Note sous Cass. ch. mixte, 19 juill. 2024, pourvois n° 20-23.527 et 22-18.729 (deux espèces) :
La Cour de cassation, statuant en chambre mixte, détermine les points de départ des délais de prescription de l’action principale en responsabilité et de l’action récursoire toutes deux consécutives à un autre litige. La prescription court, pour la première action, à la date de la décision juridictionnelle devenue irrévocable établissant le droit contesté au profit du tiers et, pour la seconde action, à la date de l’assignation. Aucune de ces deux solutions ne s’imposait, ni sur le plan technique ni sur le plan de l’opportunité, mais elles ont le mérite de clarifier le droit positif qui était confus sur cette question.

Mise à jour du 20/12/2025 : Retrouvez ci-dessous mon commentaire de cet arrêt publié à la Revue Lamy Droit civil (« Point de départ du délai de prescription de l’action consécutive à un autre litige », note sous Cass. com., 3 juill. 2024, RLDC 2024/230, n° 7609) il y a plus d’un an et désormais disponible en libre accès sur mon site sur le fondement de l’article L. 533-4, I, du Code de la recherche.

1. « Les actions personnelles ou mobilières se prescrivent par cinq ans à compter du jour où le titulaire d’un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer »[1]. Le point de départ « glissant » ou « flottant » de ce délai de prescription de droit commun suscite un abondant contentieux. Il donne lieu à une casuistique jurisprudentielle parfois confuse, car les solutions consacrées au fil des arrêts peuvent être difficiles à articuler entre elles. La chambre mixte profite de deux affaires connexes pour tenter de clarifier le point de départ du délai de prescription applicable à une action consécutive à un autre litige.
2. Dans la première espèce[2], en 1998, un couple d’époux avait donné à ses enfants d’abord la nue-propriété de parts sociales, puis l’usufruit de ces mêmes parts sous la condition suspensive de leur cession avant une certaine date. L’administration fiscale ne goûta guère à ce montage puisqu’elle notifia aux donataires, en 2001, un redressement fiscal, estimant que les parties avaient éludé le paiement de l’impôt sur la plus-value.
Les donataires contestèrent le redressement devant les juridictions administratives, mais leurs recours furent rejetés par plusieurs arrêts devenus irrévocables en 2012 à la suite du rejet de leurs pourvois par le Conseil d’État.
L’année suivante, soit en 2013, les donataires intentèrent une action en réparation de leurs préjudices contre le notaire ayant instrumenté les donations. La Cour d’appel de Versailles déclara leur action prescrite en retenant pour point de départ du délai de prescription la date de la notification par l’administration fiscale de l’avis de mise en recouvrement, fixée au 30 septembre 2002.
3. Dans la seconde espèce[3], une conjointe survivante, instituée légataire de la quotité disponible, avait consenti en 2008, sous le contrôle de son avocat, à une convention sous seing privé organisant le partage amiable de la succession entre les héritiers. En 2010, elle assigna en responsabilité le notaire en charge du règlement de la succession en faisant valoir que celui-ci avait manqué à son devoir de conseil quant à la possibilité de cumuler ses droits légaux avec la libéralité testamentaire. En 2016, par un arrêt devenu irrévocable, le notaire fut condamné à payer à la conjointe survivante des dommages-intérêts au titre notamment de la perte d’une chance de pouvoir opter pour un tel cumul.
En 2017, le notaire intenta un recours en contribution contre l’avocat de la conjointe survivante. Il estimait que celui-ci avait, par sa faute, concouru à la réalisation du préjudice de sa cliente à hauteur des deux tiers.
La Cour d’appel de Toulouse déclara l’action prescrite en retenant comme point de départ du délai de prescription le jour où la conjointe survivante avait assigné le notaire en réparation, soit le 12 avril 2010.
4. Dans ces deux affaires, la Cour de cassation devait se prononcer sur le point de départ du délai de prescription dans le cadre d’une situation triangulaire où l’action en réparation ou en contribution dépendait du sort d’une instance antérieure opposant le demandeur à un tiers.
