Suppression de l’expression « bon père de famille », tempête dans un bénitier…

Hier après-midi, mardi 21 janvier, l’Assemblée nationale adopte un amendement au projet de loi pour l’égalité entre les femmes et les hommes substituant les termes « raisonnable » et « raisonnablement » aux expressions « bon père de famille » et « en bon père de famille »(1). Quelques minutes plus tard, c’est le déchaînement sur les réseaux sociaux, l’anonymat ne contribuant pas à la modération des propos(2).

Bonus pater familias

La notion de bon père de famille est issue du droit romain, traduite littéralement de l’expression bonus pater familias. Les auteurs de l’amendement, plusieurs députés EELV, dénoncent une expression « désuète qui remonte au système patriarcal. Régulièrement incomprise par les citoyennes et les citoyens, elle pourrait pourtant être facilement remplacée ». Ce constat semble plutôt raisonnable – sans jeu de mots. La société a évolué si bien que l’expression « bon père de famille » peut être incomprise par le citoyen profane et peut paraître dérangeante, ou à tout le moins anachronique, à celui qui l’aurait comprise.

Car il s’agit bien d’un simple changement de vocable qui est proposé, les travaux parlementaires étant univoques quant à la ratio legis – encore une expression latine… « La notion de ‘raisonnable’ est en effet identique à la notion de ‘bon père famille' », peut-on lire dans l’exposé de l’amendement. « L’amendement propose de modifier le code civil pour remplacer cette expression par un adverbe plus neutre, qui ne véhicule plus aucun stéréotype fondé sur le sexe », a-t-on pu entendre de la bouche du rapporteur lors des débats en séance publique(3). La notion a donc vocation à perdurer, immuable quant à son contenu, seule sa dénomination étant affectée.

Prenons un exemple concret pour mesurer la magnitude du changement annoncé. L’article 1728 actuel du Code civil dispose que « Le preneur est tenu de deux obligations principales : 1° D’user de la chose louée en bon père de famille (…) ». Si le projet de loi était adopté en l’état, l’article serait rédigé ainsi : « Le preneur est tenu de deux obligations principales : 1° D’user de la chose louée raisonnablement (…) ». Le terme « raisonnablement » n’est pas nécessairement le plus heureux(4), on aurait pu lui préférer l’expression « avec diligence et prudence » par exemple, le bon père de famille étant souvent défini comme une personne normalement prudente et diligente(5). Il se murmure d’ailleurs que certains sénateurs pourraient proposer une nouvelle expression, également par voie d’amendement. Mais le changement devrait en principe rester purement formel, quoi qu’il arrive, puisqu’il suffira aux magistrats de faire une interprétation téléologique du texte pour conserver la substance de la notion de bon père de famille.

On ne peut s’empêcher de trouver un certain charme suranné à certaines expressions séculaires du Code civil, mais il faut savoir raison garder

En tant que juriste, on ne peut s’empêcher de trouver un certain charme suranné à certaines expressions séculaires du Code civil : bon père de famille, folle enchère(6), louage d’ouvrage, etc. Ces expressions font partie de notre patrimoine culturel juridique. Il faut cependant parfois être capable de prendre du recul sur sa propre condition et se souvenir que le juriste est conservateur par nature. Il y a parfois – souvent – chez les juristes un réflexe très humain tendant à la préservation de son pré carré. Quelle meilleure protection pour le juriste que l’ésotérisme de son langage ? Avec un peu de recul, fallait-il, hier, s’indigner de la substitution de l’expression « gage immobilier » au terme « antichrèse » ? Faut-il, aujourd’hui, s’indigner de la suppression éventuelle de l’expression « bon père de famille » ? Cornu n’aurait sans doute pas manqué de le faire(7), probablement avec un peu plus de retenue…

