Exemple de dissertation en droit des contrats spéciaux (la rémunération du prêt)

Toujours dans l’optique d’illustrer la méthode des différents exercices juridiques, je mets cette fois en ligne un corrigé d’un sujet de dissertation de droit des contrats spéciaux (deuxième semestre de licence 3 de droit) : « La rémunération du prêt ». Ce sujet devait être traité dans le cadre d’un « devoir maison », il est donc évident que le niveau d’attente est plus élevé qu’en examen où l’étudiant ne peut pas se documenter.

billets-dollarsMieux vaut avoir la théorie avant de passer à la pratique, je vous recommande donc la lecture préalable de la méthode de la dissertation.

Je commencerai par donner quelques conseils sur la façon d’aborder ce sujet, puis je donnerai un corrigé entièrement rédigé et annoté. Celui-ci est relativement long et il était bien sûr possible d’être plus succinct du moment que les points essentiels étaient bien abordés.

Travail préalable de documentation et de réflexion

Le premier réflexe à avoir avec une dissertation est de chercher la définition des principaux termes du sujet, ici prêt et rémunération. Il ne faut pas hésiter, selon les termes, à consulter, en plus des dictionnaires juridiques, des dictionnaires de la langue française.

La définition des termes permet de commencer à circonscrire le sujet et donc d’orienter les premières recherches. Au début il faut ratisser large puis recentrer progressivement ses recherches au fur et à mesure de leur progression.

Au niveau des sources, pour une dissertation, on peut commencer par se référer au cours magistral, mais il ne faut évidemment pas s’en contenter. Il faut impérativement consulter des manuels de la matière (en l’occurrence j’ai utilisé le P. Puig ; le P.-H. Antonmattei et J. Raynard ; le A. Bénabent et le Ph. Malaurie, L. Aynès et P.-Y. Gautier). Il n’est bien sûr pas nécessaire de consulter tous les manuels, mais il me semble indispensable d’en utiliser au moins trois car cela peut révéler d’éventuelles différences d’opinion au sein de la doctrine et permet d’avoir une vue d’ensemble du sujet complète car certains points peuvent être plus développés dans certains manuels que dans d’autres (par exemple le régime du prêt d’argent à intérêt est développé dans certains manuels alors qu’il est simplement évoqué dans d’autres).

Cette lecture du cours magistral et des manuels doit permettre de dégager les grandes problématiques que le sujet soulève et doit permettre d’agréger un nombre important d’éléments de réponse. Pour compléter et préciser ces éléments on peut utiliser des médias contenant des informations plus pointues : bases de données juridiques (encyclopédies type Répertoire de droit civil Dalloz ou Jurisclasseur, périodiques, etc.) et les mélanges qui peuvent contenir des articles intéressants relatifs au sujet. Pour s’y retrouver dans ces informations foisonnantes on peut utiliser les notes de bas de page des manuels de droit des contrats spéciaux, les parties « Bibliographie » des codes Dalloz et Litec (en-dessous des principaux articles du code on trouve des conseils de lecture en lien avec lesdits articles), ou les parties « Bibliographie » du fascicule Jurisclasseur et de la fiche du Répertoire de droit civil Dalloz consacrés au prêt.

Ces recherches doivent permettre de trouver au moins les éléments suivants :

  • Des éléments de contexte historique qui seront bien sûr destinés à l’introduction ;
  • Des questions de qualification (la rémunération étant un élément de qualification ou de « disqualification ») ;
  • Des éléments de régime (notamment sur le prêt d’argent à intérêt, mais il faut aussi avoir relevé que le prêt à usage bénéficie d’un régime particulier du fait de sa gratuité) ;
  • Le problème du prêt à usage intéressé, enfin, doit avoir été identifié.

De cette masse d’informations qui vont forcément devoir figurer dans votre devoir, vous devez induire une problématique, puis un plan.

C’est à ce stade qu’il faut garder à l’esprit que l’introduction peut représenter, en volume, jusqu’à un tiers du devoir. Cette proportion est rarement atteinte dans les devoirs que l’on corrige. Il ne faut donc pas hésiter, si certains éléments vous gênent pour dégager une problématique et un plan percutants et cohérents (parce que ces éléments n’ont quasiment aucun lien avec les autres éléments du sujet), à les reléguer dans l’introduction. Dans ce cas il faudra bien sûr veiller à intégrer intelligemment ces éléments dans l’introduction qui ne doit pas devenir un fourre-tout. Chaque sujet a donc plusieurs angles d’attaque : vous pouvez choisir une problématique plus ou moins large selon les éléments que vous avez choisi de reléguer en introduction et les éléments que vous avez choisi de développer davantage. L’essentiel est que tous les éléments qui entrent dans le sujet apparaissent bien dans le devoir et soient un minimum développés, que ce soit dans l’introduction ou dans le plan. Il ne faut cependant pas tomber dans l’excès inverse en développant des éléments hors sujet ou en développant plus que de raison des éléments secondaires alors que les éléments principaux seraient évoqués de façon superficielle.

