel (§ 21).
4. C’est dans ce contexte qu’intervient l’arrêt de la chambre commerciale du 3 juillet 2024. L’affaire qui en est à l’origine ne présente aucune originalité. La société Aetna Group Spa fait transporter plusieurs machines lui appartenant en vue de leur exposition dans un salon professionnel. La société Aetna Group France conclut avec une troisième société (l’entrepreneur) un contrat ayant pour objet la manutention et le déchargement de ces machines à l’issue de leur transport. L’une des machines étant endommagée au cours des opérations de manutention, l’assureur de la société Aetna Group Spa indemnise celle-ci, puis exerce une action subrogatoire contre l’entrepreneur.
Conformément à la jurisprudence Myr’Ho, la cour d’appel juge que l’inexécution du contrat liant l’entrepreneur à la société Aetna Group France est constitutive d’une faute délictuelle vis-à-vis de la société Aetna Group Spa. Toujours conformément à cette jurisprudence, elle refuse d’appliquer les clauses limitatives de réparation contenues dans les conditions générales de ce contrat.
5. C’est sur ce dernier point que son arrêt est cassé par la chambre commerciale, au visa des anciens articles 1134 (force obligatoire du contrat) et 1165 (effet relatif du contrat) et du nouvel article 1240 (responsabilité civile délictuelle) du Code civil.
Après avoir rappelé sa jurisprudence Myr’Ho (§ 12), la Cour de cassation apporte une précision inédite : « pour ne pas déjouer les prévisions du débiteur, qui s’est engagé en considération de l’économie générale du contrat et ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même, le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants » (§ 13).
6. Si le principe de l’équivalence des fautes contractuelle et délictuelle n’est pas remis en cause, la possibilité d’opposer à la victime, tiers au contrat, « les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants » est inédite et répond aux principales critiques formulées contre la jurisprudence Myr’Ho.
Ce faisant, la Cour de cassation autonomise l’action en responsabilité délictuelle du tiers qui invoque un manquement contractuel par rapport à l’action délictuelle qui n’est pas fondée sur un tel manquement (I). Le régime propre à cette action demeure toutefois largement à construire, l’arrêt se contentant d’en jeter les fondements (II).
I. L’autonomisation de l’action en responsabilité délictuelle du tiers invoquant un manquement contractuel
7. La Cour de cassation rend désormais opposable au tiers qui invoque un manquement contractuel les « conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants » (A). Elle ouvre ainsi une option au tiers victime d’une inexécution contractuelle entre deux régimes de responsabilité délictuelle selon que celui-ci invoque une faute distincte ou non du manquement contractuel (B).
A. La soumission de l’action aux « conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants »
8. Jusqu’à maintenant, les tiers pouvaient invoquer un manquement contractuel tout en bénéficiant du régime favorable de la responsabilité délictuelle : leur action échappait aux délais de prescription spéciaux applicables à certaines actions en responsabilité contractuelle[5] ; les clauses limitatives de réparation du contrat ne leur étaient pas opposables[6], etc. La jurisprudence Myr’Ho conférait ainsi aux tiers une situation excessivement favorable[7], puisqu’ils pouvaient en pratique se trouver mieux loti que le créancier lui-même[8]. En outre, elle pouvait conduire à déjouer les prévisions des parties au contrat[9].
9. Ces critiques formulées par la doctrine majoritaire ont été entendues par la chambre commerciale qui les reprend à son compte dans sa motivation enrichie pour justifier que, désormais, le tiers-victime « peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants » (§ 13).
10. La parenté avec l’article 1234, alinéa 2, du projet de réforme de la responsabilité civile publié par la Chancellerie en 2017 est patente : « les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants […] sont opposables » au tiers qui invoque un manquement contractuel. Avant lui, l’avant-projet Catala proposait d’adopter une règle similaire[10].
11. Une différence majeure subsiste néanmoins avec l’article 1234, alinéa 2, du projet de réforme, qui confère une nature contractuelle à l’action en responsabilité exercée par le tiers. En effet, la chambre commerciale réaffirme dans son arrêt la nature délictuelle de l’action en réparation du tiers. Partant, comment expliquer que celui-ci puisse « se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants » ? La chambre commerciale ne s’embarrasse pas à résoudre cette nouvelle contradiction avec le principe de l’effet relatif des contrats, adoptant une motivation très faiblement enrichie pour un revirement de cette importance.