5. Elle aurait pu laisser aux juges du fond, par leur pouvoir souverain d’appréciation, le soin de déterminer au cas par cas « le jour où le titulaire (du) droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». Elle rejette cette solution et opte pour une détermination standardisée de ce jour. Une telle standardisation offre moins de souplesse pour s’adapter aux spécificités factuelles de chaque cas, mais assure une plus grande sécurité juridique dont on peut espérer qu’elle sera de nature à réduire le contentieux relatif au point de départ du délai de prescription.
6. La chambre mixte développe son raisonnement à travers neuf paragraphes de motivation enrichie communs aux deux arrêts.
Elle commence par énoncer un principe qui avait déjà été posé récemment par la chambre commerciale[4] : « l’action en responsabilité civile court à compter du jour où celui qui se prétend victime a connu ou aurait dû connaître le dommage, le fait générateur de responsabilité et son auteur ainsi que le lien de causalité entre le dommage et le fait générateur » (1re esp., no 10 ; 2e esp., no 8).
Elle relève ensuite que de nombreux arrêts antérieurs avaient retenu des points de départ du délai de prescription différents selon qu’était en cause une action principale en réparation d’un dommage dépendant d’une procédure contentieuse opposant la victime à un tiers ou une action récursoire.
Les hauts magistrats décident de ne pas unifier ces solutions, mais de maintenir cette différence de régime en la justifiant par « la nature respective des actions » (1re esp., no 14 ; 2e esp., no 12) qu’elle explicite à travers deux paragraphes (1re esp., nos 15 et 16 ; 2e esp., nos 13 et 14). Le point de départ du délai de prescription est ainsi fixé, pour l’action principale en responsabilité, à la date de la décision devenue irrévocable établissant le droit invoqué par un tiers contre la victime et, pour l’action récursoire, à la date de l’assignation du coresponsable solvens par la victime.
Ils parachèvent leur démonstration par deux arguments d’opportunité relatifs au « juste équilibre entre les intérêts respectifs des parties » et à la « bonne administration de la justice » (1re esp., no 17 ; 2e esp., no 15).
7. L’arrêt d’appel rendu dans la première espèce est donc cassé, cependant que le pourvoi formé dans la seconde espèce est rejeté au terme d’un contrôle normatif lourd (no 16), conséquence logique de la standardisation du point de départ du délai de prescription qui ne laisse aucune marge d’appréciation aux juges du fond.
8. À titre liminaire, on peut observer que cette motivation enrichie laisse sous-entendre que la jurisprudence antérieure de la Cour de cassation était dotée d’une cohérence cachée que la chambre mixte ne ferait que mettre en lumière en révélant la clé de lecture de cette jurisprudence : la distinction entre action principale en responsabilité et action récursoire. La réalité semble plus complexe. Ainsi, peut-on affirmer comme le fait la chambre mixte que « lorsque le dommage invoqué par une partie dépend d’une procédure contentieuse l’opposant à un tiers, la Cour de cassation (retenait) qu’il ne se manifeste qu’au jour où cette partie est condamnée par une décision passée en force de chose ou devenue irrévocable et que (…) la prescription de son action ne (courait) qu’à compter de cette décision » (1re esp., no 11 ; 2e esp., no 9) ? Le rapport du conseiller rapporteur rendu dans la deuxième espèce décrit sur ce point une jurisprudence qualifiée, par euphémisme, de « variée » : « la jurisprudence ne semble pas être toujours uniforme sur la question du point de départ de la prescription, en se référant parfois à la décision de condamnation, parfois à l’assignation en justice délivrée par ou contre le tiers, voire à des circonstances antérieures à celle-ci »[5]. Les arrêts cités dans le rapport sont nombreux et pour certains très récents. On peut ainsi citer un arrêt du 9 février 2022 par lequel la chambre commerciale avait jugé que le dommage pouvait se manifester à la victime dès la date à laquelle elle avait reçu une assignation, de sorte que le délai de prescription de sa propre action principale en réparation pouvait commencer à courir dès cette date[6].
