Réforme du droit des obligations par ordonnance : échec de la CMP, reprise de la navette parlementaire

La réforme du droit des contrats est devenue un véritable feuilleton. Dans les précédents épisodes le Gouvernement avait déposé un projet de loi visant notamment à être habilité à réformer le droit des obligations par voie d’ordonnance(1), puis le Sénat avait supprimé en première lecture cette habilitation par voie d’amendement(2), avant que l’Assemblée nationale ne la réintroduise, également par voie d’amendement(3). Entre temps, le projet d’ordonnance de la Chancellerie a été diffusé sur la toile de façon officieuse(4).

La procédure accélérée étant engagée, le désaccord entre l’Assemblée nationale et le Sénat a débouché sur la réunion d’une commission mixte paritaire hier, le 13 mai 2014, qui n’est pas parvenue à un accord(5). Cela n’est guère surprenant puisque les sénateurs s’étaient opposés à une réforme par voie d’ordonnance à l’unanimité en commission des lois, et à l’unanimité moins une voix lors du vote en séance publique. Les sénateurs en ont fait une question de principe, comme en témoigne la déclaration faite par Jean-Pierre Sueur suite à l’échec de la CMP qu’il présidait : « je tiens à exprimer mon total désaccord avec le recours aux ordonnances pour modifier l’ensemble du droit des contrats et des obligations, soit un cinquième du Code civil »(6).

Commission mixte paritaire

Crédit : Photo Sénat © Sénat

En cas de désaccord au sein de la CMP (qui, rappelons le, est composée de sept députés et de sept sénateurs), la navette parlementaire reprend. Si les deux chambres ne parviennent toujours pas à un accord après une nouvelle lecture, ce qui arrivera très probablement, alors l’article 45 de la Constitution permettra au Gouvernement de demander à l’Assemblée nationale de statuer définitivement. Il y a donc de fortes chances que le Gouvernement soit finalement, après de nombreuses péripéties, habilité par le Parlement – ou devrais-je dire par l’Assemblée nationale – à réformer le droit des obligations par voie d’ordonnance, malgré l’opposition de principe du Sénat. Le feuilleton connaitra donc encore quelques épisodes avant son dénouement.

Mise à jour du 16/05/2014 : le rapport de la CMP vient d’être mis en ligne(7). Celle-ci s’est ouverte sur un constat de désaccord quant à l’article 3 du projet de loi, celui qui habilite le Gouvernement à réformer le droit des obligations par voie d’ordonnance, le Sénat adoptant une « position de principe », l’Assemblée nationale une « position réaliste »(8). Le président de la CMP, M. Sueur, a tout de même tenu à ce qu’un débat ait lieu sur les premiers articles du projet de loi, car certaines CMP « réussissent contre toute attente »(9). Il a notamment été question du nouvel article 515-14 du Code civil, relatif au statut juridique de l’animal, que les députés ont ajouté au projet de loi par voie d’amendement : « Votre rédaction intègre au code civil une disposition au contenu normatif incertain dont la vocation est sans doute proclamatoire » (M. Thani Mohamed Soilihi). Comme je l’avais suggéré en conclusion du billet que j’avais consacré à ce sujet, il s’agit d’une question sur laquelle les parlementaires peuvent être influencés par d’importants lobbys pro ou anti : « Nous avons tous été saisis, depuis le vote de ce texte, de nombreuses craintes, dont celles de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), qui ne sont pas dénuées de fondement » (même auteur). Finalement les députés et sénateurs sont très rapidement revenus au constat de désaccord sur l’article 3 du projet de loi, mettant fin à la CMP sur un constat d’échec après quelques brefs échanges.

Notes de bas de page :
  1. V. mon précédent billet La réforme du droit des obligations n’est pas enterrée, et se fera par ordonnance. []
  2. V. mon précédent billet Avant-projet d’ordonnance de réforme du droit des obligations (texte du 23/10/2013). []
  3. Cela a été rapidement évoqué dans mon dernier billet Le Code civil et le petit cheval blanc. []
  4. V. note n° 2 pour le consulter. []
  5. Le rapport n’est pas encore publié, la conclusion peut être consultée sur le site du Sénat : http://www.senat.fr/leg/pjl13-530.html. []
  6. Déclaration faite dans un billet publié sur son blog intitulé Je suis en total désaccord avec le recours aux ordonnances pour modifier un cinquième du Code civil. []
  7. Le rapport peut être consulté sur le site du Sénat : http://www.senat.fr/rap/l13-529/l13-529.html. []
  8. La garde des Sceaux a en effet prévenu que le projet de réforme ne serait pas inscrit à l’ordre du jour des deux assemblées sous ce mandat si la loi d’habilitation n’était pas votée, celui-ci étant déjà trop chargé. []
  9. « Je n’exclus pas que l’on puisse se convaincre. Je crois à la force du verbe. » []

Le Code civil et le petit cheval blanc

L’Assemblée nationale a réintroduit l’article 3 du projet de loi de modernisation et de simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures qui avait été supprimé par le Sénat par voie d’amendement. Rappelons que cet article habilite le Gouvernement à réformer le droit des contrats par voie d’ordonnance. Les sénateurs s’y sont opposés au motif qu’une branche aussi importante du droit ne pourrait être réformée par voie d’ordonnance. La procédure accélérée étant engagée, ce sera à la Commission mixte paritaire de trancher cette divergence entre les deux chambres du Parlement.