En l’espèce la difficulté du sujet résidait dans son étendue (extrêmement large) et dans l’hétérogénéité apparente des éléments qu’il englobait. En effet, il n’existe pas de droit commun du prêt, seulement deux espèces dotées chacune d’un régime propre, le prêt à usage et le prêt de consommation, et chacun de ces prêts soulevait des problématiques différentes. Il était envisageable de consacrer une partie à chaque prêt (I/II), mais c’était clairement choisir la solution de la facilité.

J’ai choisi une approche différente en essayant de dégager un mouvement commun au prêt à usage et au prêt de consommation en ce qui concerne la problématique de la rémunération. J’en ai trouvé un, un double mouvement même, sur lequel j’ai construit ma summa divisio : d’abord le rôle de la rémunération au stade de la qualification (gratuité essentielle mais contournée dans le prêt à usage, gratuité naturelle mais très souvent écartée en pratique dans le prêt de consommation) ; ensuite le lien entre rémunération et régime applicable au prêt (gratuité = régime plus souple pour le prêteur ; rémunération = régime plus sévère pour le prêteur, ce qui explique la différence de régime entre prêt à usage et prêt de consommation, mais ce qui permet de critiquer certaines anomalies du régime et d’évoquer le traitement du prêt à usage intéressé en jurisprudence).

 Corrigé annoté

Les portions de texte indiquées en vert sont des annotations expliquant le corrigé, elles ne font bien sûr pas partie du devoir.

« Prêt, dépôt, jeu, mandat, cautionnement, transaction, ce sont décidément les petits contrats, comme familièrement on les nomme. Il y a, dans l’expression, une sorte de mignardise, comme un appel à sourire, peut être une provocation à fantaisie. Le spécialiste des petits contrats est, parmi les juristes, un peu comme le joueur de triangle dans un orchestre » (Jean Carbonnier, « Variations sur les petits contrats », Flexible droit, pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 1992, p. 331). Mais, ainsi que le notait immédiatement le doyen Carbonnier, les choses ont bien changé depuis 1804 : les « petits contrats ont grandi en se professionnalisant, en se commercialisant ». Qu’en est-il du prêt ? Pour l’accroche, j’ai utilisé la méthode classique de l’entonnoir en partant d’un thème large (les petits contrats) pour introduire le thème plus précis de la dissertation (le contrat de prêt). Si l’on part d’une citation, comme je l’ai fait, il est indispensable de faire le lien entre la citation et le sujet ou le thème du sujet. S’il y a une coupure entre l’accroche et la suite, l’accroche ne remplit pas sa fonction qui est d’éviter de commencer abruptement le devoir sur le sujet de la dissertation. Ma question « Qu’en est-il du prêt ? » permet de faire le lien entre l’accroche et le thème du sujet, et d’enchaîner subtilement avec la définition de l’un des termes du sujet.

Le prêt est une « convention générique en vertu de laquelle le prêteur remet une chose à l’emprunteur, afin que celui-ci s’en serve, à charge de restitution (en nature ou en valeur) » (Vocabulaire juridique, G. Cornu (dir.), Association Henri Capitant, PUF, 2008, v° Prêt, sens 1). On distingue deux espèces de prêt : le prêt à usage (« prêt essentiellement gratuit portant sur un corps certain que l’emprunteur doit restituer en nature après s’en être servi », ibid.) et le prêt de consommation (« prêt onéreux ou gratuit portant sur une somme d’argent ou une certaine quantité de choses qui se consomment par l’usage, à charge pour l’emprunteur d’en rendre au prêteur autant de mêmes espèce et quantité », ibid.). Le Code civil réglemente séparément ces deux espèces et ne contient aucun droit commun du prêt, si bien qu’un auteur a pu parler à leur propos de branches sans tronc (F. Grua, JCl. Civil Code, art. 1874, n° 30). Je définis ici le prêt, ou plutôt les prêts. Toujours mettre des guillemets et citer sa source lorsque l’on recopie une définition.