Ces deux arrêts de chambre mixte posent donc une distinction entre deux régimes qui, certes, consolide certaines solutions jurisprudentielles antérieures[7], mais qui devrait aussi entraîner la modification d’un certain nombre d’autres solutions antérieures non conformes à cette nouvelle distinction, comme celle de l’arrêt précité du 9 février 2022.
9. La Cour de cassation fait découler cette différence de régime de « la nature respective des actions » (I), mais elle cherche aussi à assoir cette distinction sur des arguments d’opportunité qui apparaissent rapidement, à l’analyse, réversibles (II).
I – Sur le plan technique, un régime différencié entre deux types d’actions
10. Nous analyserons successivement le point de départ du délai de prescription de l’action principale en responsabilité (A), puis celui de l’action récursoire (B).
A – Le point de départ du délai de prescription de l’action principale en responsabilité
11. La chambre mixte admet à demi-mot une hésitation jurisprudentielle antérieure entre deux points de départ possibles (1re esp., no 11 ; 2e esp., no 9) : la date à laquelle la victime a été condamnée par une décision passée en force de chose jugée ou la date à laquelle la victime a été condamnée par une décision devenue irrévocable – nous avons vu que les divergences de jurisprudence antérieures étaient, en réalité, plus importantes que cela[8].
Selon l’article 500 du Code de procédure civile, « a force de chose jugée le jugement qui n’est susceptible d’aucun recours suspensif d’exécution ». Désormais, tant devant les juridictions administratives[9] que civiles[10], l’exécution provisoire des jugements est en principe de droit, de sorte que le jugement rendu en première instance a en principe force de chose jugée. En revanche, une décision ne devient irrévocable que lorsqu’elle ne peut plus faire l’objet d’une voie de recours susceptible de la remettre en cause. Il était donc important de trancher entre ces deux dates que plusieurs années peuvent séparer.
12. La chambre mixte prend parti en faveur de la date la plus favorable à la victime, celle à laquelle la décision la condamnant devient irrévocable (1re esp., no 15 ; 2e esp., no 13). Est ainsi cassé, dans la première espèce, l’arrêt d’appel ayant jugé que le délai de prescription de l’action principale en responsabilité contre le notaire a couru à compter de la notification par l’administration fiscale de l’avis de mise en recouvrement, bien que celui-ci soit constitutif d’un titre exécutoire immédiatement exigible.
13. À plusieurs reprises, la Cour de cassation affirme ou suggère que la victime ne dispose d’aucun droit à réparation tant qu’elle n’a pas été elle-même condamnée par une décision devenue irrévocable. Le dommage « ne se manifeste qu’au jour où cette partie est condamnée par une décision passée en force de chose jugée (…), son droit n’étant pas né avant cette date » (1re esp., no 11 ; 2e esp., no 9) ; « seule la décision juridictionnelle devenue irrévocable établissant ce droit met l’intéressé en mesure d’exercer l’action en réparation du préjudice qui en résulte » (1re esp., no 15 ; 2e esp., no 13).
Faut-il en déduire que la victime doit contester en justice le redressement fiscal, ou plus généralement le droit revendiqué par le tiers, et obtenir le rejet définitif de son recours contentieux avant de pouvoir assigner en réparation le notaire ? Une telle interprétation de l’arrêt inciterait au développement d’un contentieux parfois inutile, ce qui irait à rebours de l’argument d’opportunité mis en avant par la chambre mixte pour justifier sa solution : limiter les « procédures prématurées ou injustifiées » dans l’intérêt d’une « bonne administration de la justice » (1re esp., no 17 ; 2e esp., no 15). Aussi faut-il sans doute considérer que la solution consacrée par la chambre mixte n’est valable que pour l’hypothèse où l’action en réparation dépend d’un contentieux initié entre le demandeur et un tiers et qu’elle n’est pas transposable à l’hypothèse où la victime reconnaît le droit revendiqué par le tiers sans le contester.