Cependant l’essentiel n’est pas là, non. L’Assemblée nationale, lors de l’examen de ce projet de loi, a en effet été le théâtre d’un débat bien plus grave dont je voudrais me saisir dans ce billet tant il a passionné la presse généraliste mardi dernier : la question de la qualification juridique de l’animal.

Chaton qualification juridique animal

Un amendement a été adopté(1) pour abandonner les qualifications de bien meuble par nature (art. 528), ou de bien immeuble par destination (art. 522 et 524), qui sont celles retenues dans le Code civil depuis 1804. « Enfin ! », « Victoire ! », se sont empressés de s’écrier certains défenseurs de la cause animale.

Notons d’abord que, contrairement à ce qui est affirmé ci et là, le Code civil n’a pas encore été modifié. L’article 528 dispose toujours que « sont meubles par leur nature les animaux et les corps qui peuvent se transporter d’un lieu à un autre, soit qu’ils se meuvent par eux-mêmes, soit qu’ils ne puissent changer de place que par l’effet d’une force étrangère », et l’article 524 dispose toujours que « les animaux et les objets que le propriétaire d’un fonds y a placés pour le service et l’exploitation de ce fonds sont immeubles par destination ». Le texte voté par l’Assemblée nationale n’est qu’un amendement, il est donc un peu tôt pour crier victoire car il n’est pas exclu que la loi soit à nouveau modifiée sur ce point par la Commission mixte paritaire avant d’être promulguée. Cette possibilité est cependant plus théorique que réelle tant l’opinion publique semble tranchée sur ce sujet de société majeur : selon un sondage Ifop réalisé pour « 30 millions d’amis », 89% des sondés étaient favorables à une nouvelle qualification juridique pour les animaux, celle « d’êtres vivants et sensibles ».

Exit la qualification de meuble ou d’immeuble

Il n’en fallait donc pas plus pour que le législateur s’empare du sujet et corrige cette terrible injustice(2). Exit donc la qualification de meuble par nature ou d’immeuble par destination, un nouvel article 515-14 serait introduit dans le Code civil, commençant ainsi : « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité ».

Circulez !, il n’y a plus rien à voir ? Pas si vite, le nouvel article 515-14 disposerait in fine : « Sous réserve des lois qui les protègent, les animaux sont soumis au régime des biens corporels. » Cette dernière phrase trahit la nature purement cosmétique de la modification.

Si la qualification juridique et la taxinomie ont tous deux pour objet de nommer puis de classer les espèces dans des genres, la comparaison s’arrête là. La qualification juridique a en effet pour fonction de déterminer un régime applicable. Le simple fait de nommer un phénomène permet au législateur de lui appliquer un régime juridique et donc de le contrôler. Le doyen Cornu, qui avait parfaitement décrit ce mécanisme, parlait de « nominalisme législatif ». Ainsi la garantie autonome, invention de la pratique, a pu être réglementée par le législateur dès lors qu’elle a été nommée dans le Code civil et qualifiée de sûreté personnelle, passant ainsi de la catégorie des contrats innommés à la catégorie des contrats nommés (art. 1107 du Code civil).

Il ne peut donc y avoir un intérêt juridique à la requalification de l’animal que si elle s’accompagne de l’application d’un régime juridique différent propre à cette nouvelle qualification. Ce n’est nullement le cas, le régime juridique de l’animal ne changera pas d’un iota après la promulgation de cette loi puisque celle-ci dispose expressément que le régime applicable sera toujours celui des biens corporels, c’est-à-dire celui des meubles par nature et des immeubles par destination…

Pis, la façon dont cette nouvelle qualification a vocation à s’intégrer dans les classifications déjà existantes du Code civil n’est pas sans poser problème. La summa divisio des biens retenue dans le Code civil se fait, depuis 1804, entre les biens meubles et les biens immeubles(3). Le législateur nous dit aujourd’hui que l’animal n’est plus un bien meuble ou un bien immeuble, puisqu’il ressort de l’exposé des motifs que l’abandon de ces deux qualifications est l’unique raison d’être de l’amendement(4). Cela ne peut donc signifier que deux choses : soit l’animal n’est plus un bien, soit il devient un bien sui generis.

L’animal n’est plus un bien ? Le droit français distingue traditionnellement les choses des personnes. L’animal accèdera-t-il, lors de la promulgation de cette loi, à la personnalité juridique ? Assurément non, le Rubicon est encore très loin d’être franchi sur ce point et espérons qu’il y aura des débats bien plus sérieux si l’on venait à envisager qu’il le soit. Il reste donc deux possibilités : soit l’animal demeure un bien, soit l’animal n’est ni une personne ni un bien. L’exposé des motifs de l’amendement demeure très évasif sur ce point, la ratio legis est donc incertaine. L’élément le plus tangible permettant de répondre à cette question est à mon sens la place de l’article 515-14 dans le Code civil : cet article préliminaire serait introduit dans le livre II avant le titre 1er, livre relatif aux « biens » et aux « différentes modifications de la propriété ». Voilà donc un changement terminologique majeur ! L’animal n’est plus un bien meuble ou immeuble, mais reste un bien… Ce changement de qualification juridique est-il si significatif pour que les « défenseurs des animaux » se réjouissent autant de l’adoption de cet amendement ? Même d’un point de vue purement symbolique, on perçoit difficilement comment la qualification de « bien » serait préférable à celle de « bien meuble » ou de « bien immeuble », le caractère mobilier ou immobilier du bien signifiant simplement que celui-ci peut être déplacé ou non.