12. C’est de nouveau par un pur argument d’opportunité que la haute juridiction cherche à faire oublier cette contradiction. Après avoir exprimé dans l’arrêt Bois rouge sa volonté « de ne pas entraver l’indemnisation [du] dommage » du tiers, la chambre commerciale justifie son revirement partiel par la volonté de « ne pas déjouer les prévisions du débiteur » et de « ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même ». Autrement dit, il s’agit de trouver un juste milieu entre l’objectif d’indemnisation des tiers et la préservation de la sécurité juridique des contractants. À cet égard, il reste deux principaux leviers que la Cour de cassation choisit pour l’instant de ne pas exploiter. Le premier consisterait à restreindre la catégorie des tiers pouvant invoquer un manquement contractuel aux seuls « tiers ayant un intérêt légitime à la bonne exécution » du contrat, comme propose de le faire le projet de réforme de la Chancellerie (art. 1234, al. 2)[11]. Le second levier, expressément rejeté par l’arrêt Bois Rouge, consisterait à restreindre l’assimilation des fautes contractuelle et délictuelle à la seule violation d’une obligation de moyens puisque l’obligation de résultat est classiquement considérée comme l’équivalent contractuel de la responsabilité sans faute en matière extracontractuelle[12].
B. L’ouverture au tiers d’une option entre deux régimes de responsabilité délictuelle selon la nature de la faute délictuelle invoquée
13. La chambre commerciale précise bien que la solution qu’elle dégage concerne « le tiers à un contrat qui invoque, sur le fondement de la responsabilité délictuelle, un manquement contractuel qui lui a causé un dommage ». Ainsi, cette jurisprudence devrait ouvrir une option au tiers victime d’un manquement contractuel, sur le modèle de l’article 1234 du projet de réforme de la Chancellerie. Soit le tiers invoque le manquement contractuel comme fait générateur de son dommage et se trouve alors soumis aux « conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants ». Soit le tiers parvient à prouver une faute délictuelle distincte de ce manquement contractuel – la violation du devoir général de prudence et de diligence ou la violation d’une norme spéciale autre que contractuelle – et échappe alors aux conditions et limites précitées.
La première branche de l’alternative peut faciliter la preuve du fait générateur de la responsabilité délictuelle, mais soumet en contrepartie l’action à un régime potentiellement moins favorable au tiers. Ce dernier aura donc tout intérêt, sur un plan procédural, à invoquer à titre principal une faute délictuelle distincte du manquement contractuel et à invoquer à titre subsidiaire le manquement contractuel.
14. La chambre commerciale crée ainsi une scission au sein de la responsabilité délictuelle de l’article 1240 du Code civil. Il y a désormais deux régimes juridiques différents selon la nature de la faute délictuelle invoquée par le tiers.
Si la faute dont se prévaut le tiers est un manquement contractuel, alors le régime applicable est celui de la responsabilité délictuelle pouvant être aménagé par « les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants ».
Si la faute dont se prévaut le tiers est distincte du manquement contractuel, alors c’est le régime classique de la responsabilité délictuelle qui s’applique, un régime d’ordre public auquel il n’est en principe pas possible de déroger par contrat[13].
15. Ce rééquilibrage de la jurisprudence Myr’Ho, qui était excessivement favorable aux tiers et peu soucieuse de la sécurité juridique des contractants, est bienvenu. Le nouveau régime de l’action en réparation du tiers qui invoque un manquement contractuel suscite toutefois un nombre important d’interrogations.
II. Un régime restant largement à construire
16. La chambre commerciale pose ici les fondations d’un régime juridique propre à l’action en responsabilité délictuelle du tiers qui invoque un manquement contractuel. La spécificité de ce régime repose sur le fait que le tiers victime « peut se voir opposer les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants ». La Cour de cassation recourt ainsi au mécanisme de l’opposabilité (A) et crée la notion de « conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants » dont les contours sont à ce stade très imprécis (B).