Cette même affirmation pourrait par ailleurs avoir une incidence sur le délai butoir de l’article 2232 du Code civil. Ce délai de vingt ans commence à courir, selon le texte, au « jour de la naissance du droit ». Or la chambre mixte affirme que le droit de la victime n’est pas « né » avant qu’elle ait été elle-même condamnée par une décision devenue irrévocable (1re esp., no 11 ; 2e esp., no 9). Si l’on prend cette formule à la lettre, le délai butoir devrait avoir le même point de départ que le délai de prescription. Cela n’est pas nécessairement rédhibitoire puisque le délai de prescription, contrairement au délai butoir, est susceptible d’être suspendu ou interrompu, mais il est certain que le délai butoir perd une partie de son intérêt s’il a le même point de départ que le délai de prescription[11]. Sans doute faut-il se rappeler que le délai butoir avait été instauré notamment pour contrebalancer le caractère flottant du point de départ du délai de l’article 2224 du Code civil. Or les deux arrêts ici commentés, pour les actions qu’ils concernent, rendent ce point de départ un peu moins flottant en ne le faisant plus dépendre d’un élément subjectif, la connaissance concrète par le demandeur des faits lui permettant d’agir appréciée au cas par cas par les juges du fond.
B – Le point de départ du délai de prescription des actions récursoires subrogatoire et personnelle
14. En matière d’action récursoire, la chambre mixte retient pour point de départ du délai de prescription l’assignation du coresponsable par la victime, « même en référé, si elle est accompagnée d’une demande de reconnaissance d’un droit » (1re esp., no 13, 2e esp., no 11). Ce point de départ, du moins en droit de la construction, résulte d’un revirement récent datant de 2022[12].
La chambre mixte ajoute toutefois une nuance : « une personne assignée en responsabilité civile a connaissance, dès l’assignation, des faits lui permettant d’agir contre celui qu’elle estime responsable en tout ou partie de ce même dommage, sauf si elle établit qu’elle n’était pas, à cette date, en mesure d’identifier ce responsable » (1re esp., no 16 ; 2e esp., no 14). Ainsi le départ du délai de prescription peut-il être retardé jusqu’à la révélation de l’identité du ou des coresponsables, qui peut par exemple résulter du dépôt d’un rapport d’expertise.
15. Comme à son habitude, la Cour de cassation évite soigneusement de se prononcer sur une question débattue de longue date qui est celle de la nature juridique de l’action récursoire. Il est d’usage, aujourd’hui, de considérer que cette action peut être soit subrogatoire, soit, depuis un arrêt de 1977, personnelle[13]. Toutefois, ainsi que le relève Philippe Brun, « si le principe d’une action de nature personnelle n’a jamais été depuis expressément remis en cause (…), il n’y est le plus souvent fait référence que de manière évasive »[14]. La question du fondement juridique du recours personnelle n’a, de ce fait, jamais été tranchée par la Cour de cassation. Divers fondements ont pu être évoqués par la doctrine : la responsabilité civile[15], la gestion d’affaires, l’enrichissement injustifié ou encore le contrat lorsqu’il en existe un entre les coresponsables[16].
La distinction n’est pourtant pas neutre en ce qui concerne le point de départ de la prescription de cette action récursoire.
16. La chambre mixte affirme par exemple que l’action récursoire est fondée « sur un préjudice unique causé (à un) tiers par une pluralité de faits générateurs susceptibles d’être imputés à différents coresponsables » (1re esp., no 16 ; 2e esp., no 14). Cela est discutable en ce qui concerne le recours personnel, particulièrement si on considère que ce recours est fondé sur les règles de la responsabilité civile. Le doyen Savatier expliquait ainsi que par l’exercice de ce recours personnel, le solvens demande aux autres coresponsables la réparation d’un préjudice qui lui est propre, découlant du fait d’avoir dû indemniser la victime[17]. Avec une telle analyse, le recours personnel serait donc… une forme d’action principale en réparation, dont le délai de prescription devrait courir à compter de la condamnation du coresponsable solvens par une décision devenue irrévocable selon les deux arrêts commentés !
17. Quant à l’action subrogatoire, une application stricte de la technique de la subrogation voudrait qu’elle soit soumise au même régime que l’action en réparation de la victime, puisque le subrogé ne fait qu’exercer les droits de cette dernière[18]. La prescription est généralement qualifiée d’exception inhérente à la dette pouvant être opposée par le débiteur au solvens quelle que soit la date de sa naissance[19]. La Cour de cassation avait ainsi d’abord jugé, en 2003, que l’action subrogatoire « du responsable est soumise à la prescription applicable à l’action directe de la victime », point de départ du délai compris[20], avant de se raviser en 2013 en jugeant que le délai de prescription du recours subrogatoire court à compter de l’assignation du coresponsable solvens par la victime[21].