L’animal est un bien sui generis ? Si l’animal n’est plus un bien meuble ou immeuble, mais reste un bien, c’est que le législateur vient de créer un bien sui generis, c’est-à-dire un bien qui constitue une catégorie à lui seul. La lecture de l’exposé des motifs de l’amendement semble aller dans le sens de cette hypothèse : « cet amendement a pour objet de consacrer l’animal, en tant que tel, dans le code civil afin de mieux concilier sa qualification juridique et sa valeur affective ». Cette analyse introduirait cependant une incohérence dans notre Code civil puisque l’article 516 n’est pas modifié par l’amendement et dispose toujours que « tous les biens sont meubles ou immeubles ». La summa divisio est donc conservée alors même que le législateur introduit une nouvelle catégorie de biens qu’il refuse de qualifier de meubles ou d’immeubles.

Etait-il nécessaire d’en arriver là pour permettre une meilleure protection de l’animal ? Aucunement.

La qualification de bien meuble ou de bien immeuble entraîne l’application du droit commun des biens meubles et immeubles, mais n’empêche par ailleurs aucunement l’application de règles spéciales propres à certaines sous-catégories de biens. C’est le cas des souvenirs de famille qui sont des biens auxquels on applique un régime spécial, mais c’est aussi le cas des animaux qui bénéficient déjà d’une protection par le biais du droit pénal notamment(5).

L’article 515-14, en disposant que les animaux sont soumis au régime des biens corporels « sous réserve des lois qui les protègent », n’apporte rien à l’état actuel du droit positif. Le régime des biens corporels est déjà applicable aux animaux qui sont qualifiés de meubles par nature ou d’immeubles par destination, c’est le droit commun. Quant aux lois qui protègent les animaux, elles existent déjà dans le Code pénal et dans le Code rural(6), et la qualification de bien meuble ou de bien immeuble n’est pas un obstacle à leur application grâce au jeu de la maxime specialia generalibus derogant(7).

La nouvelle qualification est une coquille vide perturbant de manière irréfléchie la summa divisio des biens

Si l’on voulait renforcer la protection juridique des animaux, cela aurait dû se faire par une modification des règles spéciales qui leur sont applicables, et non par la création d’une nouvelle catégorie sui generis de biens venant perturber de manière irréfléchie la summa divisio séculaire du Code civil tout en restant en l’état une coquille vide. Il est sans doute plus aisé politiquement de proposer un changement purement cosmétique que de prendre position sur des sujets plus sensibles, comme l’interdiction des corridas. Un autre amendement avait été déposé pour interdire ces dernières, mais celui-ci a été rejeté(8).

L’objectif poursuivi par les députés aurait pu, à mon sens, être atteint sans défigurer le Code civil. Si le but était de proposer une définition juridique unique de l’animal permettant de lui appliquer plus aisément un régime spécial protecteur, pourquoi ne pas l’avoir fait tout en maintenant la qualification de meuble par nature ou d’immeuble par destination ? Le résultat aurait été le même, à la différence près que la summa divisio meuble/immeuble de l’article 516 aurait conservé son intégrité et le peu d’utilité qui lui reste aujourd’hui. La garantie autonome est un contrat, on lui applique le droit commun des contrats, mais c’est aussi un contrat spécial, on lui applique donc également les dispositions qui ont été spécialement édictées pour le régir. En cas de contrariété entre les dispositions du droit commun et celles du droit spécial, ce sont ces dernières qui priment en application du principe speciala generalibus derogant. L’idée serait ici identique : l’animal est un bien meuble par nature ou un bien immeuble par destination, on lui applique donc le droit commun applicable à tous les meubles par nature et immeubles par destination, mais s’agissant d’un bien particulier, « vivant et doué de sensibilité », on lui applique également des règles spéciales ayant vocation à le protéger, celles-ci primant sur celles-là en cas de conflit. C’est d’ailleurs le droit positif actuel, à la différence près que le Code civil ne contient pour l’instant aucune définition de l’animal.

Le législateur est décidemment très préoccupé par les questions de terminologie juridique ces derniers temps. Rappelons en effet que celui-ci a récemment proposé la suppression de l’expression « bon père de famille », également par voie d’amendement.

On notera enfin que le projet de loi amendé est celui relatif à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures. On pourrait aisément parler de cavalier législatif si le contenu de ce projet de loi n’était pas déjà aussi hétéroclite : amélioration des procédures en matière de tutelle ; reconnaissance de la possibilité, pour les personnes sourdes ou muettes, de conclure un testament authentique devant notaire ; réforme du Tribunal des conflits pour en supprimer la présidence par le ministre de la Justice ; mise en place des garanties relatives à la communication électronique en matière pénale ; suppression de commissions administratives qui ont accompli leur mission et, surtout, réforme du droit des contrats, tout cela par voie d’ordonnance. Une censure du texte reste cependant envisageable si le Conseil constitutionnel venait à être saisi. Le risque de cavalier législatif a été évoqué par un député lors des débats, et une saisine du Conseil sur ce point n’est pas à exclure car s’il existe un puissant lobby des « défenseurs des animaux », il existe un autre lobby aux intérêts antagonistes, celui des professionnels de l’élevage.

Mise à jour : Le projet de loi a été examiné en nouvelle lecture par l’Assemblée nationale, pour en savoir plus consultez ce nouveau billet du 31/10/2014 : L’animal, nouvel objet juridique non identifié ?