A. Le recours au mécanisme de l’opposabilité
17. La Cour de cassation continue de conférer une nature délictuelle à l’action du tiers. Le principe demeure donc que l’action est soumise au régime de l’article 1240 du Code civil. Le présent arrêt y apporte une exception, qui fait désormais sa spécificité : le tiers « peut se voir opposer »les conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants. La première difficulté est de savoir qui peut les lui opposer. Sans doute pas le juge, car il n’est pas usuel de raisonner, vis-à-vis du juge, en termes d’opposabilité. Opposer, c’est « invoquer à l’encontre de »[14]. Le juge n’oppose pas une règle à une partie au litige, il l’applique pour trancher le litige conformément à l’article 12 du Code de procédure civile. Il s’agit donc, selon toute vraisemblance, du débiteur. L’usage de la formule « peut se voir opposer… » semble par ailleurs suggérer que le débiteur dispose d’une simple faculté.
Se dessine ainsi une forme d’opposabilité discrétionnaire et unilatérale : l’action serait soumise en principe aux règles de la responsabilité délictuelle, mais le débiteur et lui seul aurait la faculté d’y déroger en opposant au tiers certaines conditions et limites qui s’appliquent dans ses relations avec son créancier. La solution serait finalement similaire à celle retenue de manière plus explicite dans la réforme belge de la responsabilité civile : le « cocontractant peut invoquer les moyens de défense découlant du contrat qu’il a conclu avec la partie lésée, de la législation en matière de contrats spéciaux et des règles particulières de prescription applicables au contrat »[15].
18. Si cette lecture de l’arrêt était confirmée, on s’orienterait en pratique vers une application des seules conditions de la responsabilité contractuelle qui sont défavorables au tiers. On peut ainsi s’attendre à ce que le débiteur oppose au tiers les clauses limitatives de réparation, les clauses ou dispositions qui réduisent le délai de prescription par rapport au droit commun, l’article 1231-3 du Code civil qui limite la réparation aux seuls dommages prévus ou prévisibles au jour de la conclusion du contrat, etc.
A contrario, le débiteur n’opposera pas au tiers les conditions de la responsabilité contractuelle qui sont favorables à la victime. Ainsi, lorsqu’une clause du contrat augmente la durée de la prescription sur le fondement de l’article 2254 du Code civil, le tiers-victime ne devrait pas pouvoir se prévaloir de cette clause dès lors qu’elle ne lui sera pas opposée. Il devrait en aller de même pour la clause pénale prévoyant une indemnisation forfaitaire supérieure au montant du préjudice réellement subi par le tiers.
B. La délicate détermination de la notion de « conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants »
19. Les contours exacts de la notion de « conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants » sont à ce stade incertains.
20. Le cœur de la notion se situe vraisemblablement aux articles 1231 et suivants du Code civil, qui définissent le régime de l’action en responsabilité contractuelle. Le débiteur pourrait ainsi opposer au tiers la force majeure telle qu’elle est définie en matière contractuelle (art. 1231-1 et 1218) ou la condition de prévisibilité du dommage (art. 1231-3).
L’opposabilité de la condition de mise en demeure préalable prévue à l’article 1231 est, en revanche, incertaine. Dès lors que la chambre commerciale justifie son revirement par sa volonté de « ne pas déjouer les prévisions du débiteur » et de « ne pas conférer au tiers qui invoque le contrat une position plus avantageuse que celle dont peut se prévaloir le créancier lui-même », il semblerait logique de permettre au débiteur d’opposer au tiers la condition de mise en demeure préalable. Toutefois, une telle solution mettrait encore plus la jurisprudence Myr’Ho en porte-à-faux avec le principe de l’effet relatif des contrats. Exiger que le tiers mette préalablement le débiteur en demeure de s’exécuter semble entrer directement en contradiction avec la lettre de l’article 1199 : « les tiers ne peuvent […] demander l’exécution du contrat ».
21. À ce droit commun de la responsabilité contractuelle, on peut sans doute ajouter toutes les « conditions et limites » prévues par des règles spéciales, comme les délais de prescription spéciaux applicables à certains contrats[16].
22. Les « conditions et limites » prévues non par la loi, mais par les parties, peuvent aussi être opposées au tiers, comme les clauses qui aménagent le délai de prescription ou encore les clauses limitatives de réparation, qui étaient d’ailleurs l’objet de l’arrêt commenté.