Si le prêt a été conçu comme un petit contrat, c’est en raison de sa gratuité. La rémunération du prêt sous forme d’intérêts, d’abord permise par le droit romain, a en effet fini par être prohibée sous l’influence du droit canonique. Les fondements religieux invoqués par l’Église étaient nombreux, parmi lesquels on peut citer une parole du Christ : « seulement aimez vos ennemis, faites leur du bien, prêtez leur sans rien espérer en retour et grande sera votre récompense » (Évangile selon saint Luc, chapitre 6, verset 35). L’idée selon laquelle les intérêts seraient la rémunération du temps et que le temps n‘appartiendrait qu’à Dieu était également souvent évoquée pour justifier cette interdiction. Ainsi privé de son principal attrait, de la possibilité pour le prêteur de percevoir un « salaire » (Dictionnaire de l’Académie française, 9e éd., v° Rémunération, sens 2), le contrat de prêt est devenu un contrat de bienfaisance, un « service d’amis » selon l’expression du doyen Carbonnier, bref, un petit contrat. Je donne le contexte historique du sujet et j’en profite pour glisser la définition de l’autre terme du sujet, « rémunération », en donnant un synonyme, « salaire ». On remarque que la citation du doyen Carbonnier donnée en introduction me sert de fil rouge, elle me permet d’avoir une introduction fluide sans rupture entre les différentes parties.

La Révolution française a eu raison de cette prohibition, ce qui sera exprimé formellement en 1804 à l’article 1905 du Code civil : « Il est permis de stipuler des intérêts pour simple prêt soit d’argent, soit de denrées, ou autres choses mobilières. »

Comment cette liberté retrouvée en matière de rémunération a-t-elle affecté la notion et le régime du prêt ? La problématique est la pierre angulaire de la dissertation. Elle permet de révéler l’intérêt du sujet et de donner l’impulsion au reste du devoir. Toute l’introduction doit être tournée vers cette problématique. Une fois la problématique posée, tout le reste du devoir doit avoir vocation à y répondre.

La rémunération du prêt est protéiforme. Elle est souvent évidente, dans le prêt de consommation, mais elle peut également être dissimulée insidieusement derrière un prêt à usage en apparence gratuit (I). Dès lors que le prêt est rémunéré, plus rien ne justifie l’application d’un régime favorable au prêteur, héritage d’une époque où le prêt ne pouvait être que gratuit (II). L’annonce de plan explique comment la réponse à la problématique va s’organiser. Si la summa divisio est cohérente et claire dans l’esprit de l’étudiant, l’annonce de plan devrait également présenter ces qualités. L’annonce de plan doit démontrer la pertinence du plan, il est donc important de bien la travailler afin qu’elle soit convaincante.

Mon introduction est loin de faire un tiers du devoir. Ce n’est aucunement un problème car cette proportion est un maximum et non un impératif, mais cela démontre qu’il était en l’espèce probablement possible de reléguer en introduction certains éléments que j’ai fait le choix de traiter dans le corps de ma dissertation. Derechef, l’essentiel est d’avoir une introduction cohérente, une problématique percutante et des développements qui mettent en place une véritable démonstration. Les développements purement descriptifs et les dissertations « catalogues » sans fil conducteur (égrenage des règles relatives à la rémunération du prêt) sont bien sûr à proscrire. Le choix de placer les divers éléments du sujet en introduction ou dans le plan ne doit donc pas être arbitraire, mais doit avoir été réfléchi. Ces choix doivent être cohérents avec la problématique retenue, c’est en ce sens qu’elle constitue la pierre angulaire du devoir.

I) Du prêt intéressé au prêt à intérêt, une rémunération parfois en trompe-l’œil

Il ressort de la lecture du titre X du livre III du Code civil que la rémunération du prêt a été conçue comme une hypothèse exceptionnelle. Le prêt à usage est par essence gratuit, il ne peut donc faire l’objet d’une rémunération, alors que le prêt de consommation, étant gratuit par nature, n’est en principe pas rémunéré. Cette présentation datant de 1804 doit aujourd’hui être fortement nuancée car il existe des prêts à usage qui font l’objet d’une rémunération indirecte (A) et le prêt de consommation est en pratique beaucoup plus souvent rémunéré qu’à titre gratuit (B). Le chapeau introductif n’est pas facultatif et doit présenter les mêmes qualités que l’annonce de plan.

A) Une rémunération en théorie exclusive de la qualification de prêt à usage

En formulant mon titre de cette façon, j’évite la critique du hors sujet car il est bien question des liens qu’entretiennent la rémunération et le prêt (l’un peut entraîner une disqualification de l’autre). De plus, en précisant « en théorie » je suggère qu’il existe des cas dans lesquels le prêt à usage peut être rémunéré. Un titre du type « Le prêt à usage, un prêt exclusivement gratuit » serait plus difficilement défendable, encore que cela ne soit pas rédhibitoire (par exemple si le I vise à démontrer que la rémunération du prêt n’est pas toujours possible, on peut consacrer une partie au prêt à usage essentiellement gratuit sans verser dans le hors sujet).