18. La chambre mixte ne s’embarrasse pas de cette distinction entre recours personnel et recours subrogatoire et soumet toutes les actions récursoires à un même régime en matière de prescription.
19. Elle parachève sa démonstration par des arguments d’opportunité.
II – Sur le plan de l’opportunité, des arguments réversibles
20. La Cour de cassation met en avant deux arguments d’opportunité : la « bonne administration de la justice » (A) et le « juste équilibre entre les intérêts respectifs des parties » (B).
A – La bonne administration de la justice
21. Le fait de soumettre le délai de prescription des actions principales et des actions récursoires à deux points de départ différents contribuerait « à une bonne administration de la justice, en limitant, pour la première, des procédures prématurées ou injustifiées et en favorisant, pour la seconde, la possibilité d’un traitement procédural dans une même instance du contentieux engagé par la victime » (1re esp., no 17 ; 2e esp., no 15). En réalité, ces arguments d’opportunité apparaissent parfaitement réversibles.
22. Il aurait ainsi été possible de faire courir la prescription de l’action récursoire à la date de la condamnation irrévocable du coresponsable solvens afin de limiter les « procédures prématurées ou injustifiées ». L’avocate générale, dans la seconde espèce, défendait cette solution afin d’éviter une « multiplication des assignations dans le but d’interrompre le délai de prescription “à toutes fins utiles” », ce qui démontre le caractère réversible de cet argument[22].
23. Inversement, il aurait été possible de faire courir la prescription de l’action principale en responsabilité au jour de l’assignation par le tiers afin de permettre un « traitement procédural dans une même instance du contentieux engagé par » le tiers. Certes, un tel traitement unifié du contentieux n’est pas possible en matière fiscale puisque les juridictions administratives sont compétentes pour trancher la contestation du redressement fiscal. En revanche, pour toutes les autres hypothèses où le litige relatif au droit invoqué par le tiers relève de la compétence des juridictions civiles, la personne assignée devrait être en mesure de mettre en cause le responsable de son dommage – potentiel, à ce stade – par une demande en intervention forcée (art. 331 du Code de procédure civile) afin d’obtenir sa condamnation à l’occasion de la même instance. C’est d’ailleurs en ce sens que plaidait l’avocat général dans la première espèce pour « concentrer en un même temps toutes les actions intéressant un même litige »[23].
B – Le juste équilibre entre les intérêts respectifs des parties
24. Quant à l’argument selon lequel les solutions retenues assureraient « un juste équilibre entre les intérêts respectifs des parties » (1re esp., no 17 ; 2e esp., no 15), il pourrait tout aussi bien justifier d’autres solutions. En effet, la notion de « juste équilibre » est fondamentalement subjective. On pourrait, par exemple, insister sur le fait que la solution retenue peut conduire à allonger considérablement le délai de prescription des actions principales en responsabilité, à rebours de l’un des principaux objectifs poursuivis par le législateur avec la loi du 17 juin 2008. Concrètement, cela contraint les responsables potentiels à conserver plus longtemps les moyens de preuve dont ils disposent pour se défendre contre ces actions.
25. C’est le choix même de standardiser le point de départ du délai de prescription de ces actions qui pourrait être contesté selon le même argument. La Cour de cassation aurait pu décider, pour assurer un équilibre plus fin entre les intérêts respectifs des parties, de laisser aux juges du fond le soin de déterminer au cas par cas la date à laquelle « le titulaire du droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». Il aurait ainsi été possible, par exemple, de retarder le point de départ du délai de prescription de l’action récursoire lorsque le coresponsable solvens est un profane et n’est pas assisté par un avocat[24].