L’application de ces clauses à des tiers, alors qu’elles n’ont pas été conçues pour cela, suscitera parfois des difficultés. Ainsi, le plafond prévu par la clause limitative de réparation doit-il s’entendre comme un plafond global incluant toutes les actions en réparation fondées sur le manquement contractuel, ou comme un plafond multipliable autant de fois qu’il y a de victimes ? La première option semble difficilement praticable puisqu’elle poserait une question quasiment insoluble de ventilation du montant du plafond entre les différentes victimes. La seconde option, seule véritablement praticable, aboutira à déjouer les prévisions des parties, même si c’est dans une moindre mesure qu’auparavant. Voici un contrat qui stipule que le débiteur ne sera tenu qu’à hauteur de 200 000 euros en cas d’inexécution. Celui-ci ne s’imagine pas qu’il pourra être tenu de verser un tel montant non seulement au créancier, mais aussi à chaque tiers victime de l’inexécution, dont le nombre et l’identité sont souvent difficiles à anticiper au jour de la conclusion du contrat…
Une autre difficulté concerne l’appréciation de la validité de ces clauses limitatives de réparation. Celles-ci sont présumées abusives de manière irréfragable par le droit de la consommation[17]. Faut-il appliquer ce dernier si le tiers-victime est un consommateur, mais que le créancier est un professionnel, ou inversement ? La formule « conditions et limites de la responsabilité qui s’appliquent dans les relations entre les contractants » implique que c’est dans la relation entre les contractants que doit être appréciée la validité de la clause. Il est donc possible d’opposer une clause limitative de réparation à un tiers consommateur si le créancier est un professionnel. Cette solution ne surprendra pas puisqu’elle est déjà appliquée dans les actions en réparation exercées au sein de chaînes de contrats : le débiteur peut opposer au tiers « exerçant une action de nature contractuelle tous les moyens de défense qu’[il] pouvait opposer à son propre cocontractant »[18].
23. Enfin, se présenteront à n’en pas douter un certain nombre de dispositions ou stipulations qu’on hésitera à rendre opposables aux tiers invoquant un manquement contractuel.
Ainsi, qu’en sera-t-il des règles de preuve applicables dans les relations entre les contractants ? Si le contrat porte sur une somme ou une valeur excédant 1 500 euros, le tiers pourra-t-il prouver son existence par tout moyen, comme c’est habituellement le cas[19], ou le débiteur pourra-t-il lui opposer l’article 1359 du Code civil qui exige une preuve par écrit ? Compte tenu de la ratio legis de cette règle probatoire, qui repose notamment sur le constat que les parties peuvent aisément se préconstituer une preuve écrite, ce qui n’est pas le cas des tiers, il nous semblerait inopportun de la rendre opposable aux tiers qui se prévalent d’un manquement contractuel.
Quid, par ailleurs, des clauses relatives aux différends, comme les clauses de conciliation préalable, les clauses attributives de compétence ou les clauses compromissoires[20] ? Sur le plan de l’opportunité, les deux solutions se défendent selon les intérêts que l’on entend faire prévaloir. Il est possible, par faveur pour le tiers-victime, de ne pas aller jusqu’à lui rendre ces clauses opposables. Inversement, il est parfaitement concevable de rendre ces clauses opposables au tiers pour préserver au maximum les prévisions des parties, d’autant plus que cela peut présenter un intérêt en termes de cohérence des décisions rendues. Ainsi, le fait de rendre la clause compromissoire opposable aux tiers permet d’éviter qu’une juridiction arbitrale (action en réparation du créancier) et une juridiction étatique (action en réparation du tiers) aient simultanément ou successivement à apprécier la bonne exécution du contrat avec le risque qu’ils aboutissent à des conclusions divergentes.
24. On l’a vu, il y a des raisons qui peuvent justifier de ne pas rendre opposable au tiers qui invoque un manquement contractuel certaines « conditions et limites » qui s’appliquent entre contractants. Ces raisons varient toutefois selon la condition ou la limite en cause et il n’est donc pas sûr qu’il soit possible de dégager des critères généraux permettant de distinguer les conditions et limites opposables de celles qui ne le sont pas. Une jurisprudence casuistique risque donc de se développer sur cette question.