L’article 1876 du Code civil dispose que le prêt à usage est « essentiellement gratuit ». Le terme « essentiellement » n’est pas ici entendu dans son sens courant synonyme de « principalement ». Pour en saisir le sens, il faut remonter à la genèse du Code civil. Environ un quart des dispositions du Code de 1804 proviennent des traités de Pothier qui formaient avant tout une œuvre de compilation. L’article 1876 fait partie de ces dispositions. On peut ainsi lire, dans le Traité du prêt à usage de Pothier, qu’il « est de l’essence de ce contrat, que l’usage de la chose soit accordé gratuitement. Si, pour vous l’accorder, j’exige de vous quelque récompense, c’est un commerce : ce n’est plus le contrat de prêt à usage, c’est une autre espèce de contrat » (Œuvres de R.-J. Pothier par D. Ainé, H. Tarlier, 1831, t. III, p. 2).

Le terme « essentiel » repris à l’article 1876 du Code civil renvoie donc, dans l’œuvre de Pothier, à la distinction romaine entre les éléments essentiels (essentialia negotii), naturels (naturalia negotii) et accidentels (accidentalia negotii) des contrats. Pour une catégorie de contrat donnée, les éléments essentiels sont ceux prévus par la loi qui sont indispensables à l’existence d’un contrat de ce type. Si un élément essentiel fait défaut dans un contrat donné, alors le contrat est soit invalide, soit disqualifié et va alors prendre une qualification différente de celle recherchée par les parties. Les éléments qui relèvent de la nature du contrat ne s’appliquent aux parties qu’à défaut de stipulation contraire. Ce sont des éléments supplétifs de volonté, les écarter n’entraîne donc pas une disqualification du contrat. Enfin, les éléments accidentels ne s’imposent aux parties que si elles les ont stipulés dans leur contrat. Dans ces deux paragraphes j’explique pourquoi le prêt à usage ne peut pas être rémunéré, en principe. Il ne faut pas se contenter de citer l’article 1876, il faut au minimum expliquer ce que veut dire « essentiellement » même s’il n’est pas nécessaire d’être aussi exhaustif que je l’ai été.

La gratuité étant de l’essence du prêt à usage, les parties ne peuvent l’écarter sans obtenir une disqualification du contrat. Il est donc impossible de rémunérer le prêt à usage : ce ne serait plus un contrat de prêt à usage, mais un contrat de bail. Ces deux contrats ont pour objet la mise à disposition d’une chose en principe non fongible et non consomptible afin que celui qui la reçoit puisse en jouir, l’élément qui permet de les distinguer est la présence ou non d’une rémunération en contrepartie de cette mise à disposition. Il ne suffit pas de dire que le prêt à usage ne peut pas être rémunéré, il faut aussi se demander ce qui se passe concrètement si les parties ont malgré tout stipulé une rémunération dans leur contrat ?…

Le prêt à usage serait donc l’un des derniers contrats de bienfaisance visés à l’article 1105 du Code civil, le service d’amis par excellence. Le doyen Carbonnier l’écrivait : « le vieux commodat a résisté assez bien » au mouvement de « professionnalisation », de « commercialisation » des petits contrats (op. cit., p. 332). Il convient néanmoins de nuancer cette affirmation car il se pourrait que même le « vieux commodat » ait grandi. En effet la doctrine s’interroge sur certaines pratiques nouvelles qui font douter du caractère gratuit de certains prêts à usage. La Cour de cassation qualifie ainsi de prêt à usage des contrats qui s’inscrivent pourtant dans une opération plus large de laquelle le prêteur va tirer une rémunération. Il en est ainsi des conventions conclues entre les compagnies pétrolières et les pompistes dans lesquelles les premières prêtent gratuitement aux seconds des cuves (Cass. com., 22 juin 1965, Bull. n° 391 ; Cass. com. 22 juillet 1986, deux espèces n° 84-17.646 et n° 85-13.430 ; Cass. com 10 fév. 1988, D. 1988 p. 21 obs. Ferrier), de même lorsqu’un supermarché prête des chariots à ses clients (CA Rennes, 19 déc. 1972, RTD Civ. 1973 p. 587 obs. Cornu ; plus récemment, Civ. 2e, 13 janv. 2012, n° 11-11.047) ou encore lorsqu’un garagiste prête un véhicule de remplacement à son client le temps que son propre véhicule soit réparé (Civ. 1re, 25 nov. 2003, n° 01-16.291 ; Civ. 1re, 14 nov. 2012, n° 11-25.900). Il suffit alors d’apprécier l’économie générale de ces opérations pour se rendre compte que les prêteurs ont, dans ces hypothèses, un intérêt pécuniaire à conclure ces prêts : les cuves prêtées permettent au pompiste emprunteur d’acheter du carburant auprès de la société pétrolière prêteuse, le chariot prêté permet au consommateur emprunteur d’acheter les produits mis en vente par le supermarché prêteur et le prêt d’un véhicule de remplacement est un argument commercial que le garagiste met en avant pour inciter le client à conclure le contrat de réparation. On arrive ici dans la partie vraiment intéressante de ce I)A). Sur un tel sujet, on attend de l’étudiant qu’il ait fait le lien entre ces prêts intéressés, qui sont évoqués dans tous les manuels de droit des contrats spéciaux, et la possibilité d’une rémunération du prêt à usage.