Notes de bas de page :
  1. Amendement n° 59 : http://www.assemblee-nationale.fr/14/amendements/1808/AN/59.asp []
  2. Le terme « injustice » est utilisé à dessein, puisque cette disposition a été intégrée par voie d’amendement dans un projet de loi intitulé « modernisation et simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures ». []
  3. La pertinence de cette summa divisio est aujourd’hui critiquée par la plupart des spécialistes du droit des biens, mais ce n’est pas le sujet ici. []
  4. « Alors que le code rural et le code pénal reconnaissent, explicitement ou implicitement, les animaux comme des « êtres vivants et sensibles », ces derniers sont encore considérés par le code civil comme des « biens meubles » (art. 528) ou des « immeubles par destination » quand ils ont été placés par le propriétaire d’un fonds pour le service et l’exploitation de celui-ci (art. 524). » []
  5. V. note n° 6. []
  6. Not. art. 521-1, 521-2, R653-1, R654-1 et R655-1 du Code pénal ; art. L214-1 à L215-13 du Code rural et de la pêche maritime et la parie réglementaire y afférente. []
  7. Le spécial déroge au général. []
  8. Sous-amendement n° 79 à l’amendement n° 59 : http://www.assemblee-nationale.fr/14/amendements/1808/AN/79.asp []

Suppression de l’expression « bon père de famille », tempête dans un bénitier…

Hier après-midi, mardi 21 janvier, l’Assemblée nationale adopte un amendement au projet de loi pour l’égalité entre les femmes et les hommes substituant les termes « raisonnable » et « raisonnablement » aux expressions « bon père de famille » et « en bon père de famille »(1). Quelques minutes plus tard, c’est le déchaînement sur les réseaux sociaux, l’anonymat ne contribuant pas à la modération des propos(2).

Bonus pater familias

La notion de bon père de famille est issue du droit romain, traduite littéralement de l’expression bonus pater familias. Les auteurs de l’amendement, plusieurs députés EELV, dénoncent une expression « désuète qui remonte au système patriarcal. Régulièrement incomprise par les citoyennes et les citoyens, elle pourrait pourtant être facilement remplacée ». Ce constat semble plutôt raisonnable – sans jeu de mots. La société a évolué si bien que l’expression « bon père de famille » peut être incomprise par le citoyen profane et peut paraître dérangeante, ou à tout le moins anachronique, à celui qui l’aurait comprise.

Car il s’agit bien d’un simple changement de vocable qui est proposé, les travaux parlementaires étant univoques quant à la ratio legis – encore une expression latine… « La notion de ‘raisonnable’ est en effet identique à la notion de ‘bon père famille' », peut-on lire dans l’exposé de l’amendement. « L’amendement propose de modifier le code civil pour remplacer cette expression par un adverbe plus neutre, qui ne véhicule plus aucun stéréotype fondé sur le sexe », a-t-on pu entendre de la bouche du rapporteur lors des débats en séance publique(3). La notion a donc vocation à perdurer, immuable quant à son contenu, seule sa dénomination étant affectée.

Prenons un exemple concret pour mesurer la magnitude du changement annoncé. L’article 1728 actuel du Code civil dispose que « Le preneur est tenu de deux obligations principales : 1° D’user de la chose louée en bon père de famille (…) ». Si le projet de loi était adopté en l’état, l’article serait rédigé ainsi : « Le preneur est tenu de deux obligations principales : 1° D’user de la chose louée raisonnablement (…) ». Le terme « raisonnablement » n’est pas nécessairement le plus heureux(4), on aurait pu lui préférer l’expression « avec diligence et prudence » par exemple, le bon père de famille étant souvent défini comme une personne normalement prudente et diligente(5). Il se murmure d’ailleurs que certains sénateurs pourraient proposer une nouvelle expression, également par voie d’amendement. Mais le changement devrait en principe rester purement formel, quoi qu’il arrive, puisqu’il suffira aux magistrats de faire une interprétation téléologique du texte pour conserver la substance de la notion de bon père de famille.

On ne peut s’empêcher de trouver un certain charme suranné à certaines expressions séculaires du Code civil, mais il faut savoir raison garder

En tant que juriste, on ne peut s’empêcher de trouver un certain charme suranné à certaines expressions séculaires du Code civil : bon père de famille, folle enchère(6), louage d’ouvrage, etc. Ces expressions font partie de notre patrimoine culturel juridique. Il faut cependant parfois être capable de prendre du recul sur sa propre condition et se souvenir que le juriste est conservateur par nature. Il y a parfois – souvent – chez les juristes un réflexe très humain tendant à la préservation de son pré carré. Quelle meilleure protection pour le juriste que l’ésotérisme de son langage ? Avec un peu de recul, fallait-il, hier, s’indigner de la substitution de l’expression « gage immobilier » au terme « antichrèse » ? Faut-il, aujourd’hui, s’indigner de la suppression éventuelle de l’expression « bon père de famille » ? Cornu n’aurait sans doute pas manqué de le faire(7), probablement avec un peu plus de retenue…