25. Précisons, enfin, qu’il existe une catégorie de clauses qui doivent être traitées à part, celles qui définissent le contenu obligationnel du contrat. Elles sont nécessairement applicables à l’action du tiers qui invoque un manquement contractuel puisqu’elles permettent précisément de déterminer s’il y a eu un « manquement contractuel », ce qui est une condition préalable. Ainsi, il ne fait guère de doute que les clauses du contrat qui permettent de déterminer si l’obligation du débiteur est de moyens ou de résultat sont invocables tant par le débiteur que par le tiers-victime.
26. Cet arrêt, louable en ce qu’il permet une prise en compte beaucoup plus équilibrée des intérêts antagonistes en présence, soulève un nombre important de questions concrètes dont on peut souhaiter que la Cour de cassation aura rapidement l’occasion de trancher. On peut enfin espérer que les autres chambres se rallieront à ce revirement.
[1] V. par ex., Cass. 1re civ., 7 nov. 1962, Bull. civ. I, n° 465 ; 16 déc. 1997, n° 95-22.321.
[2] Cass., ass. plén., 6 oct. 2006, n° 05-13.255, D. 2006, p. 2825, note G. Viney ; D. 2007, p. 2897, obs. P. Brun et P. Jourdain ; p. 2966, obs. S. Amrani-Mekki et B. Fauvarque-Cosson ; RTD civ. 2007, p. 61, obs. P. Deumier ; p. 115, obs. J. Mestre et B. Fages ; p. 123, obs. P. Jourdain.
[3] L’arrêt Myr’Ho l’illustre puisqu’en l’espèce le contrat contenait une clause exclusive de réparation qui n’a pas été appliquée.
[4] Cass., ass. plén., 13 janv. 2020, n° 17-19.963, D. 2020, p. 416, note J.-S. Borghetti ; p. 353, obs. M. Mekki ; p. 394, point de vue M. Bacache ; AJ contrat 2020, p. 80, obs. M. Latina.
[5] Cass. 2e civ., 6 févr. 2014, n° 13-10.540, D. 2015, p. 1231, obs. M. Bacache ; RTD civ. 2014, p. 371, obs. H. Barbier.
[6] V. l’arrêt Myr’Ho lui-même où la clause exclusive de réparation contenue dans le contrat n’a pas été appliquée.
[7] V. par ex. J.-S. Borghetti, note précitée, D. 2020, p. 416, spéc. n° 28 et s.
[8] M. Bacache, Les obligations, La responsabilité civile extracontractuelle, 4e éd., Economica, 2021, n° 88, p. 96.
[9] M. Espagon, « La prévision contractuelle et l’action en responsabilité du tiers contre le débiteur défaillant », Études offertes à G. Viney, LGDJ 2008, p. 377.
[10] Art. 1342 de l’avant-projet : « Il [le tiers] est alors soumis à toutes les limites et conditions qui s’imposent au créancier pour obtenir réparation de son propre dommage. »
[11] À ce propos, V. Ph. Stoffel-Munck, « La responsabilité délictuelle pour manquement contractuel : quelle perspective en l’absence de réforme ? », Mélanges en l’honneur de Philippe Delebecque, 2024, Dalloz, p. 961, n° 65 et s.
[12] ibid., n° 44 et s.
[13] Cass. 2e civ., 28 nov. 1962, Bull. civ. II, no 755.
[14] Association Henri Capitant, Vocabulaire juridique, 12e éd., PUF, 2018, v° « Opposer », sens 1.
[15] Nouv. art. 6.3 du Code civil belge issu de la loi du 7 févr. 2024.
[16] Le revirement opéré par l’arrêt commenté rend donc caduque la solution issue de l’arrêt Cass. 2e civ., 6 févr. 2014 précité.
[17] C. conso., art. R. 212-1, 6°.
[18] Cass. 1re civ., 7 juin 1995, n° 93-13.898, D. 1996, p. 395, note D. Mazeaud.
[19] Cass. 3e civ., 17 avr. 1991, n° 89-15.898.
[20] À propos de ces dernières, V. Ph. Stoffel-Munck, op. cit., n° 97.