Ces prêts sont bien gratuits si on les considère isolément, c’est pourquoi la Cour de cassation choisit de les qualifier de prêts à usage, mais ils s’inscrivent dans une opération plus large, rémunérée, si bien qu’il n’y a en réalité aucune philanthropie dans ces prêts. On n’est plus dans le service d’amis tel que le prêt à usage a été conçu dans le Code civil de 1804. Il est donc contestable de considérer ces prêts comme des prêts à usage, par essence non-rémunérés, alors qu’ils sont intéressés pour le prêteur (V. infra, II B).

En dehors de ces hypothèses particulières dont la qualification est contestable, la Cour de cassation veille scrupuleusement au caractère gratuit du commodat. Elle requalifie ainsi le prêt si l’emprunteur s’engage à effectuer des travaux sur la chose prêtée (Cass. civ. 1re, 7 fév. 1962 ), s’il effectue un gardiennage sur la chose (CA Riom, 12 sept. 1988 ), ou encore s’il rembourse certaines charges au prêteur comme la taxe d’habitation (Cass. civ. 3e, 14 janv. 2004 , n° 02-12.663), toutes ces contreparties étant considérées comme des formes de rémunération de la mise à disposition du bien.

La rémunération du prêt de consommation est moins problématique car elle est légalement permise. Elle reste toutefois exceptionnelle, en théorie… Comme les chapeaux introductifs, les transitions ne sont pas optionnelles.

B) Une rémunération en théorie exceptionnelle dans le prêt de consommation

Contrairement au prêt à usage, le prêt de consommation n’est pas gratuit « par essence » mais « par nature ». Cela signifie que le contrat de prêt de consommation est naturellement gratuit, mais que les parties peuvent prévoir une rémunération sans que cela ne disqualifie leur contrat (article 1905 du Code civil). Formulé encore autrement, la gratuité est le principe, la rémunération l’exception. Le lien entre le sujet et ma sous-partie apparaît dès le premier paragraphe : je commence par constater que le prêt de consommation peut être rémunéré, contrairement au prêt à usage.

Il n’y a pas, contrairement au commodat, de conflit de qualification avec le bail puisque ce dernier porte sur un corps certain alors que le mutuum porte sur un bien fongible et consomptible (article 1892 du Code civil). La rémunération n’est donc pas le critère qui permet de distinguer le prêt de consommation du bail. On a vu que la rémunération est l’élément qui permettait de distinguer le prêt à usage du bail => si le prêt de consommation peut être rémunéré, comment le distinguer du bail ? Derechef, il faut toujours pousser l’analyse, une réponse à une question soulèvera souvent une nouvelle question.

Si le prêt de consommation est en principe à titre gratuit et par exception rémunéré selon le Code civil, l’exception est devenue en pratique beaucoup plus fréquente que le principe. C’est un lieu commun de dire que le crédit est aujourd’hui le moteur de l’économie, or le prêt à intérêt est l’une des principales formes de crédit. Celui-ci était déjà traité à part dans le Code civil de 1804, dans un chapitre III situé après les chapitres consacrés au prêt à usage et au prêt de consommation. Le prêt à intérêt n’est pourtant qu’une espèce du genre « prêt de consommation », une forme rémunérée du prêt de consommation. L’intérêt est en effet une « somme qui rémunère un créancier pour l’usage de son argent par un débiteur pendant une période déterminée » (Le nouveau Petit Robert, Dictionnaires le Robert, 2004, v° Intérêt, sens 2 ; en réalité le prêt à intérêt n’a pas nécessairement pour objet de l’argent ainsi que l’énonce l’article 1905 du Code civil).

Même si le principe et l’exception se sont inversés en pratique, la gratuité reste le principe d’un point de vue légal et la jurisprudence veille à ce que la rémunération soit clairement stipulée dans le contrat, à défaut le prêt sera qualifié de gratuit (Civ. 1re, 26 nov. 1991, n° 90-17.169). Cette rigueur dans la détermination de la rémunération est toutefois atténuée à plusieurs égards.

D’abord, l’exigence de détermination ou de déterminabilité de la rémunération ne s’applique pas au prêt d’argent pour lequel un taux légal est prévu à défaut de stipulation par les parties d’un taux conventionnel (article 1907 du Code civil).

Ensuite, le paiement d’intérêts par l’emprunteur prouve le caractère onéreux du prêt même si aucune rémunération n’était expressément stipulée dans le contrat (article 1906 du Code civil).