On peut regretter ce changement terminologique, y a-t-il cependant matière à pousser la critique jusqu’à l’indignation ? Comme l’écrivait Eisenmann, « il faut éviter de consacrer une ardeur excessive à se battre sur des questions de mots ; c’est là une règle absolument générale (…) l’essentiel, c’est l’analyse, ce sont les idées, et il faut éviter de prendre les batailles sur les mots pour des batailles sur les idées, sur la connaissance, comme de se passionner trop fort pour elles »(8). Ouverture du mariage aux couples de personnes de même sexe, réforme du droit des obligations par voie d’ordonnance, suppression de l’expression « bon père de famille », l’heure est décidément aux discours eschatologiques, y compris dans la sphère juridique. Cette ambiance explosive est malheureusement peu propice aux débats constructifs. Espérons seulement que ceux qui qualifient les parlementaires de « bande de cons »(9) pour avoir supprimé l’expression « bon père de famille » des textes législatifs ne soient pas ceux qui s’insurgent que le Gouvernement puisse avoir le toupet de proposer une réforme du droit des obligations par voie d’ordonnance sans débat parlementaire sur le fond du texte, il en va du principe de cohérence…

Pour parachever ce billet par une note un peu plus légère, je ne peux que vous recommander un peu de Brassens : Tempête dans un bénitier. J’ai également une pensée pour un collègue qui vient de soutenir sa thèse sur la notion de bon père de famille…

Mise à jour : c’est désormais acté, l’article 26 de la loi n° 2014-873 du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes substitue les termes « raisonnable » ou « raisonnablement » à l’expression « bon père de famille ».

I. – Le code civil est ainsi modifié :
1° A l’article 601, au 1° de l’article 1728, à l’article 1729 et au premier alinéa de l’article 1766, les mots : « en bon père de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnablement » ;
2° A la fin de l’article 627, les mots : « en bons pères de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnablement » ;
3° A la fin du premier alinéa des articles 1137 et 1374, à l’article 1806 et à la fin de la seconde phrase du premier alinéa de l’article 1962, les mots : « d’un bon père de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnables » ;
4° A la première phrase de l’article 1880, les mots : « , en bon père de famille, » sont remplacés par le mot : « raisonnablement ».
II. – A la fin du premier alinéa de l’article L. 314-8 du code de la consommation, les mots : « d’un bon père de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnables ».
III. – Au premier alinéa de l’article L. 462-12 du code rural et de la pêche maritime, les mots : « en bon père de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnablement ».
IV. – A la fin du premier alinéa de l’article L. 221-2 du code de l’urbanisme, les mots : « en bon père de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnablement ».
V. – A la fin de la seconde phrase du deuxième alinéa de l’article L. 641-4 du code de la construction et de l’habitation, les mots : « en bon père de famille » sont remplacés par le mot : « raisonnablement ».

Notes de bas de page :
  1. L’amendement est consultable à cette adresse : http://www.assemblee-nationale.fr/14/amendements/1663/AN/249.asp []
  2. Voir par exemple ce tweet : « On vient d’assassiner une notion fondamentale issue du droit romain. Le « bonus pater familias » est mort. BANDE DE CONS DE PARLEMENTAIRES ». https://twitter.com/LawJQG/status/425767551675551744. []
  3. Le rapporteur est M. Sébastien Denaja, le compte rendu des débats est consultable à cette adresse : http://www.assemblee-nationale.fr/14/cri/2013-2014/20140138.asp []
  4. Bien que la common law utilise le standard du reasonable man et que l’on retrouve le terme dans certains manuels de droit français, par exemple dans celui de Philippe Brun pour qui la comparaison au comportement qu’aurait adopté le « bon père de famille » revient à se demander le « comportement a été ou non raisonnable », Responsabilité civile extracontractuelle, Litec, 2e éd., n° 303 []
  5. V. not. le Vocabulaire juridique de l’association Henri Capitant, v° Bon père de famille []
  6. Dont la suppression éventuelle a aussi récemment suscité l’indignation des sénateurs lors de l’examen du projet de loi habilitant le Gouvernement à réformer le droit des obligations par ordonnance. []
  7. Cornu défendait en effet ces « trouvailles », « formules frappées » et « mots justes » qu’il qualifiait de « trésors », « joyaux », « perles agrafées au texte qui font scintiller la loi » Linguistique juridique, Montchrestien, coll. Domat droit privé, 3e éd., p. 329 []
  8. Cours de droit administratif, LGDJ, 1982, Tome I, p. 390 []
  9. V. note n° 2. []