On peut regretter ce changement terminologique, y a-t-il cependant matière à pousser la critique jusqu’à l’indignation ? Comme l’écrivait Eisenmann, « il faut éviter de consacrer une ardeur excessive à se battre sur des questions de mots ; c’est là une règle absolument générale (…) l’essentiel, c’est l’analyse, ce sont les idées, et il faut éviter de prendre les batailles sur les mots pour des batailles sur les idées, sur la connaissance, comme de se passionner trop fort pour elles »(8). Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe, réforme du droit des obligations par voie d’ordonnance, suppression de l’expression « bon père de famille », l’heure est décidément aux discours eschatologiques, y compris dans la sphère juridique. Cette ambiance explosive est malheureusement peu propice aux débats constructifs. Espérons seulement que ceux qui qualifient les parlementaires de « bande de cons »(9) pour avoir supprimé l’expression « bon père de famille » des textes législatifs ne soient pas ceux qui s’insurgent que le Gouvernement puisse avoir le toupet de proposer une réforme du droit des obligations par voie d’ordonnance sans débat parlementaire sur le fond du texte, il en va du principe de cohérence…

Pour parachever ce billet par une note un peu plus légère, je ne peux que vous recommander un peu de Brassens : Tempête dans un bénitier. J’ai également une pensée pour un collègue qui vient de soutenir sa thèse sur la notion de bon père de famille…

Mise à jour : c’est désormais acté, l’article 26 de la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes substitue les termes « raisonnable » ou « raisonnablement » à l’expression « bon père de famille ».

I. – Le code civil est ainsi modifié :
1° A l’article 601, au 1° de l’article 1728, à l’article 1729 et au premier alinéa de l’article 1766, les mots : « en bon père de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnablement » ;
2° A la fin de l’article 627, les mots : « en bons pères de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnablement » ;
3° A la fin du premier alinéa des articles 1137 et 1374, à l’article 1806 et à la fin de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1962, les mots : « d’un bon père de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnables » ;
4° A la première phrase de l’article 1880, les mots : « , en bon père de famille, » sont remplacés par le mot : « raisonnablement ».
II. – A la fin du premier alinéa de l’article L. 314-8 du code de la consommation, les mots : « d’un bon père de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnables ».
III. – Au premier alinéa de l’article L. 462-12 du code rural et de la pêche maritime, les mots : « en bon père de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnablement ».
IV. – A la fin du premier alinéa de l’article L. 221-2 du code de l’urbanisme, les mots : « en bon père de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnablement ».
V. – A la fin de la seconde phrase du deuxième alinéa de l’article L. 641-4 du code de la construction et de l’habitation, les mots : « en bon père de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnablement ».

Notes de bas de page :
  1. L’amendement est consultable à cette adresse : http://www.assemblee-nationale.fr/14/amendements/1663/AN/249.asp []
  2. Voir par exemple ce tweet : « On vient d’assassiner une notion fondamentale issue du droit romain. Le « bonus pater familias » est mort. BANDE DE CONS DE PARLEMENTAIRES ». https://twitter.com/LawJQG/status/425767551675551744. []
  3. Le rapporteur est M. Sébastien Denaja, le compte rendu des débats est consultable à cette adresse : http://www.assemblee-nationale.fr/14/cri/2013-2014/20140138.asp []
  4. Bien que la common law utilise le standard du reasonable man et que l’on retrouve le terme dans certains manuels de droit français, par exemple dans celui de Philippe Brun pour qui la comparaison au comportement qu’aurait adopté le « bon père de famille » revient à se demander le « comportement a été ou non raisonnable », Responsabilité civile extracontractuelle, Litec, 2e éd., n° 303 []
  5. V. not. le Vocabulaire juridique de l’association Henri Capitant, v° Bon père de famille []
  6. Dont la suppression éventuelle a aussi récemment suscité l’indignation des sénateurs lors de l’examen du projet de loi habilitant le Gouvernement à réformer le droit des obligations par ordonnance. []
  7. Cornu défendait en effet ces « trouvailles », « formules frappées » et « mots justes » qu’il qualifiait de « trésors », « joyaux », « perles agrafées au texte qui font scintiller la loi » Linguistique juridique, Montchrestien, coll. Domat droit privé, 3e éd., p. 329 []
  8. Cours de droit administratif, LGDJ, 1982, Tome I, p. 390 []
  9. V. note n° 2. []

Avant-projet d’ordonnance de réforme du droit des obligations (texte du 23/10/2013)

Le site Internet Les Echos a diffusé hier un document de travail du « Bureau du droit des obligations » du ministère de la Justice. Intitulé « avant-projet de réforme du droit des obligations », ce texte daté du 23 octobre 2013 confirme les rumeurs qui indiquaient que la Chancellerie disposait déjà d’un projet d’ordonnance bien ficelé prêt à être publié aussitôt la loi d’habilitation adoptée. Long de 76 pages, cet avant-projet comporte 307 articles.

Avant-projet d'ordonnance portant réforme du droit des contrats

La teneur du texte correspond à ce qui a été annoncé dans le projet de loi d’habilitation du 27 novembre 2013, que j’avais présenté succinctement dans mon précédent billet. On relèvera tout de même l’article 77 qui introduirait la notion de clause abusive dans le droit commun des contrats. Etant donné le volume de l’avant-projet de la Chancellerie, je ne vais pas m’adonner ici à une description des nouveautés article par article : mon précédent billet vous donnera une vue d’ensemble de la réforme envisagée que vous pourrez compléter en consultant directement le fichier PDF diffusé par le site Les Echos. Il faut noter que quelques pages sont malheureusement manquantes dans le fichier PDF, et que cet avant-projet, comme son nom l’indique, n’est pas nécessairement le texte définitif qui sera adopté par le Gouvernement s’il est habilité à légiférer par voie d’ordonnance.