Enfin, la jurisprudence exigeait initialement que la rémunération du prêt soit déterminée dans le contrat ou déterminable par référence à des éléments objectifs, c’est-à-dire extérieurs à la volonté des parties (Civ. 1re, 2 mai 1990, n° 87-19.106). Depuis le revirement opéré par les arrêts d’Assemblée plénière du 1er décembre 1995, cette solution n’est plus de mise : le taux d’intérêt peut être variable en fonction d’un indice déterminé unilatéralement par le prêteur puisque l’article 1129 du Code civil n’est plus applicable à la détermination de la rémunération dans le contrat de prêt (Civ. 1re, 10 déc. 1996, n° 94-19.593). C’est la pratique très fréquente du taux d’intérêt variable en fonction d’un « taux de base » déterminé unilatéralement par la banque. L’abus de la banque dans la détermination de ce taux de base est sanctionné par la résiliation du contrat de prêt ou l’attribution de dommages-intérêts à l’emprunteur, toutefois un tel abus est peu probable dans la mesure où le taux de base est déterminé par chaque banque pour la totalité de ses contrats de prêt, actuels et futurs, elle n’a donc pas intérêt à augmenter abusivement ce taux de base.

Si l’on a raisonné jusqu’à maintenant sur la base de l’hypothèse d’un prêt rémunéré par une somme d’argent, ce n’est pas le seul mode de rémunération envisageable. La contrepartie peut ainsi résider dans la restitution de la chose fongible prêtée dans une quantité ou une qualité supérieure, voire dans une prestation de services. En pratique néanmoins le prêt est majoritairement rémunéré par une somme d’argent, surtout dans le prêt d’argent à intérêt qui est devenu l’archétype du contrat de prêt rémunéré. Le prêt d’argent à intérêt n’est qu’un type particulier de prêt de consommation. Un écueil récurrent que j’ai constaté sur ce sujet consiste à consacrer l’essentiel des développements au prêt d’argent à intérêt en omettant de préciser qu’il existe d’autres choses fongibles que l’argent qui peuvent être prêtées contre rémunération et qu’il existe d’autres formes de rémunération le versement périodique d’une somme d’argent.

Le prêt, en principe gratuit, peut donc faire l’objet d’une rémunération directe (prêt de consommation) ou indirecte (prêt à usage intéressé). La présence d’une rémunération va affecter le régime applicable. Ne pas oublier la transition entre le I et le II.

II) Des conditions de validité aux obligations des parties, un régime affecté par la rémunération

Le balancement logique entre le I et le II (et entre les A et B) doit apparaître clairement. Dans ce corrigé, c’est en substance influence de la rémunération sur la notion de prêt (I) / conséquences de la rémunération sur le régime du prêt (II). Les intitulés de mes I et II sont construits sur la même structure, c’est l’idéal mais ce n’est pas toujours possible et ce n’est nullement un impératif. En règle générale il faut toujours préférer des titres explicites, simples et clairs à des titres qui « claquent » mais qui risquent d’être abscons pour le correcteur. Il est aussi important de peser chaque mot du titre car il est fréquent qu’un titre recèle un contresens du fait de l’utilisation d’un terme qui a un sens juridique différent de celui que l’étudiant pensait qu’il avait, ce qui donne un très mauvais a priori au correcteur.

La gratuité essentielle ou naturelle du contrat de prêt justifie l’application d’un régime juridique particulièrement clément à l’égard du prêteur. Ce traitement de faveur disparaît logiquement en présence d’une rémunération (A). Pour autant, certaines anomalies subsistent dans le régime du prêt rémunéré, des dispositions continuent de favoriser le prêteur dans certaines hypothèses, ce que rien ne justifie dans ce cas (B). L’articulation logique du A et du B repose sur l’idée suivante : la présence d’une rémunération va entraîner un durcissement du régime au détriment du prêteur dans le prêt de consommation (qui peut être rémunéré) par rapport au prêt à usage (qui ne peut pas être rémunéré, en théorie), c’est le A ; cependant le législateur n’est pas allé totalement au bout de sa logique et surtout la jurisprudence a bouleversé cette logique en intégrant le « prêt intéressé », indirectement rémunéré, dans la catégorie du prêt à usage, c’est l’objet du B.

A) Un rééquilibrage du régime en présence d’une rémunération

Le prêt à usage est par essence gratuit, il a été conçu comme un service d’amis par opposition au contrat de bail qui est rémunéré. Il est donc normal que les obligations du prêteur soient allégées par rapport à celles du bailleur et que celles de l’emprunteur soient plus importantes que celles du preneur.