26. Ces deux arrêts apparaissent donc extrêmement riches et passent néanmoins sous silence un nombre important de questions, ce qu’on ne peut véritablement reprocher à la Cour de cassation compte tenu l’étendue du sujet et de l’office de la haute juridiction, qui n’est pas de légiférer. Ces arrêts laissent néanmoins le sentiment que la solution retenue est finalement assez arbitraire, dans la mesure où d’autres solutions auraient pu être retenues de manière non moins convaincante tant sur le plan technique que sur le plan de l’opportunité. Ils ont néanmoins le mérite de fixer deux solutions avec un champ d’application relativement clair et donc d’œuvrer à la clarification d’un pan du droit positif qui comporte encore de nombreuses zones d’ombre.
[1] C. civ., art. 2224.
[2] Cass. ch. mixte, 19 juill. 2024, no 20-23.527, B.
[3] Cass. ch. mixte, 19 juill. 2024, no 22-18.729, B.
[4] Cass. com., 6 juill. 2022, no 20-15.190, spé. no 6.
[5] Rapport de Bruyère J.-C., conseiller à la Cour de cassation, sur la 2e esp., p. 27 et s. accessible sur le site de la Cour de cassation.
[6] Cass. com., 9 févr. 2022, no 20-17.551. Cet arrêt ne concernait pas une action récursoire, mais bien une action principale tendant à la réparation d’un préjudice distinct de celui du tiers que le titulaire de l’action avait dû préalablement réparer.
[7] C’est le cas des solutions des arrêts cités par la chambre mixte aux nos 11 et 12 de la 1re esp. et aux nos 9 et 10 de la 2e esp.
[8] V. supra, n° 8.
[9] CJA, art. L. 11 et R. 811-14.
[10] Rép. proc. civ. Dalloz, vo Appel : effets de l’appel, 2023, no 5 et s., spéc., no 13 et s.
[11] Comp. Cass. ch. mixte, 21 juill. 2023, no 20-10.763, B, nos 25 et 26 ; Cass. ch. mixte, 21 juill. 2023, no 21-19.936, nos 14 et 15.
[12] Cass. 3e civ., 14 déc. 2022, no 21-21.305, B, RDI 2023, p. 190, note Charbonneau C. Antérieurement, la troisième chambre civile jugeait que la simple assignation en référé-expertise sans demande au fond suffisait à faire courir le délai de prescription : Cass.3e civ., 16 janv. 2020, no 18-25.915, B ; Cass. 3e civ., 1 oct. 2020, no 19-13.131.
[13] Cass. 1re civ., 7 juin 1977, no 76-10.143, JCP G 1978, II, 19003, note Dejean de la Bâtie N. ; D.1978, p. 289, note Larroumet C.
[14] Brun P., Responsabilité civile extracontractuelle, LexisNexis, 6e éd., 2023, n° 595, note 99 ; v. également : Brun P. et Pierre P. (sous la dir.), Le Lamy Droit de la responsabilité, 2024, nos 290-77 et s.
[15] Brun P., Responsabilité civile extracontractuelle, précité, no 595.
[16] Bacache-Gibeili M., Les obligations, La responsabilité civile extracontractuelle, Economica, 3e éd., 2016, no 549.
[17] Savatier R., note sous Cass. req., 23 mars 1927, DP 1928, 1, p. 76.
[18] C. civ., art. 1346-4.
[19] Julienne M., Régime général des obligations, LGDJ, 5e éd., 2024, no 298, qui renvoie au régime, identique, de la cession de créance, no 186.
[20] Cass. 1re civ., 4 févr. 2003, no 99-15.717, Bull. civ. I, no 30, RTD civ. 2003, p. 512, obs. Jourdain P.
[21] Cass. 3e civ., 13 févr. 2013, no 11-23.221, RDC juill. 2013, no RDCO2013-3-017, p. 925, obs. Carval S.
[22] Avis de l’avocate générale Mallet-Bricout, sur la 2e esp., p. 25, accessible sur le site de la Cour de cassation.
[23] Avis de l’avocate générale Mme Cazaux-Charles, sur la 1re esp., p. 38, accessible sur le site de la Cour de cassation.
[24] Avis de l’avocate générale Mme Mallet-Bricout, précité, p. 24.