La diffusion du projet de la Chancellerie n’est pas la seule actualité de la semaine relative à la réforme du droit des obligations. La commission des lois du Sénat a en effet adopté un amendement supprimant l’article 3 du projet de loi(1), article qui habilitait le Gouvernement à réformer le droit des obligations par voie d’ordonnance… L’argument mis en avant est classique : « la commission des lois, conformément à une position constante, ne pouvait souscrire au choix de légiférer par ordonnance dans les matières relevant du droit civil aussi essentielles que le droit des contrats et des obligations sur lesquelles le Parlement devrait se prononcer au terme d’un débat éclairé et approfondi »(2). Un contre-argument peut toutefois être mis en avant, formulé notamment par Mustapha Mekki : « les enjeux politiques d’une réforme du droit des obligations sont moindres que ses enjeux techniques. L’intérêt de l’ordonnance est de rendre possible un droit des obligations cohérent et homogène qui ne sera pas défiguré par le dépôt de trop nombreux amendements »(3). On rappellera à cet égard que le Code civil de 1804, tant loué pour ses innombrables qualités rédactionnelles, a été adopté dans des conditions très peu démocratiques. Présentés à la Convention en 1793 puis en 1794, et au Conseil des Cinq-Cents en 1796, les différents projets, pourtant de qualité, se sont systématiquement enlisés dans les débats parlementaires. Il faut attendre le coup d’Etat du 18 brumaire pour que Bonaparte nomme la commission composée de quatre magistrats(4) à qui l’on doit la rédaction du Code civil de 1804.

L’opposition du Sénat sera-t-elle décisive et la réforme sera-t-elle de nouveau renvoyée aux calendes grecques ?

Cette opposition du Sénat sera-t-elle décisive, ou l’article 3 sera-t-il rétabli par l’Assemblée nationale puis maintenu par la commission mixte paritaire ? On se souvient que les sénateurs ont récemment fait parler d’eux au sein de la petite communauté des universitaires-juristes dans des circonstances similaires, en supprimant par voie d’amendement le processus de qualification des enseignants-chercheurs par le CNU(5). Cependant cette tentative de rébellion a fait long feu puisque la version originale du texte a été immédiatement rétablie par la commission mixte paritaire. On sera fixé assez rapidement. Le projet de loi, qui a été déposé au Sénat le 27 novembre dernier, sera examiné en première lecture le 21 janvier.

Mise à jour du 25/02/2015 : la loi d’habilitation ayant été adoptée, la Chancellerie vient de lancer une consultation publique sur la réforme du droit des contrats et a publié à cette occasion un projet d’ordonnance officiel dont le contenu semble identique à cet avant-projet.

Notes de bas de page :
  1. L’amendement est consultable à cette adresse : http://www.senat.fr/amendements/commissions/2013-2014/175/Amdt_COM-11.html []
  2. Communiqué de presse du Sénat du 15 janvier 2014, http://www.senat.fr/presse/cp20140115c.html []
  3. Billet « Noël avant l’heure : la réforme du droit des obligations bientôt dans les « bacs » ! », actu.dalloz-etudiant.fr, http://actu.dalloz-etudiant.fr/le-billet/article/noel-avant-lheure-la-reforme-du-droit-des-obligations-bientot-dans-les-bacs//h/80f6a51a425115a5b43808635425ee97.html []
  4. Tronchet, Bigot de Préameneu, Portalis et Maleville []
  5. L’amendement est consultable à cette adresse : http://www.senat.fr/amendements/2012-2013/660/Amdt_6.html []

La réforme du droit des obligations n’est pas enterrée, et se fera par ordonnance

Alors que l’on s’apprêtait à fêter le bicentenaire de notre Code civil, une partie de la doctrine, pressée par le dessein d’une uniformisation du droit des obligations à l’échelle européenne, entreprit de dépoussiérer les titres III et IV de son livre III. De cette effervescence naquit deux projets doctrinaux majeurs, l’avant-projet Catala(1) et le projet Terré(2) que l’on ne présente plus, et deux avant-projets de la Chancellerie(3).

Code civil droit des contrats obligationAlors que l’on pensait les dernières velléités de réforme enterrées et que l’on enseignait aux étudiants qu’une période de crise économique était peu propice à une réforme du droit des obligations, trop éloignée des préoccupations du citoyen profane, le Gouvernement semble avoir pris beaucoup de monde de court en déposant, il y a quelques jours, un ambitieux projet de loi visant à réformer de nombreux pans du Code civil(4).

Ambitieux ? Sur le fond, indubitablement. Sur la forme, on ne peut s’empêcher de relever une certaine inadéquation avec l’ambition affichée. Le Gouvernement souhaite en effet être habilité par le Parlement à légiférer par voie d’ordonnance. Outre l’absence de débats parlementaires qu’implique cette procédure, on notera que le droit des obligations partage la vedette, dans ce projet de loi, avec plusieurs autres branches du droit qui seront elles aussi réformées : droit des biens, incapacités, procédure pénale, Tribunal des conflits, etc. Une désagréable impression de « fourre-tout » se dégage de cet inventaire à la Prévert. Ultime affront à Domat, Pothier, Portalis et consorts, ce projet de loi est affublé de l’intitulé « modernisation et simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures ». Une loi de modernisation et de simplification du droit, une de plus(5), pour réformer l’un des piliers du droit français dont l’essentiel des dispositions n’a pas été retouché depuis 1804… La crainte d’une réforme technocratique décidée dans l’alcôve des cabinets ministériels est bien réelle.