Ainsi l’emprunteur assume-t-il les frais d’usage de la chose (article 1886 du Code civil). Si les frais de conservation restent à la charge du prêteur en sa qualité de propriétaire (article 1890), l’emprunteur n’a aucun droit de rétention pour contraindre le prêteur à rembourser les frais de conservation qu’il aurait engagés (article 1885). Le prêteur peut mettre fin au contrat de prêt à durée déterminée s’il justifie d’un besoin « pressant et imprévu » (article 1889) alors qu’aucune faculté de résiliation unilatérale similaire n’est prévue dans le contrat de bail. Enfin, le prêteur ne doit garantir les vices cachés que s’il les connaissait et n’en a pas informé l’emprunteur (article 1891), il ne s’agit donc pas à proprement parler d’une garantie des vices cachés telle qu’on peut la trouver dans le contrat de bail (article 1721), mais plutôt d’une responsabilité pour faute. Pour pouvoir expliquer en quoi la présence d’une rémunération affecte le régime du prêt, il est nécessaire de commencer par détailler le régime du prêt à usage dans lequel toute rémunération est en principe exclue, ce qui permettra de faire la comparaison ensuite avec le régime du prêt de consommation qui, lui, peut être rémunéré. Il ne s’agit pas ici de faire un rappel exhaustif du régime du prêt à usage, ce serait trop long et l’essentiel serait hors sujet, il s’agit juste de mettre en exergue les points du régime qui sont particulièrement favorables au prêteur du fait de l’absence de rémunération. Pour ce faire, je prends comme élément de comparaison le régime du contrat de bail, puisque le contrat de bail a exactement le même objet que le contrat de prêt à usage et s’en distingue uniquement par la présence d’une rémunération.

Le prêt de consommation étant seulement gratuit par nature, et une rémunération étant souvent stipulée en pratique, il est logique que des obligations plus lourdes pèsent sur le prêteur que dans le prêt à usage. Ainsi ne peut-il pas résilier de manière anticipée le contrat de prêt à durée déterminée, même en cas de besoin pressant et imprévu (article 1899 du Code civil). Le juge a même la faculté d’accorder un délai à l’emprunteur lorsqu’aucun terme n’a été prévu dans le contrat (article 1900), il ne s’agit pas d’un délai de grâce au sens de l’article 1244-1 du Code civil et le délai accordé peut donc excéder deux ans (Civ. 1re, 12 oct. 1977, n° 76-13.825).

Cet aménagement des obligations des parties dans le prêt rémunéré s’accompagne d’un durcissement des conditions de validité en ce qui concerne les clauses relatives à la rémunération dans le contrat de prêt à intérêt.

D’abord, un certain formalisme ad validitatem s’attache à l’accord de volonté sur la rémunération du prêt. L’article 1907, alinéa 2, du Code civil impose ainsi que le taux d’intérêt conventionnel soit fixé par écrit. La Cour de cassation considère que ce formalisme n’est pas simplement probatoire mais conditionne la validité même du taux sur lequel les parties se sont entendues (Cass. civ. 1re, 24 juin 1981, deux espèces, n° 80-12.773 et n° 80-12.903). En cas de non-respect de cette prescription, la nullité ne touche que le taux d’intérêt conventionnel et le taux légal lui est substitué (Cass. civ. 1re, 19 juin 2013, n° 12-16.651). Le droit de la consommation est encore plus protecteur de l’emprunteur en exigeant que soit indiqué dans le contrat de prêt le « taux effectif global » (articles L313-1 et suivants du Code de la consommation).

Ensuite, c’est le montant même de la rémunération qui est parfois encadré par la loi dans le prêt à intérêt, cet interventionnisme étatique visant à préserver les emprunteurs des potentiels abus des prêteurs. Le premier alinéa de l’article 1907 du Code civil précise ainsi que la convention peut prévoir un taux d’intérêt supérieur au taux légal « toutes les fois que la loi ne le prohibe pas ». Après avoir oscillé entre des périodes de désengagement total de l’État, débouchant sur de nombreux abus, et des périodes de réglementation trop contraignante, décourageant les prêteurs et créant une pénurie de crédit, le droit positif actuel détermine dans certains contrats de prêt à intérêt un taux conventionnel maximal. Au-delà de cette limite, qui varie en fonction de la nature du prêt, le taux est considéré comme usuraire et est nul (nullité partielle qui ne touche que le taux conventionnel, entraînant l’application du taux légal). Le système semble globalement permettre un bon compromis, excepté peut-être pour certains prêts d’un montant inférieur à 3 000 euros accordés aux particuliers dont le taux d’usure atteint 20,25% au premier trimestre 2015. Le doyen Carbonnier, il y a deux décennies, s’insurgeait déjà d’un taux maximal qui « frôlait » les 20%, semblant « autoriser une usure que l’on eût crue jadis exclusivement asiatique » (op. cit.). J’explique dans ces quatre paragraphes en quoi le régime du prêt de consommation, et plus particulièrement du prêt à intérêt, est moins favorable au prêteur que le régime du prêt à usage du fait de la possibilité de stipuler une rémunération. Cela se traduit aussi bien au stade de la formation du contrat qu’au stade de son exécution. Si l’on voulait vraiment aller au bout du raisonnement, on aurait pu critiquer le fait que le régime du prêt de consommation ne varie pas selon que le prêt soit conclu à titre gratuit ou à titre onéreux. Ainsi, si le prêt de consommation est conclu à titre gratuit et est affecté d’un terme, pourquoi ne pas permettre au prêteur de mettre fin au contrat de manière anticipée s’il justifie d’un besoin pressant et imprévu, comme dans le prêt à usage ?