La crainte d’une réforme technocratique décidée dans l’alcôve des cabinets ministériels est bien réelle

Oublions la forme, et revenons au fond. « L’article 3 de la présente loi vise à mettre en oeuvre la réforme du droit des obligations portant sur le droit des contrats, les quasi-contrats, le régime et la preuve des obligations. » La demande d’habilitation couvre donc la totalité du droit des obligations, à l’exclusion de la responsabilité civile délictuelle qui sera vraisemblablement réformée un peu plus tard.

Une partie de la réforme se ferait « à droit constant » en consacrant les « acquis jurisprudentiels » dans le granit du Code civil. La structure du livre III serait ainsi revue. Les titres III (« Des conventions ou des obligations conventionnelles en général »), IV (« Des engagements qui se forment sans convention ») et IV bis (« De la responsabilité du fait des produits défectueux ») seraient remplacés par un titre III unique divisé en trois sous-titres correspondant aux trois principales sources d’obligations : les contrats, la responsabilité civile, et les quasi-contrats. Le sous-titre relatif à la responsabilité civile ne ferait qu’accueillir les dispositions de l’actuel chapitre II du titre IV (relatif aux délits et quasi-délits) et de l’actuel titre IV bis, puisque le domaine est exclu du champ de l’habilitation. Il s’agira donc d’abord de retoucher les dispositions existantes afin qu’elles reflètent plus fidèlement l’état du droit positif actuel (on songe par exemple à l’article 1142), mais aussi d’ajouter des dispositions là où les lacunes du Code civil de 1804 ont été comblées par la jurisprudence (l’exposé des motifs cite notamment le processus de formation du contrat).

On peut douter de la faisabilité d’une telle entreprise. « Consolider les acquis jurisprudentiels », « à droit constant », cela implique l’existence d’une jurisprudence exhaustive et univoque. Une telle vision de la jurisprudence est irréaliste, les auteurs étant capables de débattre à l’infini du sens et de la portée de certains arrêts. L’exécutif devra donc trancher sur bien des points, et ce faisant faire œuvre créatrice. On quittera alors les strictes limites d’une codification à droit constant telle que présentée dans le projet de loi. Que l’on songe à la question de l’interdépendance contractuelle : les derniers arrêts de la chambre mixte(6), non content de ne pas régler totalement la question, en soulèvent de nouvelles : cette solution s’applique-t-elle uniquement aux groupes de contrats incluant un contrat de location financière ?, à défaut, quelle solution appliquer aux autres groupes de contrats sachant qu’il existait avant ces arrêts de chambre mixte une divergence entre la Première chambre civile et la Chambre commerciale ?… On songe également à la rupture – doit-on dire résiliation ?, résolution ? – unilatérale extrajudiciaire du contrat(7), dont le régime, exclusivement prétorien, est pour le moins incertain. On pourrait aisément multiplier les exemples.

Le Gouvernement compte innover de manière radicale sur deux sujets extrêmement sensibles

Mais la véritable révolution annoncée est ailleurs. Le Gouvernement compte en effet innover de manière radicale sur deux sujets extrêmement sensibles.

Il y a d’abord la notion de cause, qui serait purement et simplement… supprimée. « Il est proposé de ne plus faire appel à la notion de « cause » mais de préciser les différentes fonctions régulatrices ou correctrices jusqu’à présent assignées à cette notion par la jurisprudence. » Autrement dit, on supprime le vocable, mais la fonction demeure. Cette démarche sera-t-elle réellement source de simplification et de modernisation ? N’est-ce pas là mettre la poussière sous le tapis, déplacer le problème ? Ce n’est pas un secret que la notion de cause, spécificité du droit français, est jugée trop complexe pour les juristes étrangers. C’est la raison pour laquelle certains auteurs militent pour sa suppression, dans l’optique de rendre le droit français plus lisible et donc plus attractif dans le cadre de la création d’un droit commun européen des contrats. Le Gouvernement ne cache d’ailleurs pas, dans l’exposé des motifs, cet objectif : permettre le « rayonnement et l’attractivité du système juridique français ». Est-ce encore le système juridique français que l’on fait rayonner si l’on a préalablement aligné son contenu sur celui des droits étrangers ?…

Il y a ensuite la cession de dette et la cession de contrat, qui seraient « consacrées ». La formule est autant lapidaire dans l’exposé des motifs que les conséquences seront majeures en pratique.

Ces deux points concentreront probablement l’essentiel des commentaires, bien que d’autres modifications annoncées, plus modestes sur le papier, sont toujours susceptibles de révéler des difficultés insoupçonnées une fois confrontées à l’épreuve de la pratique. Légiférer sur ces deux points, c’est franchir le Rubicon. Il sera difficile de revenir en arrière lorsque l’on aura supprimé la notion de cause et autorisé de façon générale les cessions de contrat et de dette à titre autonome.