Si le droit positif n’est pas indifférent à la présence d’une rémunération lorsqu’il s’agit de déterminer le régime applicable au contrat de prêt, cette prise en compte du caractère rémunéré du prêt semble encore insatisfaisante à certains égards. Toujours la transition entre le A et le B qu’il ne faut pas oublier.

B) La persistance injustifiée de certains traitements de faveur du prêteur

Certaines anomalies subsistent dans le régime appliqué aux contrats de prêt rémunérés. Est-il par exemple justifié que la garantie des vices cachés soit écartée dans le prêt de consommation au profit d’une responsabilité pour faute calquée sur celle du prêt à usage (article 1898 du Code civil qui renvoie à l’article 1891), alors que le prêt de consommation peut être rémunéré ?

La qualification de prêt à usage peut par ailleurs sembler injustifiée lorsque le prêt est intéressé car cela conduit à appliquer un régime conçu dans l’optique d’être appliqué à des prêteurs « philanthropes ».

Pour contourner ce résultat inopportun, la jurisprudence a tendance à revisiter le régime du prêt à usage lorsque celui-ci est intéressé. Il lui est ainsi arrivé d’écarter l’article 1885 du Code civil pour permettre à l’emprunteur de retenir la chose prêtée tant que le prêteur n’a pas payé ses dettes (Civ. 1re, 28 févr. 1989, n° 87-13.374 ). La jurisprudence écarte également volontiers l’article 1891 du Code civil lorsque le prêt est intéressé pour appliquer par analogie les règles de la vente et du bail relatives à la garantie des vices cachés (CA Rennes, 19 déc. 1972 , à propos du prêt d’un « caddie »).

Mais n’est-ce pas là dénaturer le commodat ? La notion même de prêt à usage intéressé renferme une contradiction. Cette hypothèse vient perturber la logique du contrat de prêt à usage, elle dénature la logique qui sous-tend le régime du prêt à usage, conçu comme un service d’amis. Peut-on encore considérer que l’on est en présence d’un service d’amis lorsque l’on oblige le prêteur d’un véhicule à informer l’emprunteur de l’étendue des garanties de son assurance, et lorsqu’on l’oblige à conseiller à l’emprunteur de souscrire une nouvelle assurance si ces garanties sont insuffisantes ? C’est pourtant la solution retenue par la Cour de cassation lorsqu’un garagiste « prête » un véhicule de remplacement à son client le temps de la réparation de son propre véhicule (Civ. 1re, 25 nov. 2003, n° 01-16.291).

Plutôt que d’adapter le régime du prêt à usage au prix d’une dénaturation, la Cour de cassation ne devrait-elle pas reconnaître l’existence d’une rémunération, même indirecte, et ainsi requalifier le contrat ? Certains auteurs estiment en effet que le contrat de prêt à usage est incompatible avec l’existence d’une relation d’affaires entre le prêteur et l’emprunteur (Malaurie et Aynès, n° 911). L’article 12, alinéa 2, du Code de procédure civile impose au juge de restituer aux actes juridiques leur exacte qualification, le juge pourrait donc requalifier le prêt à usage intéressé en bail. Certains auteurs considèrent que le contrat de prêt n’est, dans ces hypothèses, que l’accessoire d’un contrat principal synallagmatique à titre onéreux et que l’on devrait par conséquent appliquer le régime du contrat principal selon l’adage « l’accessoire suit le principal » (A. Bénabent, Droit civil les contrats spéciaux, LGDJ, 5e éd., 2013, n°412, pp. 308 et 309). Une application distributive des règles du commodat reste possible, mais les règles favorables au prêteur devraient alors être systématiquement écartées. Je reviens dans cette partie sur la question du prêt à usage intéressé. Je l’avais abordée dans le I à propos de la qualification, dans cette partie j’aborde son régime. On voit que la Cour de cassation est contrainte de revisiter entièrement le régime du prêt à usage car il est empreint de gratuité alors que le prêt à usage intéressé est indirectement rémunéré. On réalise donc, en abordant son régime, que la qualification retenue par la Cour de cassation n’est pas idoine du fait de la présence d’une rémunération indirecte (on est donc bien dans le sujet, la rémunération du prêt).