L’incidence exacte qu’aura la suppression de la cause est difficile à anticiper, tant la notion est devenue tentaculaire. Il en va de même pour la consécration des cessions de dette et de contrat qui auront vraisemblablement des répercussions sur les notions fondamentales d’obligation, de contrat et de bien. Cette réforme s’annonce donc déjà comme un terreau fertile sur lequel la jurisprudence et la doctrine construiront et développeront de nouveaux concepts. L’un des objectifs affichés de la réforme étant de « consolider les acquis en consacrant à droit constant dans le code civil des solutions dégagées depuis plusieurs années par la jurisprudence », il faudra probablement remettre l’ouvrage sur le métier d’ici une dizaine d’années. On n’est plus à une loi de simplification du droit près…

Quelques mots enfin sur les sources d’inspiration de ce projet. L’exposé des motifs cite l’avant-projet Catala et le projet Terré, mais c’est ce dernier qui semble avoir été la principale source d’inspiration de la Chancellerie. Il suffit pour s’en convaincre de comparer la position des deux projets doctrinaux sur les deux évolutions majeures envisagées par le projet de loi.

La notion de cause est conservée par l’avant-projet Catala qui lui consacre dix articles rédigés – cela ne surprendra personne – par Jacques Ghestin(8). Le projet Terré a fait le choix de la suppression de la notion, tout en maintenant ses fonctions par d’autres biais(9), une position que le Gouvernement fait sienne dans son projet de loi(10).

Si la cession de contrat est consacrée par les deux projets doctrinaux(11), il en va différemment de la cession de dette. L’avant-projet Catala n’évoque même pas la notion et en exclue donc implicitement la validité(12). Le projet Terré, en revanche, lui fait la part belle en lui consacrant cinq articles(13). Là encore, l’exécutif adopte la position défendue par les rédacteurs du projet Terré en projetant de consacrer la cession de dette.

On peut féliciter le Gouvernement d’avoir ressuscité l’expectative d’une réforme que l’on pensait renvoyée aux calendes grecques

Terminons ces quelques observations sur une note positive. Au-delà des critiques de forme que l’on a pu formuler, au-delà des critiques de fond qui seront à n’en pas douter nombreuses lorsque la teneur exacte du texte sera connue(14), on peut féliciter le Gouvernement d’avoir ressuscité l’expectative d’une réforme que l’on pensait renvoyée aux calendes grecques.

Notes de bas de page :
  1. Avant-projet de réforme du droit des obligations et du droit de la prescription, Catala (dir.), remis au Garde des Sceaux en 2005 et consultable sur le site du Ministère de la Justice : http://www.justice.gouv.fr/art_pix/RAPPORTCATALASEPTEMBRE2005.pdf []
  2. Le projet est découpé en trois ouvrages : Pour une réforme du droit des contrats, F. Terré (dir.), Dalloz, 2009 ; Pour une réforme du droit de la responsabilité civile, F. Terré (dir.), Dalloz, 2011 ; Pour une réforme du régime général des obligations, F. Terré (dir.), Dalloz, 2013 []
  3. 2008 pour le droit des contrats, 2011 pour le régime général et la preuve des obligations : http://www.textes.justice.gouv.fr/projets-de-reformes-10179/reforme-du-regime-des-obligations-et-des-quasi-contrats-22199.html []
  4. Projet de loi relatif à la modernisation et à la simplification du droit et des procédures dans les domaines de la justice et des affaires intérieures, déposé au Sénat le 27 novembre 2013, http://www.senat.fr/leg/pjl13-175.html []
  5. On ne les compte plus depuis ces dix dernières années : loi n° 2004-1343 du 9 décembre 2004 de simplification du droit ; loi n° 2007-1787 du 20 décembre 2007 relative à la simplification du droit ; loi n° 2008-1545 du 31 décembre 2008 pour l’amélioration et la simplification du droit de la chasse ; loi n° 2009-526 du 12 mai 2009 de simplification et de clarification du droit et d’allègement des procédures ; loi n° 2011-412 du 14 avril 2011 portant simplification de dispositions du code électoral ; loi n° 2011-525 du 17 mai 2011 de simplification et d’amélioration de la qualité du droit ; loi n° 2012-387 du 22 mars 2012 relative à la simplification du droit et à l’allégement des démarches administratives, etc. []
  6. La chambre mixte a rendu deux arrêts sur le sujet le 17 mai 2013 : n° 11-22.768 et n° 11-22.927 []
  7. On fait référence ici à la jurisprudence issue de l’arrêt Tocqueville : civ. 1re, 13 oct. 1998, n° 96-21.485 []
  8. op. cit., art. 1124 à 1126-1, p. 25 à 30 []
  9. Pour une réforme du droit des contrats, op. cit., p. 203 et s. []
  10. « Il est proposé de ne plus faire appel à la notion de « cause » mais de préciser les différentes fonctions régulatrices ou correctrices jusqu’à présent assignées à cette notion par la jurisprudence. », exposé des motifs du projet de loi []
  11. Avant-projet Catala, op. cit., art. 1165-3 à 1165-5 ; Pour une réforme du régime général des obligations, op. cit., art. 146 et p. 128 et s. []
  12. En réalité, si la notion de cession de dette n’apparaît pas dans les articles de l’avant-projet, elle apparaît en revanche dans l’exposé des motifs, à la p. 10 : « la cession de dette n’est pas isolément admise » []
  13. Pour une réforme du régime général des obligations, op. cit., art. 141 à 145 et p. 128 et s. []
  14. Et ce quelle que soit la teneur du texte… Les projets doctrinaux s’opposant sur de nombreux points, il y aura forcément des mécontents, sans compter les organisations professionnelles qui défendent des intérêts catégoriels fort divers. []